53 - Mission Première (à réécrire)

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 Sous l'effet de la tension, ses muscles se crispèrent. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas ressenti l'absence d'Oyl avec autant de violence. Elle pleurait sa disparition jusque dans son sang. Certains jours, quand la douleur se faisait trop forte, elle quittait la Dragonnerie à travers bois pour gagner la crête qui surplombait toute la vallée. Et seulement arrivée au sommet, là où l'air était plus frais que le manteau de neige, elle respirait.

 Oyl avait été son premier ami. Il était entré dans sa vie un jour où le destin l'avait graciée. Un jour qui avait été à la fois le plus beau mais aussi le plus terrible ; dans une période où les conflits de la passe rongeaient régulièrement les frontières du royaume d'Egnar, le roi, Matrick, avait ordonné le massacre des dragons sauvages. Un sacrifice nécessaire, selon lui, alors que leur existence représentait une menace à l'équilibre du monde. Une décision stratégique, surtout, qui visait à apaiser de l'ennemi dans le but de mettre fin à la guerre.

 Ella inspira profondément en se remémorant la rage qui l'avait animée ce jour-là. Au nom du bien commun, et parce qu'elle s'était opposée au pouvoir, sa famille entière avait été massacrée. Décision lâche d'un monarque qui n'avait su asseoir son autorité.

 Ella ferma les yeux et serra les dents, prête à faire ravaler à Matrick son accès de folie.

 Ce jour-là, elle avait été Appelée. Et ce jour-là, malgré l'horreur de la situation, malgré les sanglots qui avaient secoué son corps de jeune fille, elle s'était rendue à Anyor. C'était Oyl qui, en fusionnant avec elle, l'avait recueuillie, impuissante et meurtrie. Il était devenu sa vie. Son premier ami, sa famille disparue, la raison qui l'avait empêchée de sombrer dans la folie. Il était devenu son "tout", tout simplement.

 D'un geste malvenu, elle repoussa la caresse qui effleura son esprit. Elle voulait être seule, ne pas sentir l'intrusion d'une fusion qu'elle n'avait pas désirée. C'était Oyl qu'elle voulait. Oyl qui lui manquait ; quand elle l'avait senti s'éteindre, la moitié de son âme était morte avec lui. Elle s'était prostrée sur elle-même, avait hurlé, crié, ravagée par les larmes. Prise de torpeur, le désespoir l'avait engloutie comme il lui avait volé Oyl. Il s'en était allé, comme leur lendemain. Comme la promesse d'un "nous" éternel qu'ils s'étaient faite. A présent, il ne restait de lui que des bribes de souvenir. L'urgence, le manque, l'amour qu'elle lui avait porté et qu'on lui avait pris.

 Elle traversa la Dragonnerie plus vite que de coutume, comme si marcher à en perdre son souffle chasserait les pensées envahissantes. L'excursion de son apprentie sur les remparts n'avait échappé à personne ; certains avaient vu le dragon blanc, d'autres se posaient déjà des questions. Elle devait en toucher deux mots à Maître Torrish avant que le Dragonium ne s'en charge.

 Dame Kina sortit du bureau au moment où elle débouchait dans le couloir. Elle referma la porte derrière elle et la jaugea, un sourire suffisant collé sur le visage.

 – Ella... releva-t-elle.

 – C'est moi.

 – C'était vous aussi sur les remparts...

 Ce n'était pas une question mais bien une affirmation. Elle savait, et à l'heure qu'il était, tout le Dragonium devait être au courant. La jeune femme tenta de dissimuler l'assurance qui lui manquait en lui faisant front :

 – C'était moi, en effet. Une apprentie qui a fusionné cette nuit, ça arrive parfois.

 – Je dois admettre que vous avez le don de la formulation, ironisa Kina. Vous omettez cependant l'essentiel : un dragon blanc.

 – Je ne crois pas. Quelle omission, quand de toute façon le Dragonium se voit mieux renseigné que les dirigeants de ce royaume ?

 Elle avait fait mouche. Kina chercha ses mots une seconde de trop ; ni elle ni Ella n'étaient duppes, elles savaient toutes les deux qu'Ella venait de mettre le doigt sur un point sensible. Mais là n'était pas le véritable enjeu ; maintenant que la moitié du royaume était au courant qu'un dragon blanc avait vu le jour, mercenaires et dragonniers ne tarderaient pas à affluer et dans quelques semaines, Anyör serait envahie de la vermine de la pire espèce, prête à tuer, s'il le fallait, pour un trophée aussi unique que la légende qui l'avait vu naître.

 Quelque semaines... Oui. C'était tout ce qu'elle avait pour former Yuling. Au delà... Elle préférait ne pas y penser. Son regard accrocha celui de Dame Kina, qui la fixait comme la braise :

 – Vous ne devriez pas jouer à ce jeu-là, l'avertit-elle. Le Dragonium avait un don pour tourner chaque situation en drame, si ce n'était que le drame n'était pas celui escompté. En l'occurrence, l'existence d'une humaine n'avait que peu d'importance face à la singularité de la situation.

 – Sauf erreur de ma part, il ne s'agit malheureusement pas d'un jeu mais bien de la vie d'une apprentie et de son dragon. Et n'est-ce pas là le rôle du Dragonium que de les protéger ?

 Si la femme qui lui faisait front avait pu la foudroyer sur place, elle l'aurait fait. Son expression devint hostile ; ses yeux s'arrondirent, ses lèvres se froissèrent. Elle n'avait au final que peu d'estime pour ceux qu'elle était censée protéger, mais elle ne l'aurait admis pour rien au monde.

 – Quand bien même, c'est la première fois qu'un dragon blanc apparaît dans l'histoire : vous devrez rendre des comptes, Ella. Et ce jour-là, personne ne sera présent pour vous sauver.

 – Je n'ai pas besoin d'être sauvée. Il n'y a que les lâches pour attendre de l'aide de la main qui vous a poignardé. Sur ce, je vous souhaite une bonne journée.

 Elle se dirigea vers le bureau de Maître Torrish sans attendre une réaction de sa part. Il n'y avait de toute façon rien à espérer d'une personne qui affichait tant de mépris. Elle tourna la poignée plus vivement qu'elle ne l'aurait voulu, furieuse. Oui, elle était furieuse. Furieuse que le Dragonium se soit pointé au mauvais moment. Furieuse que les événements se soient si mal combinés. A croire que le sort s'acharnait sur elle...

 Assis à son bureau, Maître Torrish leva vers elle un regard étonné qui la coupa dans ses pensées. Avec tout ça, elle n'avait pas réalisé qu'elle venait de rentrer sans frapper.

 – Pardonnez-moi, lâcha-t-elle. Disons que je viens de faire une rencontre fort déplaisante et que je ne voulais pas, mais qu'étant passablement énervée, j'ai... Enfin, excusez-moi. J'ai à vous parler.

 Une ride d'inquiétude barra le front de Maître Torrish :

 – Tu as croisé Dame Kina.

 Ce n'était pas vraiment une question, mais elle se sentit obligée d'acquiescer.

 L'expression de Maître Torrish se fit plus grave encore. Pendant quelques secondes, il fixa les tapisseries qui recouvraient les murs, pensif, avant de se décider à parler :

 – Quand comptais-tu me dire pour le dragon blanc ?

 – Vous l'auriez su tôt ou tard de toute façon.

 – J'aurais préféré l'apprendre de ta bouche plutôt que de celle du Dragonium. Ma surprise n'a pas échappé à Dame Kina : elle nourrit des soupçons...

 – Le Dragonium trouve toujours un prétexte pour mettre en cause les gens qui leur posent problème...

 – Et parfois ces gens sont réellement une nuisance.

 Maître Torrish s'arrêta à sa hauteur, les mains croisées dans le dos, et posa sur elle un regard emplit d'une bienveillance qui la mit mal à l'aise.

 – Ella... Je ne serai pas toujours là pour couvrir tes arrières. Tu dois apprendre à te protéger seule. Je ne remets pas en cause tes techniques au combat ; tu es une guerrière, peut-être la meilleure qu'il m'eût été donné de croiser, mais certaines batailles n'ont pas le goût de l'acier. Il y a des ennemis tout aussi dangereux qui manient les mots comme toi ton dragon, et qui n'attendent de toi qu'un faux pas pour justifier de ton assassinat.

 – Ils ne me font pas peur.

 – Peut-être que tu devrais... Te lancer à corps perdu dans un conflit qui n'en vaut pas la peine...

 C'était de la folie, elle le savait. Et il avait raison, elle devait faire profile bas, surtout quand la vie de son apprentie était en jeu comme c'était le cas aujourd'hui. Mais elle avait du mal à oublier le rôle qu'ils avaient joué dans la mort d'Oyl, et ça, elle ne le leur pardonnerait jamais !

 Il soupira en passant derrière le fauteuil en velours rouge, embêté.

 – Est-ce que tu as parlé à Maya dernièrement ?

 La jeune femme fronça les sourcils ; l'évocation de celle qui avait été son amie provoqua en elle une vive réaction. Son cœur se mit à marteler sa poitrine tandis que remontaient des souvenirs lointains. Maya. Elle avait toujours été fascinée par le dragon blanc. C'était même elle qui lui avait parlé de la légende, à l'époque.

 – Pas vraiment. Je suppose qu'on ne peut rattraper dix ans en quelques jours.

 – Tu serais curieuse des effets que le temps peut avoir sur les gens, dit-il en récupérant sur son bureau le livre qu'il consultait avait qu'elle ne l'interrompe.

 Il l'ouvrit à la page qu'il avait cornée et le lui tendit pour qu'elle puisse y jeter un œil.

 – Un dragon blanc. C'est un des rares ouvrages que j'ai pu trouver sur le sujet.

 Ella feuilleta les quelques pages du livre ; un dragon y était représenté tantôt enroulé sur lui-même, tantôt volant dans le ciel, et elle devait reconnaître qu'il ressemblait étrangement à celui de son apprentie.

 – Plus jeune, on m'a raconté l'histoire d'un dragon blanc. On disait de lui qu'il possédait des vertus surprenantes ; qu'il résistait aux tempêtes et qu'il volait plus vite que la foudre. Les récits héroïques vont même plus loin, en décrivant comment paix et prospérité naissaient de son passage. Cependant, à ce récit existait une seconde version moins romanesque : si l'apparition d'un tel dragon faisait naître l'espoir, il réveillait aussi le chaos. Mais je suppose qu'avec le temps, les gens ont oublié...

 – L'arrivée d'un tel dragon serait un coup de malchance ? C'est absurde ! rétorqua la jeune femme.

 Dame Calwaën repensa à sa rencontre avec Kina : si le Dragonium décidait que la dragonne représentait une menace, que se passerait-il ? Qu'adviendrait-il de son apprentie ?

 – Cette version ne peut exister.

 Et Maya ? Que faisait-il ici ? Était-elle juste venue renouer avec le passée comme elle l'affirmait ? Ou avait-elle eu connaissance de ce qui se tramait ?

 Cette possibilité laissait entrevoir une réalité autrement plus vertigineuse qui la mit mal à l'aise.

 – Les légendes prennent toujours racines dans une part de vérité, déclara sombrement Maître Torrish. J'ai envoyé Rosa enquêter en ville. J'ai besoin d'une personne sur qui compter à l'extérieur et il nous faut des réponses : le Dragonium ne peut s'éterniser ici une semaine de plus.

 Il avait raison. Avec cette histoire de dragon blanc et les récents événements, la présence du Dragonium devenait inconfortable. Mais bon sang ! Pourquoi Rosa ? Comment pouvait-on faire confiance à une personne qui nourrissait si peu d'estime pour les dragons ? Et pourquoi, parmi tous les Maîtres de la Dragonnerie, avait-il arrêté son choix sur elle ?

 – J'y ai réfléchi pendant des nuits, il s'agit forcément de quelqu'un de la Dragonnerie mais j'ai besoin d'yeux pour le prouver, et Rosa ne trahirait jamais les siens. Tu peux bien sûr légitimement remettre en question le lien qu'elle entretient avec son dragon, mais quand il s'agit d'enquêter, elle n'a pas son égal. Ella... J'aimerais que tu te rendes sur les lieux du drame et que tu me fasses ton rapport.

 – Vous n'avez pas dit que Rosa était la meilleure dans son domaine ? C'est elle qui s'est rendue sur place la nuit du drame. Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus.

 – On le sait tous les deux : tu as un regard... différent.

 La jeune femme détourna les yeux. Elle n'aimait pas quand il évoquait ça. Pas depuis qu'Oyl avait disparu, et ce détail changeait tout.

 – Vous savez très bien que ce n'est pas possible.

 – Tu es un Maître, Ella. Tu as des apprentis, des responsabilités, réfléchis-y.

 Il se dirigea vers son bureau et sortit du tiroir une petite sacoche grise fermée d'un lacet rouge qu'il lui tendit :

 – Tiens, ça te sera utile. Souviens-toi, on n'a jamais vu de Héros sans son dragon.

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