Partie 3 : La Révolution

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Je reconnais immédiatement la femme. Sylvie. La cheffe de garde de mon ancien Pensionnat. Une des plus strictes de l’établissement. Toujours parfaite, toujours vêtue du corset qu’elle ne quittait jamais - même pour dormir disait-on - jamais un pli sur sa robe, jamais un écart, elle était le modèle de beaucoup de filles à l’époque. Et voilà qu'elle nous propose de rejoindre la Révolution ? Personne ici n’a jamais songé à une idée aussi folle. Ou si c’était le cas, il le gardait pour lui, certainement convaincu que c'était infaisable. Cela n’a jamais été mon cas. La vie est difficile ici. On n’a pas toujours assez d’eau ou de nourriture pour tout le monde et on côtoie la mort tous les jours. Ici, malgré les efforts constants des médecins, une simple blessure peut signer notre fin. Mais j’aime cet endroit. Cette Décharge, les amis que je m’y suis faits, la liberté que j’y ai acquise, je les aime plus que tout au monde. C’est pourquoi cette idée de changement, cette idée de Révolution, n’a jamais, pas une seule fois, traversé mon esprit. Mais leur présence ici a réveillé des souvenirs en moi. Ceux de ces enfants, les Brisés, qui ont été abandonnés. Par Perfect City... Et par nous. En rejoignant la Révolution... Je pourrais peut-être les aider... C’est peut-être un piège mais... S’il n’y a ne serait-ce qu’une infime chance qu’on puisse les sortir de leur état apathique... Alors je préfère prendre le risque. 


L’ambiance est lourde. Très lourde. Je ne suis pas le seul à me méfier d’eux. Une simple réplique ne suffira pas à effacer ce que les Adultes nous ont faits. Certains, en voyant ces derniers arriver, se sont empressés d’attraper le premier objet à disposition afin de se défendre en cas d’urgence. D’autres, dont les protecteurs, se sont immédiatement dressés en rempart pour protéger les enfants de la Décharge. Cynthia, quant à elle, fixe silencieusement la femme. Est-ce qu’elle la connaît ? La femme parcourt la foule des yeux et soupire. De toute évidence, elle a compris que nous n’allons pas lui accorder notre confiance d’un claquement de doigt. Elle saisit une torche et la jette dans un fut d’essence à moitié rempli sous le regard ébahi de mes camarades. L’homme à côté d’elle lui tend un couteau, ce qui a pour effet de nous mettre encore plus sur nos gardes. Mais au lieu de le diriger vers nous, elle s’en sert pour couper les lacets de son corset qui tombe au sol, soulevant au passage un nuage de poussière. La femme retire ensuite son brassard, ramasse son corset, et les jette dans le feu. Ce geste donne confiance à Cynthia et à quelques autres qui s'avancent. Ils ont décidé de les croire. Ils ont décidé de rejoindre la Révolution. Je jette un coup d’œil à Cynthia. Elle est déterminée. Ça se voit. Rien ne pourra la faire revenir sur sa décision. Je la reconnais bien là. Elle a ce même regard que deux ans plus tôt, peu de temps après notre arrivée à la Décharge. Ce regard ferme, motivé, qui m’a tant captivé à l’époque. Décidé, je fais, moi aussi, un pas en avant.


Comme c’est étrange. Me voilà de nouveau vêtue de mon uniforme rose, un nœud rose dans les cheveux, suivant des cours de cuisine dans une salle rose. Quand Sylvie m’a dit que je devrais retourner dans un Pensionnat des Filles, je me voyais déjà étouffer. J’avais peur de ne pas réussir à me réintégrer dans cette société parfaite, peur qu’on me découvre et qu’on me réserve un sort pire que la Décharge. Je me suis inquiétée pour rien. Dès que j’ai remis un pied dans Perfect City, tout m’est revenu d’un coup. Je suis redevenue calme, discrète et docile. Même s’il ne s’agit là que d’une façade. Car ils ne savent pas que derrière leur dos, de plus en plus de jeunes filles rejoignent la Révolution. Certaines sont choquées au point de s’évanouir en apprenant ce qu’il se passe derrière les murs de la ville, d’autres, plus méfiantes, ont du mal à me croire, mais ce qui me réjouit le plus... Ce sont les yeux emplis d’admiration et d’envie que certaines dirigent vers moi. Je me reconnais un peu en ces dernières. Elles me rappellent celle que j’étais deux ans plus tôt, quand j’ai découvert la Décharge. Cet endroit me manque. Chaque nuit, je repense aux fêtes du soir, à la musique et aux danses endiablées, aux amis que je me suis fait là-bas, à Gabriel... J’espère qu’il s’en sort de son côté.

Je respire profondément. Un fois... Deux fois... Trois fois... C’est rituel nécessaire à mon intégration dans ce nouveau Pensionnat des Garçons. Car chaque matin, la peur de retrouver ces garçons que Perfect City a formaté me cloue sur place. Ce rituel est le seul moyen que j’ai trouvé pour calmer ma terreur. J’ai beau savoir qu’il ne m’arrivera rien tant que je jouerai le jeu, le souvenir de mon dernier jour au Pensionnat des Garçons avant mon arrivée à la Décharge est encore bien frais dans mon esprit. Certains jours, j’en viens même à regretter ma décision. Mais je tiens bon. Je sais que Cynthia donne tout de son côté. Je dois en faire de même. Heureusement, je ne suis pas seul. Il y a d’autres garçons de la Décharge avec moi et je sais que certains Révolutionnaires ont rejoint les rangs des surveillants, même si je ne les ai pas tous identifiés. Ces présences et leur soutient silencieux me rassurent et me poussent à accomplir ma mission. Tous les jours, je travaille à rallier de nouveaux garçons à la Révolution. C’est un processus long et difficile. Selon un surveillant allié, c’est dû au fait que les garçons ont plus de droits que les filles, alors ils n’ont pas de raison de se rebeller. Pourtant cela n’empêche pas nos rangs de gonfler de jour en jour. C’est la preuve que, petit à petit, nous parvenons à changer les mentalités. Et je ne peux que me réjouir de cette nouvelle.


C’est le grand jour. Ce soir, je participerai à la Cérémonie Annuelle de Passage à l’Adulte. Ce soir, je rentrerai dans la Ville des Adultes en tant que femme respectable. Ce soir, j’épouserai l’homme respectable que les Adultes auront choisi pour moi et avec lequel je pourrai fonder une famille. Ce soir, je réaliserai enfin mon rêve de femme. C’est vraiment le plus beau jour de ma vie ! C’est sûrement l’idée que doit se faire le Gouvernement de notre état d’esprit actuel, à moi et aux autres filles de mon Pensionnat. Mais il se trompe lourdement. C’est effectivement le plus beau jour de notre vie, mais ce n’est pas du tout pour la raison qu’ils s’imaginent. Car ce soir, nous atteindrons le point culminant de la Révolution. Le travail de longue haleine des Révolutionnaires touche à sa fin. Ce soir, nos alliés Adultes attaqueront l’immense Tour du Pouvoir qui siège au centre de Perfect City. Ce soir, les filles comme les garçons se rebelleront contre ce système totalitaire. Ce soir, nous nous battrons, tous ensemble, pour les droits que le Gouvernement nous a arraché. Ce soir, nous écraserons son désir de tout contrôler. Ce soir, je dirai enfin adieu à cet horrible uniforme d’un rose criard. J’entends Sylvie agiter sa clochette dans les couloirs. Lorsqu’elle passe devant la porte ouverte de ma chambre, nous échangeons un sourire complice. C’est l’heure de la Révolution.


Nous avons réussi ! Le plan des Révolutionnaires a été un véritable succès ! Nous nous sommes rebellés, et le Gouvernement n’a rien pu faire. Nous étions trop nombreux. Notre volonté de changer les choses a surpassé son obsession pour la « perfection ». Je sais que nous n’avons pas terminé notre lutte. Au contraire, ce n’est que le début. La chute de Perfect City n’est que le premier pas vers la liberté. Nous avons encore beaucoup de travail, à commencer par les Brisés. Nous pourrons enfin leur offrir des soins appropriés et un véritable accompagnement. Nous attendons tous avec impatience leur rétablissement. Selon certains Adultes, il est également primordial de réinstaurer un tout nouveau Gouvernement afin de maintenir la stabilité de la population. Beaucoup songent à élire les chefs des Révolutionnaires, Sylvie et son mari Willem, le garde à la tâche de naissance, et je suis de cet avis. Sans ces deux Adultes, cette Révolution n’aurait certainement jamais eu lieu. Nous devons aussi nous débarrasser de ces fichus murs. Et ce ne sera pas une mince affaire. Ils sont si grands et si épais qu’il nous faudra des semaines, peut-être même des mois, pour en venir à bout. Cynthia trépigne d’impatience à l’idée de découvrir le monde extérieur. Elle s’imagine déjà voyager, explorer cet univers qui nous est inconnu, découvrir de nouvelles cultures, rencontrer des gens... Je la suivrai certainement. Ces deux années de séparation ont suffi à me faire comprendre que je ne pouvais pas me passer d’elle. À présent perchés sur l’ancienne Tour du Pouvoir, je regarde le coucher du soleil en compagnie de Cynthia. Nous faisons alors la découverte d’une nouvelle couleur. Une couleur que l’ancien Gouvernement nous avait caché jusque-là. Un mélange de rose et de bleu. Nous l'avons nommée Violet.


Nous sommes violets.

« Je m'appelle Cynthia. J'ai 18 ans. »

« Je m'appelle Gabriel. J'ai 18 ans. »

Peu importe ce que nous aimons. Peu importe ce que nous détestons. Peu importe nos passions, nos amis, nos envies, nos rêves. Nous ne sommes pas des garçons. Nous ne sommes pas des filles. Nous sommes des humains. Et nous avons le droit de vivre, peu importe nos différences. Nous avons le droit d'exister, peu importe nos différences.

« J'ai le droit d'apprendre. J'ai le droit de lire. »

« J'ai le droit d'aimer prendre soin des autres. J’ai le droit de montrer mes émotions. »

Nous avons détruit cette société qui nous emprisonnait. Nous avons détruit Perfect City. Nous vivrons désormais ensemble, peu importe ce que nous sommes. Peu importe qui nous sommes. Nous ne sommes pas roses. Nous ne sommes pas bleus. Nous sommes un mélange des deux. Nous sommes Violets.

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