Partie 2 : La déchetterie

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Nous étions roses. Nous étions des filles. Cette nouvelle pièce est aussi sombre et froide que la précédente mais... Sans que je ne sache pourquoi, la présence de Gabriel parvient à me calmer. Étrange, je viens juste de le rencontrer. Peut-être est-ce parce que je ne suis plus seule à présent. Discuter est notre seule occupation. Il me parle de sa vie au Pensionnat Est des garçons, de ses camarades, des cours qu’il suivait. Je sais que c’est mal, mais ce dernier sujet m’intéresse tout particulièrement. Il le remarque et, sachant que je ne sais pas lire, propose même de m’apprendre. Il est gentil. Mais je refuse sa proposition. Je ne ferai pas la même erreur deux fois. Plus jamais je ne lirai. Au bout d’un moment, une alarme assourdissante retentit et le mur en face duquel nous nous étions assis semble se soulever. Une porte ? Nous ne l’avions pas remarquée. Le soleil m’éblouit tandis qu’une odeur pestilentielle, accentuée par la chaleur de l’été, assaille mes narines. Une fois que mes yeux se sont habitués à la lumière, je découvre une immense Décharge. Devant nous, se dressent d’énormes monticules de déchets en tous genres : meubles, vêtements, électroménager, nourriture... Tenant fermement la main de Gabriel, je sors de la pièce. Le sol est poussiéreux. C’est alors que je remarque ces jeunes. Filles comme garçons, à peine plus âgés que nous, ils sont avachis contre les murs. Ils fixent le vide sans rien dire. Ils ont l’air... Brisés. L’un d’eux, voyant la porte ouverte, se précipite à l’intérieur de la pièce les yeux remplis d’espoir... Avant de s’étaler lourdement au sol presque aussitôt. Tout cela s’est déroulé très rapidement. Mais je l’ai vu... Le laser qui lui a pris la vie. Un filet de sang s’écoule lentement de sa tête. C’est la dernière chose que je vois avant que la porte ne se referme. C’est alors que je comprends. Cette Décharge... Ces enfants amorphes affalés au milieu des ordures... Ces filles et moi... Nous sommes pareilles. Nous étions roses. Nous étions des filles. À présent, nous ne sommes que des déchets aux yeux de Perfect City.


Nous étions bleus. Nous étions des garçons. Cette nouvelle pièce est aussi sombre et froide que la précédente mais... Sans que je sache pourquoi, la présence de Cynthia parvient à me calmer. J’en oublierais presque mes blessures. Étrange, je viens juste de la rencontrer. Peut-être est-ce parce que je ne suis plus seul à présent. Discuter est notre seule occupation. Elle me parle de sa vie au Pensionnat Sud des filles, de ses camarades, de ses cours de danse, de cuisine et d’esthétique. Je sais que c’est mal, mais ce dernier sujet m’intéresse tout particulièrement. Elle ne doit pas le savoir. Et il en va de même pour la raison de ma présence ici. Alors je me tais. Je ne ferai pas la même erreur deux fois. Plus jamais je ne faiblirai. Au bout d’un moment, une alarme assourdissante retentit et le mur en face duquel nous nous étions assis semble se soulever. Une porte ? Nous ne l’avions pas remarquée. Le soleil m’éblouit tandis qu’une odeur pestilentielle aussitôt mes narines. Une fois que mes yeux se sont habitués à la lumière, je découvre une immense Décharge. Devant nous, se dressent d’énormes monticules de déchets en tout genre : meubles, vêtements, électroménager, nourriture... Tenant fermement ma main, Cynthia sort de la pièce et je la suis. C’est alors que je remarque ces jeunes. Filles comme garçons, à peine plus âgés que nous, ils sont avachis contre les murs. Ils fixent le vide sans rien dire. Ils ont l’air... Brisés. L’un d’eux, en voyant la porte ouverte, se précipite, semblable à ces bêtes affamées des documentaires animaliers, à l’intérieur de la pièce... Avant de s’étaler lourdement au sol presque aussitôt. Tout cela s’est déroulé très rapidement. Mais je l’ai vu... Le laser qui lui a pris la vie. Un filet de sang s’écoule lentement de sa tête. C’est la dernière chose que je vois avant que la porte ne se referme. C’est alors que je comprends. Cette Décharge... Ces enfants amorphes affalés au milieu des ordures... Ces garçons... Nous sommes pareils. Nous étions bleus. Nous étions des garçons. Nous avons brisé les règles. Nous sommes maintenant des déchets.


Bouche bée, je fixe quelques instants la porte qui vient de se fermer. Je suis tellement choquée par ce qui vient de se passer que je reste pétrifiée. Des bruits de pas me font sortir de ma torpeur. Une femme, une adulte, s’approche de nous. Elle porte un pantalon. Sans un mot ni un regard pour nous, elle s’agenouille devant la porte derrière laquelle le corps du garçon a disparu, joint les mains en prière et ferme les yeux un instant avant de se relever. Puis, elle porte finalement son attention sur nous et nous fait signe de la suivre. J’aide Gabriel à se relever, le choc l’avait fait tomber au sol, puis nous la suivons entre les collines de déchets. Sur le chemin, nous passons à côté d’une vieille voiture. Un homme en bleu de travail est en train d’en arracher la portière. Il se retourne pour nous saluer. C’est une femme. Allongée sur le capot de cette même voiture se trouve une petite fille, ses jambes se balancent gaiement dans le vide tandis qu’elle lit un livre. Je l’envie. Elle aussi me fait un petit coucou de la main, auquel je réponds machinalement. Elle ne doit pas avoir plus de dix ans. Plus nous avançons, plus cet empilement d’ordures s'agence en d’étranges constructions, assemblages de plaques de ferrailles rouillées et autres matériaux. On dirait des maisons. À l’intérieur de l’une d’elles, je vois deux femmes s’embrasser passionnément. Je les fixe un instant mais mon attention est aussitôt détournée par un bruit sourd.


Je fixe le sol, bouche bée. J’ai été tellement choqué par ce qui vient de se passer que mes jambes ont perdu toute force et je me suis écroulé au sol. Des bruits de pas me font sortir de ma torpeur. Une femme, une adulte, s’approche de nous. Ses cheveux sont courts. Sans un mot ni un regard pour nous, elle s’agenouille devant la porte derrière laquelle le corps du garçon a disparu, joint les mains en prière et ferme les yeux un instant avant de se relever. Puis, elle porte finalement son attention sur nous et nous fait signe de la suivre. Cynthia m’aide à me relever, me soutient, et nous la suivons entre les collines de déchets. Je m’appuie beaucoup sur Cynthia, mon corps me fait tant souffrir qu’il m’est même difficile de tenir debout, alors marcher... Sur le chemin, nous croisons un groupe de cinq hommes. Quatre d’entre eux sont en train d’étendre le linge, le dernier s’affaire à repriser une tenue d’ouvrier. Ce jeune homme, en voyant mon état, lâche son ouvrage pour aider Cynthia à me soutenir. Plus nous avançons, plus cet empilement d’ordures s’agence en d’étranges constructions, assemblages de plaques de ferrailles rouillées et autres matériaux. On dirait des maisons. Dans un coin, je remarque trois cabines de toilettes. Sur celle du milieu a été peint un simple cercle tandis que sur les deux autres se trouvent les traditionnels symboles de l’homme et de la femme. Un petit garçon sort de cette dernière cabine. Je le fixe un instant mais mon attention est aussitôt détournée par un bruit sourd.


S’étend alors sous mes yeux une grande place ronde, au sol recouvert de parquet. Autour de cette place, un groupe d’hommes et de femmes s’amusent à frapper et à refermer le couvercle d’une dizaine de poubelles. Rapidement, d’autres les rejoignent et se mettent à tambouriner, tordre et secouer divers déchets, casseroles, fûts en métal, boîtes en carton, plaques de ferraille, créant ainsi une multitude de sons nouveaux pour mes oreilles. Les poubelles produisent un son grave, sourd, creux, contrastant avec le bruit aigu et dissonant des casseroles. On pourrait croire au premier abord que de tout cela résulterait une cacophonie discordante mais la mélodie créée est étonnamment entraînante. C’est complètement différent de la musique classique que l’on nous faisait écouter en boucle au Pensionnat des Filles. Mais ça ne me déplaît pas. Peu à peu, le centre de la place se remplit. Les gens frappent leur corps, claquent des doigts, battent le sol de leurs pieds, chantent à tue-tête, en rythme avec la musique. On dirait presque qu’ils dansent. Mais cela n’a rien à voir ni avec la danse de salon, ni avec la danse classique. Ces dernières me paraissent bien ternes et monotones par rapport à ce qui se déroule sous mes yeux. Ils n’ont pas de maîtresse pour les guider et pourtant ils n’ont aucun mal à se synchroniser. Ils se comprennent. Ils sont à leur place, parmi leurs semblables. Ils s’amusent. Ils sont heureux. Ils sont libres.


L’ambiance devient de plus en plus animée au fil de la musique. La place est à présent bondée. C’est à se demander comment ces gens font pour ne pas se bousculer. Cynthia n’a pas quitté ce rassemblement des yeux depuis que nous sommes arrivés, comme plongée dans une sorte de transe. Et moi je la fixe. Je fixe son regard empli d’un mélange d’admiration et d’envie. Elle veut les rejoindre, ça se voit, mais n’ose sûrement pas. Est-ce par peur de faire tache ou par retenue envers ma faiblesse physique ? À moins que ce ne soit pour une autre raison que j’ignore ? Je n’ai pas le temps de trouver de réponse à ma question que la musique prend fin, sans pour autant que l’ambiance ne se calme. La femme qui nous a accompagnés jusqu’ici traverse alors la place. Elle s’approche d’une grande palissade en bois au pied de laquelle se trouvent plusieurs bocaux en verre, remplis d’un liquide que je ne parviens pas à distinguer de là où je me trouve. La foule se fait alors silencieuse. Un silence si brusque et soudain qu’il me fait sursauter. Tous les regards sont rivés sur elle. Elle prend l’un des bocaux et l’approche de la torche qui brule non loin de la palissade. La mèche dépassant du couvercle prend feu et la femme repose ce que je devine maintenant être une lampe à huile. Comme lorsque nous l’avons vu pour la première fois, elle joint les mains en prière et ferme les yeux. Les autres suivent son mouvement. Ils pleurent les morts. Cela dure un instant puis la musique reprend, et les gens se remettent à danser. Comme s’il ne s’était rien passé.


2 ans plus tard, au cœur de la Décharge


Il y a foule. C’est rare de voir autant de monde réuni autre part que sur la place principale, mais les extractions sont toujours dangereuses alors beaucoup se mobilisent pour les faciliter et limiter les dégâts. Les extracteurs vérifient une dernière fois si la chaîne est bien accrochée. Les mineurs - dont je fais partie - contrôlent les parois du tunnel, solidifiées afin de réduire au maximum les effondrements. Venus prêter main forte aux extracteurs, les costauds s'échauffent, prêts à tirer. Les médecins sont sur le qui-vive, prêts pour soigner les éventuels blessés. Et les protecteurs - que Gabriel a rejoints peu de temps après notre arrivé à la Décharge - s'efforcent de calmer les enfants, surexcités par ce qu’ils s’apprêtent à voir. Tout cela sous les yeux attentifs des meneurs qui s’appliquent à gérer tout ce petit monde pour prévenir le moindre accroc. Lorsque tout est fin prêt, les meneurs lancent le signal. Les extracteurs, aidés des costauds, se mettent à tirer de toute leurs forces la chaîne pour extraire l’objet coincé au milieu de la colline de déchet tandis que mes camarades mineurs et moi faisons attention aux débuts d’éboulement. C’est une opération longue, fastidieuse et délicate, mais elle finit par porter ses fruits. Bientôt, nous apercevons le coffre que j’ai découvert quelques semaines auparavant et quand enfin nous parvenons à le sortir de la colline, une exclamation de joie et de soulagement parcourent la foule. J’ai déjà hâte de fêter cette découverte ce soir sur la place principale avec Gabriel et les autres.


De retour sur la place principale, nous attendons, nerveux, l’ouverture du coffre. Ce n’est pas la première fois que j’assiste à un tel évènement. L’ambiance est toujours comme ça. Les extractions sont des opérations particulièrement difficiles, alors en comparaison de tous les efforts mis à disposition, le contenu est bien souvent décevant. Surtout lorsqu’il y a des blessés... Ou des morts. La tension est particulièrement élevée aujourd’hui. Récemment, une mineure a découvert un coffre rempli d’objets d’un autre temps. D’un temps meilleur. D’un temps où tout le monde était libre, en dépit du sexe, du genre, ou de la sexualité. Mais c’est à peu près tout ce que nous savons de cette époque. Nous attendons beaucoup de ce nouveau coffre. Car après une telle découverte, notre curiosité pour ce monde révolu n’a cessé de croître. Cynthia espère tomber sur des livres. Elle s’est découvert une véritable passion pour la lecture depuis qu’on lui a appris à lire, mais la plupart des livres que l’on trouve ici ne sont que propagandes de Perfect City et elle doit donc se contenter des manuels de cours des Pensionnats des Garçons. C’est d’ailleurs elle la plus stressée de tous. C’est elle qui a découvert ce coffre, c’est donc à elle de l’ouvrir. Elle essaie de le cacher, mais sa raideur la trahit. La doyenne, une jeune rousse d’une trentaine d’année, lui tend une énorme pince coupante. Pince à la main, Cynthia s’approche lentement du coffre, pour en faire sauter le cadenas, mais elle n’a pas le temps de le toucher qu’une sirène assourdissante retentit. Une sirène que nous connaissons tous. Elle signale l’arrivée de deux nouveaux membres dans notre communauté. Feront-ils partis de ces jeunes arrivant sans plus de réactions ni d'envies et dont on ne peut plus rien tirer ? S’agira-t-il de Brisés ?


La doyenne demande à Gabriel d’accueillir les nouveaux et me fait signe de reprendre où j’en étais. Je tente donc de couper le cadenas, mais même si je suis bien plus forte que le jour de mon arrivée ici, ma musculature n’est pas aussi développée que la plupart des autres membres, alors je dois m’y prendre à plusieurs reprises avant qu’il ne cède finalement. Fébrile, je soulève lentement le couvercle du coffre et... En découvrant ce qu’il se trouve sous mes yeux, je pousse un cri de joie. Des livres, des photos, des vêtements, un sac rempli d’une monnaie qui n’existe plus, des lettres, vestiges d’une vie passée. Il y a même une vieille poupée de chiffon pour laquelle les enfants se battront sûrement. Je ne suis pas la seule à me réjouir. L’idée d’en découvrir plus sur cette ancienne civilisation nous exalte tous. Mais l’heure n’est pas aux découvertes. À présent, place à la fête ! Comme tous les soirs, hommes et femmes se mettent à frapper sur tout ce qui leur tombe sous la main, produisant cette mélodie propre à la Décharge qui m’a transportée dès mon premier jour ici. Mais alors que les premières personnes commencent à se rassembler sur la place pour danser, la musique s’arrête, les conversations cessent d’un coup, et un lourd silence emplit l’assemblée. Il est différent de celui solennel des deuils. Gabriel est de retour. Et il n’est pas seul. Derrière lui se trouvent deux personnes. Deux Adultes. Un garde... Et une surveillante.


Comme me l’a demandé la doyenne, je pars à la rencontre des nouveaux. Je préfère me dépêcher, inquiet que l’on doive allumer une nouvelle lampe. Jamais je ne me serais attendu à ça. Deux Adultes passent la porte. Cela n’est jamais arrivé auparavant. Les Adultes ne sont pas jetés comme les enfants. En tout cas pas à la Décharge. Ça ne présage rien de bon. Il y a une femme et un homme. La femme, une surveillante en chef des Pensionnats des Filles au vu de son brassard, porte un corset, véritable instrument de torture selon les filles d’ici, et tient une énorme valise. À en juger par son uniforme, l'homme est un garde, et il m'est étrangement familier. Il a une tâche de naissance sous l’œil. Leurs tenues soignées et leurs airs propres ne me rassurent pas. Que sont-ils venus faire là ? La porte derrière eux est restée grande ouverte. Elle aurait dû se refermer depuis longtemps. En me voyant, la femme me demande de les conduire aux autres. J’aurais aimé consulter la doyenne avant d’agir, mais je n’ai aucun moyen de la contacter. Bien que réticent, je décide de leur obéir. Ils ne sont que deux. Nous sommes des centaines. Et cet endroit est notre territoire. Ils ne pourront rien nous faire. Ils ne cachent pas leurs intentions bien longtemps. Car dès notre arrivée à la place principale, la femme, un grand sourire aux lèvres, propose : « Voulez-vous rejoindre la Révolution ? »

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