54 - Référencement

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 Depuis qu'elles avaient commencé l'entraînement, les deux filles se levaient très tôt le matin. Et il ne se passait pas une journée sans qu'elles ne reviennent courbaturées, harassées par l'effort. Dame Calwaën était bien plus pointilleuse qu'elle n'était autoritaire ; elle insistait régulièrement sur la nécessité d'une communication sans faille entre partenaires. Seul détail : ladite communication paraissait bien plus simple au détour d'une conversation qu'elle ne l'était en réalité. Il fallait des heures de pratique et une très bonne connaissance de son dragon pour que le message soit entendu et compris comme souhaité.

 Au fil des jours, Yuling se sentit moins envahie des réactions de Fei. Sa dragonne partait parfois à bonne distance sans que le lien ne s'amenuise. Elle commençait même à ressentir des nuances dans ses désirs. En fusionnant, elles s'étaient noyées l'une dans l'autre et différencier leurs émotions n'était pas toujours évident. L'entraînement lui permettait d'apprendre à la connaître.

 Fei était d'un naturel curieux, méfiant face à l'adversité mais tenace : ce qui lui valait son lot de frustrations. De temps à autres, des tempêtes émotionnelles jaillissaient dans son esprit. Yuling partait alors à la recherche de sa dragonne et la retrouvait dans des situations incompréhensibles. Comme cette fois où Fei avait déniché un lézard dans un interstice de la roche. Yuling avait passé l'après-midi à le guetter, si bien qu'en fin de soirée elle connaissait tout de lui : sa morphologie, son odeur, jusqu'au paysage qui se reflétait dans ses pupilles. Fei n'avait rien omis de lui communiquer : pour ça, elle était d'une précision étonnante...

 Mais au moins,depuis qu'elle avait fusionné elle ne se sentait plus seule. Fei avait déposé sur sa solitude un voile d'amour qui la réconfortait au plus profond de son âme. La petite dragonne était douce et attentive à ses heures. Le soir, quand Yuling se laissait tomber morte de fatigue sur son lit, Fei grimpait à ses côtés et se lovait dans son cou. La sensation lui était d'abord apparue étrange, mais très vite elle s'y était habitué.

 Assise sur le rebord de la grande carrière, Yuling repéra Solrik dès son arrivée. Il avait revêtu pour l'occasion une riche tenue brodée d'or et avait relevé ses cheveux en un impeccable chignon guerrier. Sur ses talons, son petit - mais pas moins imposant - dragon rasait le sol. Il guettait son maître si bien que pas même ses congénères ne se risquaient à l'approcher.

 – Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils semblent avoir une relation exceptionnelle, remarqua Ewa.

 – On ne l'a quasiment pas vu cette semaine. Il a dû attaquer l'entraînement.

 Ce qui n'était pas étonnant compte tenu du sérieux de Maître Sylga. Elle l'observa un moment avec un pincement au cœur. Ils n'avaient pas eu l'occasion de se reparler depuis la fois au Solarium. Elle aurait aimé partager avec lui tous ces changements et en même temps, quelque chose la bloquait.

 Sky n'était pas le seul à attirer l’œil. Il y avait en réalité énormément de spécimens de dragons : des cuivrés, des bronzes et des verts, les plus communs, mais aussi des rouges, pour seulement quelques noirs. Étonnamment, il y en avait même des bleus et des violets. Entre reflets nacrés et teintes plus profondes, les tons variaient à la lumière du soleil au moins autant qu'il y avait de morphologies. Certains présentaient des crêtes surmontés de collerettes, d'autres laissaient présager la naissance de cornes. Leur taille générait de grandes disparités tant en force qu'en rapidité. Pour autant, les plus imposants n'étaient pas toujours les plus agressifs : bon nombre de petits, plus hargneux ou plus téméraires, n'hésitaient pas à attaquer leurs congénères afin d'asseoir leur autorité.

 D'un battement d'ailes, l'un d'eux s'éleva d'un bon mètre du sol, mettant fin au conflit quand Maître Tavin entra sur le terrain. Il avait avec lui deux apprentis dont l'attitude, calquée sur celle du Héros, laissait entrevoir une certaine maîtrise. D'ailleurs, ils portaient les traditionnelles combinaisons de cuir noir de ceux qui parcours vents et tempêtes à dos de dragon.

 – Est-ce que tout le monde est là ?

 Les apprentis cessèrent tout bavardage et lui portèrent attention. Il n'en fut pas autant des dragonneaux, trop occupés à se chamailler. Le Héros adressa un discret signe de la main à l'un de ses assistants.

 – Toutes les années c'est la même chose...

 Son attention se porta sur un dragonneau rouge qui venait de sauter à la gorge d'un vert particulièrement coriace.

 – A qui sont ces énergumènes ?

 Un silence de plomb se mua dans les rangs. Le rouge releva la tête, comme s'il venait subitement de réaliser ce qui se passait autour. Le vert en profita pour se dérober, se retourna d'un coup et referma ses mâchoires sur l'arrière-train du rouge. D'un geste vif, l'assistant qui s'était approché l'attrapa par la peau du cou.

 – Personne ?

 Le dragon se débattit. Il grogna, feula. Puis son cri se mua en un couinement saccadé auquel son maître ne sut rester insensible. Un garçon d'à peine douze ans sortit des rangs en fixant le sol, la tête coincée entre les épaules.

 – A ne pas réitérer, bien sûr, précisa-t-il à l'attention de l'auditoire. On ne touche jamais le dragon d'un autre sans son consentement. Mes assistants ici présents ont été formés pour ce genre de cas ; en premier lieu, on apprend à communiquer et à gérer ses émotions. Vous vous doutez que si chacun des dragons présents dans ces montagnes se met subitement à sauter sur tout ce qui bouge, on risque d'avoir des ennuis. Vous les premiers ! Donc j'aimerais que chacun se sente concerné par sa sécurité et celle d'autrui et travaille en ce sens ! Est-ce que vous m'avez compris ?

 Le regard du Maître se posa durement sur le garçon qui bafouilla une réponse à peine audible lorsqu'il récupéra son protégé.

 – Et tâchez de vous affirmer un peu plus ou c'est votre dragon qui s'en chargera pour deux !

 Rouge de honte, il hocha timidement la tête et rejoignit ses camarades.

 – Bien, en rang s'il vous plaît ! Référencement.

 – Référencement ?

 Yuling se tourna vers Ewa et la chercha du regard. La jeune fille avait brusquement disparu. Où était-elle passée ?

Fei ?

 Pas de réponse.

 Elle commença à scruter les rangs à leur recherche, mais pas la moindre trace de son amie ou d'une tache de blanc diffuse. Elle sentait vaguement la présence de sa dragonne. Celle-ci semblait si ténue que la jeune fille se demanda ce qu'elle était en train de faire. L'angoisse commença à la faire paniquer : attirer l'attention était la dernière chose qu'elle souhaitait. Bon sang ? Et si Fei s'attirait des ennuis ?

 – Yuling.

 Elle sursauta en sentant une main d'Ewa sur son bras.

 – Tu es là !

 – J'étais partie chercher Stream. Tu sais où est Fei ?

 La jeune fille ferma les yeux pour se concentrer sur sa présence et la chercha mentalement aux abords de la Dragonnerie, en vain.

 – Pas trop loin j'imagine, mais j'ai du mal à...

 – Rappelle-la.

 Yuling sentit son estomac se serrer. Ewa se pencha vers elle :

 – Je les ai entendu mentionner ton nom et celui de ta dragonne deux fois, l'informa-t-elle en désignant un groupe d'élèves. C'est la première fois qu'un dragon blanc éclot et certains sont prêts à tout.

 Yuling sonda les apprentis en question et reconnut Yun, le garçon qui avait tenté de voler leur œuf avec Solrik, et Esia. Cette seconde n'était pas à prendre à la légère. Elle s'était clairement démarquée dans la forêt. Elle avait une vague idée de ce qui pouvait pousser Yun à vouloir se venger. Mais Esia ? Une colère sourde vint tinter ses pensées des battements de son cœur : il était hors de question que le conflit se poursuive entre ces murs. Fei n'avait rien à voir là-dedans !

Reviens !

 Ses pensées fusèrent comme une flèche qui atteint sa cible, et cette fois, l'injonction était claire. Yuling se hissa sur la pointe des pieds pour la repérer et croisa le regard de Solrik qui devait l'observer depuis un certain temps. Elle détourna rapidement les yeux. Elle ne souhaitait pas qu'il décèle en elle l'incertitude ou qu'il réalise que Fei n'était pas là. Devant lui plus encore, elle voulait paraître à la hauteur. La gorge nouée, une extrême frustration l'envahit peu à peu, l'empêchant de réfléchir pleinement. Sa vision finit par se brouiller et une odeur nauséabonde envahit ses narines, lui donnant la nausée.

Qu'est-ce que c'est que ça encore ?

 Elle reconnut les émotions de Fei trop tard. La dragonne avait déniché une carcasse en décomposition dont les relents lui parvenaient de plein nez ; Yuling posa la main sur sa bouche et tituba. Bon sang ! Où était-elle encore allée se fourrer ? Pour l'heure, elle préférait la savoir près d'elle que seule à arpenter les bois adjacents à la Dragonnerie. D'autant plus après ce qu'elle venait d'apprendre. Agacée, elle se coupa brusquement de ses sens dans l'idée de raisonner sa dragonne. Lorsqu'elle se reconnecta à son esprit, une rage sans nom grondait en elle qu'elle laissa déferler comme une vague dans le réseau de pensées qui les liait l'une à l'autre.

Reviens !

 Fei était têtue, mais elle l'était plus encore, et il était hors de questions qu'elle arpente monts et chemins quand on planifiait d'attenter à sa vie !

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