Chapitre 5 - Le Pendentif (1ère partie)

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9 Juin 2020, quelques heures après l'arrivée à Kalsruhe

  • Tu trouves quelque chose, Jean ? me demande Helena

En vérité, oui j'ai trouvé quelque chose. Je viens de lire plusieurs lettres, et j'ai découvert dans ces correspondances une autre facette de mon père. Imaginez-vous trouver une collection d'écrits d'une personne proche avec qui vous avez rompu les liens longtemps auparavant. Curieux et émouvant tout à la fois.

  • Il avait l'air d'être sacrément fan de ta mère ! C'est presque gênant pour la mienne en fait.
  • Dis-toi qu'au moins tu connais ton père. Le mien était un obscur chef d'orchestre autrichien qu'elle a rencontré furtivement, je ne l'ai jamais connu.
  • C'est fou, lui dis-je en me remémorant rapidement les quelques lettres que j'ai lues, il y en a une sur deux au moins qui est une correspondance romantique. Je serais curieux de savoir si ta mère y répondait sur le même ton
  • Tu imagines, on serait beau-frère et belle-sœur, c'est chaud !

En fait non, je n'imagine pas. Étrangement, je n'ai pas vraiment eu le temps de me poser de questions depuis quelques jours. Mais Helena me met vraiment à l'aise. Je bloque quelques secondes sur ses lèvres. Elle a défait ses cheveux qui tombent en vrac sur ses épaules et me sourit avec son adorable canine de travers.

  • Hé, tu es encore là? me demande-t-elle en me faisant signe de sa main ouverte.
  • Oui, oui ! dis-je en me ressaisissant.
  • Tiens, viens voir, je crois que j'ai trouvé ce qu'on cherche.

Elle me tend une des lettres. Il y a un paragraphe qui concerne Dimitri et mon père y a indiqué une adresse.

Akm, Naberezhnaya Kryukova Kanala, 31, St Petersbourg, Russie, 190068

Bon, d’après ce que je sais, il va falloir au minimum quatre jours pour obtenir un visa nous permettant d'aller là-bas. Malheureusement avec le Covid, tout semble tourner au ralenti. Helena me propose de rester quelques jours chez elle. La maison est grande, il y a largement la place pour nous deux. Mais je rechigne à dormir dans la chambre de sa mère, du coup elle m'installe sur un matelas par terre dans sa chambre. Je la vois trifouiller l'alarme quelques minutes, puis nous nous couchons enfin, épuisés. J'espère que cette nuit sera plus reposante que les précédentes.

***

9 Juin 2020, le même jour, quelques heures plus tôt

Polyphème est arrivé dans l'après midi à Karlsruhe. Il a attendu la tombée de la nuit pour revenir à la maison de Marina Mahler, car cet après-midi le jardinier lui en a interdit l'accès, et il a du prendre son mal en patience. L'homme vérifie une dernière fois l'adresse sur la lettre qu'il a trouvée chez Philippe Mercier. Pas de doute, il est au bon endroit. A son arrivée devant la maison de Marina, un taxi s'éloigne de la grande maison rouge. La lumière est allumée. Quelqu'un est présent. Il sait que Marina Mahler est décédée, car cela a été relayé dans la presse locale. Il doit donc s'agir de sa fille.

Polyphème fait le tour de la maison, évitant les fenêtres éclairées. Le voici à la limite de la baie vitrée. Impossible de capter les discussions d'où il se trouve, la maison de la violoniste est trop bien insonorisée. Mais il dispose d'alliés puissants qui transcendent son regard. Deux verres surnaturels qui révéleraient la teneur de ces échanges, si seulement il pouvait regarder à l'intérieur ! Malheureusement s'il penche la tête, il se retrouvera dans le faisceau de lumière de la baie vitrée et sera repéré. Or il ne tient pas à répéter l'échec du manoir Mercier. L'homme fait rouler nerveusement l'anneau qu'il porte à l'index gauche. L'anneau de Francesca.

Grâce à son pouvoir, il évalue mentalement des dizaines de scénarios qui lui permettraient de mettre la main sur le sceau de Marina Mahler sans attirer l'attention. Depuis qu'il a en sa possession les notes de Francesca, il sait que tous les membres du groupe en détiennent un. Cependant, Marina a évité de mentionner dans ses lettres la nature et le pouvoir du sien, et il ne sait donc pas quoi chercher.

Il fait nuit noire maintenant. Polyphème cherche toujours un moyen d'entrer dans la demeure de la violoniste. A travers ses lunettes, il a lu dans l'esprit du jardinier le code de désactivation de l'alarme, celle-ci ne sera donc pas un problème. En revanche si la porte est fermée à clef, la tâche sera plus complexe. Il teste les multiples ouvertures. La porte principale est verrouillée, rien de surprenant compte tenu des circonstances. Le garage aussi. La fille de Marina doit dormir dans une des chambres, et il peut encore espérer passer par le salon. La baie vitrée n'a pas été ouverte, impossible de passer par là. Il fait le tour de la maison et trouve finalement une fenêtre déverrouillée. D'un furtif coup d'oeil à l'intérieur, il constate c’est une suite parentale inoccupée. Le lit est bordé, donc personne n'y dort cette nuit.

Profitant de ce coup de chance, Polyphème se glisse par l'ouverture et se hâte vers le salon. Mais un craquement se fait entendre dans une chambre : quelqu'un s'est retourné dans un lit. L’intrus reste immobile, attendant que le danger soit passé, puis sort une minuscule torche de sa poche pour explorer les lieux.

Son regard s'arrête sur les lettres éparpillées sur le plan de travail. C'est bien l'autre moitié de la correspondance entre Philippe Mercier et Marina, le graal que Polyphème cherchait. Grâce au pouvoir de l'anneau, il a mémorisé le contenu des lettres de Marina trouvées dans le manoir. Philippe se doutait de quelque chose. Il savait que quelqu'un traquait les porteurs de sceaux.

Ce que cherche Polyphème se trouve là, dans cette conversation qu'il a sous les yeux. Quelque part dans les réponses de Philippe se trouvent très probablement les adresses des autres membres du groupe. En fin de compte, la fille de Marina lui a simplifié le travail, car au premier coup d'oeil il trouve la lettre contenant l'adresse de Dimitri. Polyphème photographie la lettre et se prépare à partir. Si la fille de Marina a lu la correspondance, elle sait pour les sceaux. Se peut-il qu'elle sache où se trouve celui de sa mère ?

Lorsqu'il se retourne, son manteau accroche une gerbe de branches décoratives séchées, fichées dans un vase en terre cuite à même le sol. Le vase titube, Polyphème se précipite pour le rattraper et le stabiliser. Il attend quelques secondes, immobile, espérant que le bruit soit passé inaperçu.

***

9 Juin 2020, le même soir, dans la nuit

J'entends un bruit dans le salon. La lente respiration d'Helena soulève calmement son drap non loin de moi, nous ne sommes donc pas seuls. En alerte, je me glisse le plus silencieusement possible hors de mon lit de fortune. Par la porte entrouverte, j'aperçois une faible lumière s'agiter dans le salon. Je réveille discrètement Helena et pointe le Siegel. Je lui chuchote d'entrer à mon signal dans l'heure invisible. En passant le bras par la porte, j'allume la lumière du couloir, et au même moment, Helena fige le monde. Elle réapparaît instantanément à côté de moi en me touchant le bras, je sursaute. Je ne m'habituerai pas à un truc pareil avant longtemps.

Un homme se tient dans le salon. Quelque chose me saute tout de suite aux yeux : il porte le même manteau et le même chapeau que celui qui attendait sous pluie devant le manoire de mon père.

  • C'est encore le même mec, me dit Helena. Non mais regarde-le, tranquille en train de fouiller chez moi !

Elle est incroyablement calme, alors que je tremble de surprise et de peur. C'est seulement mon deuxième voyage dans l'heure invisible. La vision est déstabilisante. L'intrus est figé tel une statue de cire. Je m'approche de lui et je scrute son manteau à la recherche d'un indice sur la raison de sa présence.

  • Ne le touche surtout pas ! me crie Helena, sinon il entrera aussi dans l'heure invisible !
  • Je sais, je sais ! Ne t'inquiète pas. Qu'est-ce qu'il peut bien chercher ici, chez toi ?
  • Il était chez ton père, où il y avait un sceau, il est ici où il y en a un aussi, ça me paraît assez clair non ? Personne ne sait que nous sommes ici, et il se pointe comme ça ? Ce type nous suit. Allez, on emballe tout ça, et on disparaît.

Helena revient de sa chambre avec un sac de sport et une petite valise à roulettes.

  • Où veux-tu aller?
  • On trouvera bien un hôtel dans le coin, et puis le prix ne sera pas vraiment un problème, me dit-elle avec un clin d'oeil. On voulait aller en Russie de toute façon non ?
  • Et s'il a eu le temps de noter l'adresse de Dimitri ? dis-je en réunissant les lettres.
  • Ah oui, c'est risqué. Est-ce que tu as vu quelque chose dans ses poches ?
  • Il a un smartphone dans la main, moi j'aurais sûrement fait une photo de la lettre pour aller plus vite. Tu crois qu'on peut faire quelque chose pour la détruire si c'est le cas ?
  • On va essayer ! Va chercher le seau de la serpillière dans la cuisine.

Je ramène le seau, et la regarde, incrédule, le remplir avec de l'eau qu'elle écope au verre dans la chasse d'eau, les robinets ne marchant évidement pas. Une fois atteint un niveau suffisant d'eau dans le seau, elle le verse sur le bras de l'homme tenant le smartphone.

  • Je ne suis pas convaincue que ça va marcher, mais bon, il fallait tenter. Je vais fermer la fenêtre : avec l'alarme, sa présence ne devrait pas passer longtemps inaperçue.

Nous nous hâtons vers le pâté de maison le plus proche, à la recherche d'un hôtel discret où nous cacher.

***

9 Juin 2020, le même soir, au même moment

Alors que Polyphème vient de rattraper le vase de justesse, toutes les lumières s'allument instantanément. Le bruit a réveillé la fille de Marina. Il se retourne et voit que le plan de travail a été nettoyé. De l'eau coule le long de son bras. Son téléphone est trempé également. Il se précipite vers un torchon de la cuisine, qu’il saisit pour essuyer l'appareil. Il l’allume et constate avec soulagement qu'il fonctionne encore. Mais une série de bips stridents attire son attention : l'alarme a détecté sa présence. Il lui reste peu de temps pour composer le code qu'il a volé au jardiner. Le premier essai échoue. Le second également. Le code a dû être changé. Les bips deviennent de plus en plus stridents. Polyphème se précipite vers la baie vitrée et sort en courant sous les hurlements de l'alarme.

Après avoir traversé le jardin à découvert, il s'arrête pour reprendre son souffle dans une allée peu passante. Que s'est-il passé ? Polyphème touche nerveusement l'anneau. Il réfléchit. C'est la deuxième fois que quelque chose de ce genre arrive. La deuxième fois qu'il est tenu en échec. C'est inacceptable. Déjà au manoir Mercier il lui a semblé que la scène avait quelque chose de surnaturel. Et qui dit surnaturel, dit sceau. Le sceau de Philippe aurait-il le pouvoir de manipuler le temps ? Et si oui, son fils aurait-il mis la main dessus, et contacté la fille de Marina ? Des centaines d'hypothèses fusent dans son esprit sublimé par l'anneau de Francesca. Si les enfants des porteurs des sceaux se sont alliés, la partie va devenir difficile, mais encore plus intéressante. Il esquisse un sourire sadique, puis disparaît dans la pénombre de l'aube.

***

15 Juin 2020, quelques jours après

Nous avons perdu presque une semaine, mais notre visa arrive enfin le lundi suivant. Nous louons une voiture et partons pour l'aéroport de Stuttgart. Là-bas, j'achète cash deux billets d'avion aller/retour open pour Saint Petersburg, et nous prenons le premier vol pour notre destination. Lorsque nous atterrissons en Russie, je ne suis plus très sûr de ce que nous faisons là. Je ne peux lire aucun panneau, car c'est la première fois que je mets les pieds ici. Je n'en connais que les vidéos de manifestants tabassés par des policiers en armures qui apparaissent de temps en temps à la télé et sur les réseaux sociaux. Ah si, et Poutine quand même.

  • Dis Helena, est-ce que tu crois que c'est sérieux de débarquer chez ce Dimitri sans l'avoir prévenu ?
  • Tu as une meilleure idée ?
  • Pas vraiment, non.
  • De toute façon on va commencer par chercher un hôtel pas trop loin de chez lui. S'il n'est pas là ou qu'il ne veut pas nous recevoir, on aura au moins un point de chute.

Au diable l'avarice, nous décidons de nous installer à l'Albora, un hôtel cinq étoiles à proximité de l'adresse de Dimitri. Je réserve sur internet une suite avec un paiement sur place. Lorsque le taxi nous dépose devant l'hôtel, je reste bouche bée en découvrant au loin une cathédrale avec des clochers à bulbes. L'hôtel est superbe. Il siège le long d'un canal dans un beau quartier qui paraît paisible. Finalement, ce porte-monnaie magique a du bon. Après un check-in efficace, nous gagnons notre suite.

  • Elle est trop bien cette chambre ! s'exclame Helena en faisant un saut de l'ange sur le lit.
  • C'est clair que je ne m'imaginais pas là il y a une semaine !
  • Ouaaah, regarde cette salle de bain ! Elle est gigantesque ! Hé, Jean, si je disparais, cherche-moi plutôt dans la baignoire que dans l'heure invisible ! dit elle avec un éclat de rire et les yeux pétillants.

Helena commence à vraiment me plaire. Si nous n'étions pas en train de chercher un russe portant un sceau maudit, avec à nos trousses un probable psychopathe, je dirais presque que j'ai rêvé d'un moment comme ça pendant une grande partie de ma vie. La chambre est, disons-le, incroyable. Du velours bleu nuit des tentures au gigantesque tapis brodé de plumes dorées, j'ai l'impression d'être un VIP. Il y a même un miroir circulaire au plafond. La classe.
Peu après, Helena a mis ses projets à exécution et barbote dans une baignoire presque aussi grande que ma cuisine. Je suis encore en train de faire l'inventaire de l'absurde luxe de la suite quand on toque à notre porte. Je demande dans un anglais approximatif qui se tient dans le couloir. Une voix masculine me répond "Room Service". Je ressens un élan de confiance tout à fait inattendu, surnaturel, irrepressible. Toute ma méfiance s'est envolée, et j'ouvre la porte sans trop réfléchir. Bien mal m'en prend. Un homme cagoulé s'engouffre dans la chambre et pointe un gros pistolet sur mon front.

  • Où est-elle ? Où est la fille qui t'accompagne ? me demande-t-il, de manière assez inattendue en français.

Je désigne la salle de bains.

  • Ca va Jean ? J'entends du bruit, c'est toi ? crie la voix d'Helena à travers la porte
  • Va la chercher m'ordonne-t-il en pressant le canon de l'arme sur ma peau.

Je m'exécute avec un enthousiasme inquiétant, conscient d'être à côté de la plaque. Mes émotions ont quelque chose d'artificiel. Résigné, je me regarde agir en dépit de tout bon sens. Peu de temps après, nous nous retrouvons tous les deux face à lui dans la chambre, Helena enroulée dans une serviette portant la marque de l'hôtel, et moi qui lève bêtement les mains, comme dans un film.

  • Vos noms !
  • Jean. Jean Mercier.
  • Et toi, gamine ?
  • Helena. Helena Mahler.

L'homme parait se détendre. Il baisse son arme et s’assoit sur le lit. Il expire fortement puis retire la cagoule masquant son visage. Il a l'air plutôt sympathique. Je ne comprends pas mes réactions. Ce homme vient de me pointer un pistolet sur le front, et "il a l'air sympathique". J'ai pété un câble ou quoi ?

  • Je vous suis depuis la Lozère, vous n'êtes pas vraiment du genre discrets.

Helena a aussi une attitude très bizarre. Elle n'arrête pas de lancer des regards en coin à notre agresseur. Elle se met à avancer vers lui en dandinant des hanches de manière provocatrice.

  • Vous êtes un agresseur incroyablement sexy, vous savez ? dit-elle en entreprenant d'ouvrir sa serviette.

Je l'arrête in extremis. Ça y est, c'est officiel, on est devenus complètement fous

  • Ah oui, c'est vrai, putain ! dit l'homme dans un soupir limite agacé.

Il détache un pendentif doré de son cou et le glisse rapidement dans sa poche. J’ai une sensation bizarre, comme si je reprenais enfin le contrôle. Mes réactions deviennent soudain beaucoup plus rationnelles. Ce type me fait flipper, il a une vraie tête de tueur et un gros flingue à côté de lui. Helena aussi change d'attitude, elle a un mouvement de recul, puis réalise la situation dans laquelle on se trouve. Elle se retourne vivement comme si sa pudeur venait de se réveiller.

  • Va t'habiller petite, tu vas pas rester comme ça toute la journée. Je suis Frédéric Dumont. Je connaissais bien vos parents. On a beaucoup de choses à se dire, vous et moi. Et pas beaucoup de temps.

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