Partie 3 : La fuite du passé

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Voilà à quoi ressemblent les vrais mages. J’ai vécu tout ce temps dans un mensonge. Fherini restait subjuguée par cette vision. Une grande femme aux traits anguleux se dressait devant elle, auréolée d’une épaisse chevelure blonde, forte d’une carrure pourtant filiforme, à l’aise dans sa robe grise de combat. La contadine dépensa près d’une minute à la contempler de la tête aux pieds. Elle y détectait notamment un flux invisible à l’œil nu et malgré tout profondément insinué.

— Tu as l’air forte ! complimenta Fherini.

— Ah bon ? douta Aldenia, s’empourprant. Je ne t’ai même pas sauvée !

— Tu l’aurais fait si je ne m’étais pas défendue ! Même sans lancer de sorts, je pressens une puissante magie en toi… Où l’as-tu apprise ? Car moi, j’ai un peu honte de l’origine de mes pouvoirs.

— On dirait que tu as beaucoup à raconter. Et si tu m’accompagnais ?

Derrière la proposition spontanée s’étira un sourire. Aussi Fherini imita Aldenia, soulagée d’avoir enfin trouvé un refuge. Toutes deux emmenèrent la criminelle inconsciente avant de pénétrer dans Orocède, banalité pour l’une, découverte pour l’autre.

C’est ça, une grande ville ? Fascinant ! Mais peut-être trop vaste… J’espère que je m’y habituerai ! Les yeux de Fherini pétillèrent en appréhendant ces rues bien pavées qui s’inséraient entre d’immenses bâtiments. Elle qui avait grandi dans la liberté des campagnes devait prêter attention à la façon dont elle marchait. Traîner son regard de part et d’autre des denses foules l’occupait pendant qu’elle parcourait nombre de quartiers de la capitale. Peut-être que je me sentirai chez moi ici, après tout ce temps à voyager.

Aldenia cornaquait Fherini avec enthousiasme. Derrière elle, la jeune femme issue de la campagne trouvait son premier repère après une année d’errance dans la nature. Comment la citadine s’orientait aussi aisément dans un dédale la laissait dubitative pour le moment. Aldenia baignait dans une aura si unique que Fherini lui accorda directement sa confiance. Par coups d’œil discrets, par sourires interposés, les deux femmes partagèrent ce moment agréable malgré la simplicité de leur geste. Échanger quelques mots suffisait à créer un lien sur le court terme, destiné à être enrichi, quitte à se dévoiler au fur et à mesure. Une mission s’était achevée pour l’une et une vie s’apprêtait à débuter pour l’autre.

Bien vite Fherini rencontra les autres membres de l’équipe. D’abord elle fit la connaissance de Gardis aux boucles châtaines, au visage ferme battu de premiers sillons, à l’ample robe brune aux manches brodés de symboles étoilés. Hargan la rejoignit aussitôt pour mieux accueillir la jeune fille parmi eux, que bientôt imitèrent les autres engagés. Ils semblent tous si dévoués ! Eux au moins aident leur prochain. Si seulement j’avais pu les rencontrer plus tôt.

Chaque défenseur des orphelins gagna facilement la confiance de la contadine. Ce pourquoi Fherini s’épancha sur sa vie. Rejetant l’héritage Laefdra, dénonçant l’attitude de ses parents, elle expliquait comment elle avait résisté à leur influence durant tant d’années. Je me suis enfuie au lieu de les arrêter pour de bon. Tout ce temps à errer du nord au l’est du Ridilan avait plongé la jeune mage dans d’inextricables interrogations. Elle se sentait comme prisonnière de son passé tandis que son avenir lui apparaissait incertain. Avec eux, ça pourrait être différent. Ils sont à mon écoute. De villages en fermes, elle n’avait jamais trouvé un endroit où s’installer. Sa vie de nomade forcée paraissait s’effacer quand Hargan hocha avec assurance.

— J’ignore si cette mercenaire représentait un danger direct, dit-il à Aldenia. J’ignore aussi s’il était judicieux que tu partes l’arrêter. Mais ça en valait sûrement la peine. Fherini Laefdra, je suis heureux de te rencontrer.

— De même ! renchérit Filder. Alors, c’est décidé, tu nous rejoins ? On ne sera pas de trop avec une mage aussi puissante que toi ! Et puis… Ça compensera un peu notre idéalisme.

— Ce choix lui appartient entièrement, contesta Gardis. Quelle malheureuse existence, quand même. Fherini, tes parents ont gâché l’héritage de Deibomon. Tu as ma bénédiction pour tenter de rattraper leurs erreurs. Il aurait été honoré.

Soudain l’invitée sentit un pincement en son cœur. Des gouttes de transpiration suintèrent de son front tandis qu’elle dévisageait chacun de ses hôtes. Non qu’elle se sentît tiraillée entre ces diverses opinions, mais elle essayait de prendre du recul.

— Ne pas suivre les préceptes de Deibomon n’était pas la principale erreur de mes parents, précisa-t-elle.

— S’ils l’avaient fait, rétorqua Gardis, peut-être qu’ils auraient été plus sages. Plus responsables.

— La magie n’est qu’un détail ! On peut la maîtriser et l’utiliser à bon escient, mais ça ne suffit pas. Leurs actes politiques sont condamnables !

— C’est vrai, concéda Hargan. Mon épouse et toi avez de très bons arguments. J’aimerais tant les concilier… Mais le débat serait trop long.

— De toute façon, fit Aldenia, Niheld est trop loin. Notre influence ne s’étend pas jusque-là, et c’est bien dommage.

— Nous la développerons ! Il n’y a pas de raison d’aider seulement les jeunes démunis de nos alentours. Chaque nécessiteux du Ridilan mérite que des personnes responsables se soucient deux ! Fherini, tu es arrivée jusqu’ici après tant de souffrance. Ce ne sera pas vain : nos consciences sont encore plus éveillées qu’avant. Visons grand !

La jeune prodige écarquilla les yeux sans parvenir à relâcher ses épaules. Des éclairs fusaient des yeux de Gardis pour qui son mari s’était encore dispersé dans ses propos. Néanmoins, soupir et clins d’œil réparèrent ces maux éphémères. Restait à Fherini la responsabilité de trouver un engagement. Entre ses paumes circulait un flux dont elle souhait ardemment garder le contrôle. Aldenia y posa sa main, geste spontané que l’invitée trouva étrange.

— Tu es capable de grandes choses, louangea-t-elle. Le fait que tu aies vaincu Travi sans la tuer montre que tu contrôles bien tes pouvoirs. Tu conviens parfaitement à ces lieux ! Et je suis déjà certaines que tu rejoins nos idéaux.

— Puis-je être acceptée ? hésita Fherini. Je suis une Laefdra, après tout… J’ai honte de mes origines. C’est la raison pour laquelle cette mercenaire me poursuivait !

— Tu n’es pas responsable, et te morfondre ne servira à rien.

— C’est toi qui dis ça ? se moqua Filder.

Aldenia ignora la remarque de son ami pour se fondre dans le regard de Fherini. Laquelle réprima ses doutes afin de mieux se mettre en valeur.

— Tu commences à comprendre, Fherini, dit Hagran. Tes origines ne te définissent pas.

— Alors j’accepte, déclara la jeune fille. J’aimerais être des vôtres ! Pas pour redorer l’image des Laefdra. Mais pour aider les gens dans le besoin.

À partir de ce jour, Fherini s’engagea dans cette lutte. À partir de ce jour, elle fit équipe avec Aldenia.

Quelques semaines d’adaptation suffirent à la campagnarde. Ses missions se succédèrent à un rythme soutenu. De la capitale à ses alentours, mue par les conseils de sa partenaire, Fherini construisit son avenir au lieu de se claquemurer dans son passé. C’était aussi l’occasion pour elle de se définir une nouvelle identité, de découvrir combien la vie différenciait de son village natal. Orocède lui plaisait sur certains aspects. Nombreux étaient les citoyens à s’entraider et à contribuer ensemble à son évolution. Cependant, cet aspect reluisant dissimulait des volontés disparates dont elle se méfiait. Les inégalités sociales étaient en effet plus subtiles mais toute aussi présentes. La jeune mage nourrissait l’ambition de les réduire autant que ses capacités le lui permettaient.

Aldenia partageait les mêmes idées. Il ne lui fut donc pas nécessaire de s’attarder sur les bases. Sitôt plongée dans ce milieu qu’elles deux allèrent là où Hargan repéra un danger pour les enfants. Jamais il ne remit leur efficacité en cause, surtout que le duo se montra très productif. Chaque besogne contribuait à les rapprocher quel que fût leur longueur. Même s’il ne s’agissait pas de leur objectif premier, Fherini était contente de développer une telle affinité. Aldenia, en revanche, prit davantage de distance. Elle échouait à extraire sa dernière expérience de son esprit sans déprécier ce que son amie lui prodiguait.

Peu de répit leur fut accordé tant les cas rencontrés s’aggravaient. Fherini s’aperçut, à son malheur, que ses parents étaient loin d’être les pires. Abandons et abus abondaient au quotidien, de quoi faire perdre espoir en l’humanité aux engagés. Chacun avait beau s’ingénier à secourir autant de malheureux possibles, leur portée comme leurs ressources s’avéraient limitées. Il s’agissait de ne rechigner aucunement à la tâche. Il y a un temps pour s’indigner et l’autre pour agir.

Aldenia et Fherini se heurtèrent à deux adversaires de taille. Les premiers furent des fidèles de Deibomon qui accusaient la civilisation Ridilanaise d’avoir trahi la parole du prophète. Ils cherchaient à enrôler de force des enfants dans la cause. Face à cette possibilité d’endoctrinement, Hagran et Gardis perdirent leur sang-froid et menèrent les leurs contre le groupuscule responsable. Un tel assaut surprit leurs ennemis dont beaucoup furent terrassés sans effort. Gardis, dans sa frénésie, tua même la meneuse des dissidents. Un acte qu’elle regretta aussitôt : en quête de rédemption, elle chercha le pardon auprès de Deibomon.

— J’ai failli, admit-elle. La colère m’a rongé tel un poison, et j’en ai perdu mon humanité. Je suis une meurtrière.

— Tu peux te rattraper, mon amour, encouragea Hagran. Nous avons de nouveaux enfants dont nous devons prendre soin.

Elle n’a pas eu le choix, c’était de la légitime défense ! Fherini n’eut cependant davantage le temps de s’appesantir sur l’événement. D’une part les enfants devaient être accueillis, nourris et logés, d’autre part les coupables survivants devaient être jugés. Une lourde peine de prison leur fut accordée tandis que s’étendait la question sur le fanatisme de ces fidèles.

Les partenaires passèrent outre ces problèmes pour mieux poursuivre. Ainsi le deuxième soulèvement contre lequel elles luttèrent était composé de bandits des montagnes. Protéger les enfants de leurs griffes impliqua d’occire plusieurs d’entre eux en incluant leur chef. Ce fut aussi la première fois qu’elles tuèrent. C’est malheureux d’en arriver là…

Heureusement, leurs prochaines missions réclamèrent moins de maîtrise magique et de force émotionnelle. Parfois les partenaires restaient dans l’établissement. Le sourire d’un enfant apportait parfois toute l’affection dont elles avaient besoin. Quelques touches supplémentaires survenaient alors : Aldenia et Fherini se caressaient souvent bras et jambes entre deux œillades passionnées. Je sens quelque chose. Dans ses rires. Dans ses mots. Mais elle reste distante par moments. Serait-ce à cause de Deirionne ?

Dans un élan d’audace, appréhendant les rejets de son amie, Fherini l’invita à manger à La cuillère cassée, taverne du centre tant réputée pour ses plats que son atmosphère chaleureuse. Elles purent ainsi déguster les saveurs d’un poulet mariné dans l’huile et aux herbes locales, enroulé de lards fumés et de laitues fraîches, le tout arrosé d’un pichet d’alcool aux fraises. Elles mangeaient rarement une nourriture aussi grasse, mais elles estimaient bénins de faire une exception de temps en temps.

Cette charmante personne en face de moi ne sait pas profiter de son plat tout en étant bavarde ? Elle est à l’aise avec moi. Il ne manquerait plus qu’elle ose entamer la conversation. Allez, je m’y mets !

— Et quoi, Aldenia ? interpella-t-elle. Tu ne regrettes pas que je t’aie amenée ici ?

— Bien sûr que non ! fit sa partenaire, déployant un large sourire. Ce poulet est vraiment excellent, et je suis en superbe compagnie ! Que rêver de mieux ?

Oh oh, elle est plus directe que d’habitude ! Je l’ai habituée à ma présence. Fherini pencha la tête tendit lentement sa main sur laquelle Aldenia posa la sienne.

— Tu as des passions insoupçonnées ! poursuivit-elle. Tu aimes aussi les romans d’aventure, il me semble ? J’aimerais bien venir chez toi pour que tu puisses m’en prêter quelques-uns, ça m’intéresse bien !

— Pourquoi pas ? Toi, tu préfères flâner à la bibliothèque en quête de livres d’histoire ?

— J’assume ! Orocède possède un passé fascinant. C’est fou comme cette ville millénaire a grandi avec les siècles. De bourgade à cité aux hautes murailles, il est devenu un modèle inspirant pour son système politique qui s’est étendu à travers tout le pays.

— Eh bien ! On dirait vraiment que tu récites un livre. Tu connais mieux l’histoire de cette ville que moi, alors que j’y suis née !

— Les visites du Conseil Régent m’ont donnée envie d’en savoir plus. Il y a tant à dire sur le Ridilan, mais aussi sur nos voisins, si différents ! Certains sont trop puissants contre notre propre bien. Et puis…

Fherini s’interrompit, s’avisant qu’Aldenia était distraite. Derrière elle, par-delà les piliers boisés riches de peinture verte, une jeune femme armée d’une flûte argentée grimpa sur la scène en remplacement des précédents musiciens. Mais avant de jouer de son instrument, elle embrassa son amante qu’Aldenia ne connaissait que trop bien.

— Elle, ici ? se lamenta-t-elle. Comme par hasard…

— C’est Deirionne, n’est-ce pas ? demanda Fherini après s’être retournée. Ce doit être difficile de la revoir après tout ce temps…

— Elle est finalement restée à Orocède. J’espère qu’elle se sent bien entre les bras de cette barde. Au moins, elle est cohérente : elle m’a quittée pour Sheela et a décidé de rester avec.

— Il ne faut pas te morfondre dans les douleurs passées.

— Non, non, je suis contente pour elle ! Elle a refait sa vie. Seulement…

— Tu as refait la tienne aussi.

Fherini continua de se pencher vers son amie. D’un regard profond elles se confondirent tandis qu’elles se rapprochèrent l’une de l’autre. Elles se saisirent l’une l’autre puis recueillirent un doux contact entre leurs lèvres. Paupières closes, perdues dans l’instant, leurs paumes effleurèrent leurs joues, leurs mèches. Fherini et Aldenia savourèrent le goût de leur toucher, ignorant que Deirionne et Sheela les observait d’un œil inquisiteur. Je voudrais que cet instant dure pour toujours. Aldenia, je ne t’abandonnerai pas, je te le promets.

Le couple ainsi formé s’assuma pour la soirée et les jours à venir. Partager des cuillérées et se tenir la main ne suffisaient plus. D’un lien naturel, entre rires et sourires, Aldenia et Fherini s’enlacèrent sous la mélodie de la flûte argentée. Un regard et elles s’embrassaient. Un murmure et l’une posait sa tête sur l’épaule des autres. Elles furent si animées dans leur parade nuptiale qu’elles rentrèrent uniquement quand poignit la fatigue.

C’est bien elle. Celle qui me guidera. Celle que j’aimerai et qui m’aimera en retour. Toutes deux profitèrent des jours suivants comme d’un répit au cours duquel elles apprirent à mieux se connaître, surtout en profondeur. Pour que ces heures échangées devinssent des semaines. Néanmoins, moins d’un mois s’était écoulé quand Fherini fut interpellé.

Ses parents venaient d’arriver à la capitale.

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