Partie 2 : Adolescente tourmentée

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Elle était une enfant des villes. De la capitale, même. Aucune cité du Ridilan n’était aussi fortifiée. Si pentue qu’elle dominait de hauteur, si ancrée dans la nature que des plantes grimpantes s’élevaient de part et d’autre des rues dallées, riches de structures et d’arbres. Ladite citoyenne logeait en effet à Orocède, dense amas de pierres opalescentes et anthracites au sein duquel se heurtaient les plus fortes volontés. Aldenia aurait voulu s’épanouir comme bon nombre de citadins. Mais sa vie s’était annoncée tumultueuse au mépris du bonheur familial.

Ses parents avaient succombé à la maladie alors qu’elle était âgée de onze ans.

Six printemps s’étaient écoulés depuis. Perdue parmi des milliers, écrasée par la complexité d’un monde cerné de murailles, Aldenia avait pourtant trouvé refuge auprès d’un bienfaiteur nommé Hargan Zathorn. Il avait créé une association d’aide aux jeunes démunis, épaulé par son épouse Gardis, et avait sauvé des dizaines d’orphelins ce faisant. Un tel couple fascina la jeune fille pour qui un avenir durable devait être trouvé. Alors elle s’engagea auprès d’eux tant elle croyait à la noblesse de leur quête.

Ce fut à cet endroit que son cœur et son âme s’éclaircirent de bonté et de générosité. Obstinée par moments, tête dans d’autres, Aldenia partageait l’enthousiasme et l’abnégation de ses supérieurs. Elle apprit comment réparer des vies les années suivantes, à force de canaliser sa patience. Mais elle fut aussi une brillante élève de Hargan, grand mage à ses heures perdues, qui lui enseigna comment déployer son flux à bon escient.

D’enfant à adolescente, Aldenia découvrit Orocède à travers chacun de ses angles, tant dans ses défauts que ses qualités. Cette vie lui plaisait tout en l’épuisant. Quelqu’un devait lui fournir du réconfort, une personne appartenant à la même association. Or Deirionne avait ébloui son regard dès ses premières semaines d’engagement. Au-delà de sa sveltesse, de ses yeux noisette brillant au centre d’un visage pâle couronné d’un chignon châtain, la jeune fille fondit sous l’admiration de sa collègue par son dévouement.

Toutes deux se fréquentèrent lors de missions communes. Toutes deux se perdirent dans un partenariat teinté de complicité. Et puis elles se joignirent l’une l’autre, s’embrassant au même titre que leur cause. Aldenia et Deirionne s’installèrent ensemble dans les faubourgs, à peine âgées de dix-sept ans chacune. La taille modeste de leur logement leur importait peu. Ce qu’elles désiraient par-dessus tout était de concilier une vie de couple avec leur travail.

Néanmoins, les deux jeunes filles se voyaient affectées à des responsabilités différentes. Soulagement et réconfort les rapprochaient après chaque journée de dur labeur, mais leur lien diurne se perdait au profit des étreintes nocturnes. Certes Deirionne occupait souvent les pensées d’Aldenia, mais leurs projets d’avenir demeuraient incertains.

Ce soir-là, Aldenia quémandait encore plus d’affection. Elle n’était pas retournée chez elle depuis deux jours, son cœur battait donc éperdument à l’idée de retrouver Deirionne. Pas à pas, guidée par le grincement de la porte d’entrée, la jeune femme passa au travers d’un filet de lumière doré. Cette trace la menait dans leur chambre.

Deirionne ! Tu es là, mon amour ! Vite, emporte-moi dans tes bras !

Aussitôt Aldenia se jeta sur sa partenaire. Se fondit en elle. L’étreignit comme si l’éternité les avait séparées. Seulement, Deirionne réagit à peine. Ses yeux fixaient le vide outre la lividité excessive de son faciès. Soudain elle repoussa sa compagne d’un geste brusque.

— Douce étincelle ! s’étonna Aldenia. Ça ne te ressemble pas !

Des sanglots heurtèrent alors ses oreilles. Deirionne s’était courbée, pâle silhouette installée dans la noirceur de ses couvertures, et pleurait toutes les larmes de son corps. Aldenia se risqua à une autre approche. En vain puisque sa bien-aimée la rejeta derechef.

— Mais enfin ! insista-t-elle. Je suis à ton écoute. Confie-toi, trésor, et j’écouterai !

— Je t’ai trompée ! cria Deirionne.

Aldenia resta figée. Bouche bée. Elle s’agrippa sur le mur derrière elle, comme par instinct, s’accrochant du mieux possible à cette réalité. La nouvelle la frappa, véloce, intense, si bien qu’elle blêmit autant que Deirionne.

Quoi ? Non, c’est impossible ! Elle ne me ferait jamais ça !

Tout s’assombrit. Sa vision directe, celle d’un monde effondré. Des rafales douloureuses assaillirent son être sans en épargner la moindre parcelle. Chaque seconde s’étirait dans l’étroitesse de ses perspectives. Aldenia réprima ses pleurs en dépit de sa souffrance interne, le temps d’obtenir des réponses.

— Tu mens ! accusa-t-elle.

— Si seulement…, se dolenta Deirionne en raclant ses larmes. Je voulais juste prendre du bon temps à la taverne. Mais il y avait une barde là-bas, la célèbre Sheela à la flûte argentée. C’est comme si elle m’avait envoûtée. Au départ, je croyais que c’était dû aux effets de mon cidre, ou bien à sa musique captivante. Non, je suis tombée sous son charme naturel. À ton avis, qu’est-ce que nous avons fait après, hein ?

Deirionne saisit Aldenia et la secoua tout entière. Il se fallut de peu pour qu’elles se perdissent en gémissements.

— Nous avons fait l’amour ! hurla-t-elle. Et j’ai aimé ça ! Je suis un monstre !

— Deirionne…, murmura Aldenia. Je t’en supplie, ressaisis-toi…

— Tu es choquée, mais tu n’oses pas me critiquer. Pourtant, je le mérite plus que n’importe qui au monde !

— Ne désespère pas ! Je trouverai la force de te pardonner ! Il doit y avoir une solution !

— Une seule viable. Nous séparer.

Privée de l’étreinte de sa compagne, Aldenia crut qu’elle allait sombrer pour de bon. Je ne suis rien sans elle ! Elle a commis une erreur, mais je peux la pardonner. Plus la mage se morfondait, plus son âme sœur semblait s’éloigner. Des gouttes salées cerclaient encore les yeux de Deirionne qui restait fixée sur sa trahison.

— Je suis tellement, tellement égoïste ! se maudit-elle. J’ai essayé dé déculpabiliser, crois-moi ! Mais t’imputer la faute serait d’une lâcheté incroyable. C’est moi qui suis trop immature, à vouloir m’amuser pour me changer les idées. Soi-disant que j’ai besoin de me réfugier dans les tavernes parce que voir autant d’enfants malheureux me traumatisent ! Alors que toi, tu es sérieuse, impliquée, dévouée. Tu es même prête à te sacrifier pour eux ! Tu es leur guide. J’aurais dû prendre exemple sur toi.

— Mais tu l’es aussi, enfin ! s’accrocha Aldenia. C’est aussi pour ça que je…

— Non, je suis incomparable. Tu vaux bien mieux que moi. Pour cette raison, notre relation ne peut plus durer longtemps. Je risque encore de te faire souffrir. Je dois partir loin d’ici.

— Mon amour, écoute-moi ! Tu ne peux pas m’abandonner ! Réparons les torts, construisons notre vie ensemble.

— Trop tard, le mal est déjà commis. Je suis sincèrement désolée. Un jour, tu trouveras une femme qui te correspond. Mais ce ne sera pas moi. Je ne suis qu’une amourette sans lendemain. Et je le resterai tant que je ne grandirai pas.

Ainsi fut prononcée la rupture. Aldenia eut beau s’accrocher à ses chevilles, Deirionne avait déjà préparé ses sacs, et elle décampa avec prestesse. La jeune mage finit par lâcher prise, non sans regret, non sans s’affaler sur le sec et rêche plancher. À peine eut-elle la force de se traîner sur son lit. Auparavant elle y enlaçait sa compagne pour une chaude nuit enveloppée de doux rêves, là elle se figea, yeux rivés vers le plafond. Elle ne parvint pas à les fermer avant le lever du jour.

La vie continue, avec ou sans elle. Mon bonheur personnel importe peu comparé à la vie d’enfants abandonnés. Tant bien que mal, Aldenia se traîna hors de sa froide maison afin de retourner là où son devoir l’appelait. Au nord d’Orocède siégeait une haute structure de grès au sein de laquelle se réfugiaient bon nombre d’orphelins. Beaucoup dormaient encore à une heure si matinale, mais elle n’en avait cure. Du baume devait combler son cœur meurtri : une compagnie juvénile, si enthousiaste, lui prodiguerait un peu d’affection. Je me réfugie dans mon travail. Quelle égoïste je fais.

Circuler entre les chérubins ne dissipait guère ses pensées. Chaque idée, chaque regret la guidait au travers d’un chemin sinueux. Plusieurs de ses collègues la saluèrent, sourcillant face à lividité maladive, sans toutefois l’interroger à ce sujet. Même Filder, un jeune homme glabre et à l’épaisse crinière brune d’un naturel loquace, n’osa pas s’enquérir. Il s’occupa plutôt d’une petite fille souffrant d’une fièvre.

Hargan lui apparut au fond de la salle. Adossé contre le mur, le mécène dépassait Aldenia d’une demi-tête alors qu’il était doté d’une bien plus large carrure. Une barbe sombre mêlée de gris mangeait ses joues en contraste avec la brillance de son crâne. Il fronça les sourcils, tête penchée sur le côté, au moment où il avisa l’expression morose de sa protégée.

— Je suis désolé pour ce qui t’est arrivé, fit-il d’une voix douce contrastant avec son physique.

— Comment savez-vous ? demanda la mage, interloquée.

— Deirionne a glissé un papier sous la porte d’entrée de l’établissement, hier soir. Elle y disait que notre association ne méritait pas une alcoolique débauchée, car elle risquait de donner une mauvaise image aux enfants.

— Elle a une si basse opinion d’elle-même ! Alors elle est partie pour de vrai… Flamme, je croyais que c’était la bonne ! Mais je n’ai pas été à la hauteur !

Aldenia s’apprêta à sa morfondre de nouveau, mais Hargan l’enveloppa de ses bras et lui caressa le haut du dos. Heureusement qu’il comprend ce que je ressens, sinon, je serais perdue…

— Elle m’a trompée avec une barde ! s’écria l’adolescente. Quand je pensais que tout allait bien entre nous, je n’ai pas réalisé combien elle souffrait ! J’aurais dû être plus présente à ses côtés, l’entendre se confier !

— Je reconnais ton grand cœur, concéda son supérieur. Tu aurais toutes les raisons de la blâmer, de rejeter entièrement la faute sur elle, mais tu ne le fais pas. Attention à ne pas tomber dans l’extrême inverse. Se culpabiliser n’est pas la meilleure façon de se remettre d’une telle épreuve.

— Ce n’est même pas une épreuve… Au nom de quoi j’ai le droit de me plaindre ? Beaucoup des enfants ici ont vu leurs parents mourir ou les abandonner, ils ont souffert de la faim et du froid ! Et moi, enfermée dans mon confort, je pleure pour une rupture ?

— C’est humain. Tu seras incapable d’aider les autres si tu n’es pas en paix avec toi-même. Deirionne et toi êtes dans un âge où vous devez effectuer des choix capitaux pour l’avenir. Le sien a été radical. À toi de trouver ta voie.

Quel homme ! Aldenia s’extirpa de son contact pour mieux l’admirer de ses yeux encore humides de chagrin. Assez proche pour le lorgner, assez loin pour prendre du recul, elle songea à ses paroles et les assimila en elle.

— L’amour est si compliqué, soupira-t-elle. Pourtant le vôtre survit envers et contre tout. Cela fait vingt-cinq ans que vous êtes avec Gardis, non ?

— Environ. Rassure-toi, ça a été difficile par moments. Ce sont nos ressemblances et nos différences qui font notre force.

— Comme vos croyances ?

— Tu touches juste, Aldenia. Gardis a toujours été très attachée au prophète Deibomon. En sauvant nos terres d’une chute astrale, il a sauvé notre pays, normal qu’il soit considéré comme un héros dans la culture Ridilanaise. Mais voilà, je me sens plus terre à terre. Je me dis que les personnes de tous les jours, comme elle, comme toi, comme chacun de vous ici, êtes tout aussi capable d’être héroïques. Il suffit de puiser le bon de nos personnes.

— Peu d’entre nous sont aussi héroïques que vous.

— Pas de flatterie, enfin ! Je n’ai rien d’exceptionnel… Et mes défauts ressurgissent au pire moment. En tout cas, je compatis, Aldenia. Prends quelques jours pour te reposer, tu en as bien besoin.

— Vous êtes sûr ? J’ai envie d’aider !

— Pour cela, tu dois être au maximum de ta forme. Ne t’inquiète pas, nous avons assez de motivés pour gérer l’établissement en ton absence.

Aldenia écouta son supérieur bon gré mal gré. Quitter cette communauté lui faisait mal, mais elle l’estimait nécessaire pour revenir en meilleur forme. Elle savait que ces enfants seraient entre des mains salvatrices. Il ne lui restait plus qu’à œuvrer pour être de même.

La jeune mage ne s’isola pas pour autant. Noyer son affliction dans moult tavernes, à l’instar de son ancienne conjointe, ne l’intéressait pas non plus. Au lieu de cela, Aldenia voyagea au travers de lectures de récits d’aventures. Tant de lieux mystérieux et de rebondissements haletants l’immergeaient dans des univers fascinants. Qu’ils fussent remplis de dangers lui importaient peu, car Aldenia aimait les moments de tension, lorsque les personnages affrontaient mille périls. Ils avaient cent opportunités de se retourner mais ne le faisaient jamais.

Délaissant les romans d’amour, Aldenia songeait à la portée de ces fictions. Souvent leurs héroïnes ou héros étaient idéalisés, accomplissaient des exploits surhumains et triomphaient de toute adversité. Certes les récits étaient lissés pour plaire au grand public, mais leurs protagonistes inspiraient par leurs valeurs.

C’est ce dont Hargan me parlait. Les héros agissent pour le bien et ne renoncent jamais. Ainsi, quelques jours plus tard, Aldenia revint auprès de ses collègues pour un nouveau départ. Sous les exhortations de Hargan et Gardis, sous l’émerveillement des enfants, elle se montra plus motivée que jamais. Des mois se succédèrent durant lesquels elle s’impliqua dans des dizaines de missions de sauvetage. Elle prit cependant garde de se ménager, notamment en tissant des relations amicales avec ses consœur et confrères. Parfois elle revenait épuisée, mais jamais de quoi la ralentir.

Son influence grandit parmi les siens. Des traces d’un cœur brisé virevoltaient encore en elle sans qu’elle parvînt à les chasser. C’était comme s’il lui manquait quelque chose d’indispensable pour construire sa vie. Son esprit demeurait tiraillé entre l’idéal de bâtir un monde juste et le pragmatisme d’assister à tant de misère humaine.

Une obsession lui trottait dans la tête depuis quelques temps. Des rumeurs se propageaient à propos d’une femme dangereuse appelée Travi, surnommée « La mercenaire à la fourche ». Une telle affabulation n’était pas fortuite puisqu’on lui attribuait de nombreux blessés en sus de d’une poignée de morts. Dès lors, aussitôt qu’Aldenia apprit qu’elle rôdait auprès des murailles de la capitale, elle devança le travail des gardes et se lança à se poursuite.

Elle la trouve alors après des heures de pistage. Par sa triple tresse rousse, par ses cicatrices striant son visage et ses avant-bras, par son armure en cuir bouilli, Travi n’avait pas que sa fourche enflammée pour terroriser ses opposants. Mais ce qui perturba davantage Aldenia fut la jeune fille luttant contre la mercenaire.

Qui est-ce ? Pourquoi prend-elle un tel risque ? Pourtant elle fut vite happée. Une puissante aura émanait de cette personne. Malgré sa petite taille, sa minceur, et sa longue tunique grise en piteux état cette jeune fille semblait baigner dans un flux incroyable. Tant et si bien que ses cheveux violets étaient soufflés en continu. Une étrange résolution brillait dans son regard par surcroît.

— Reculez ou vous le regretterez, menaça-t-elle.

Travi ricana en brandissant son arme.

— Tu crois que tu me fais peur, gamine ? répliqua-t-elle. J’en ai battu des deux fois plus vieux que toi !

— Pourtant vous braillez plus que vous n’agissez.

— Je dois être prudente. Ceux qui m’ont engagé te veulent vivante ! Ils m’ont promis un sérieux pactole. Petit indice : ils n’aiment pas trop les Laefdra.

— Je ne suis pas comme mes parents ! Je les ai fuis pour tout le mal qu’ils ont fait !

— Menteuse. Tu veux étendre leur influence plus loin ! Puis c’est lâche de ta part de rejeter la faute sur eux et de les désigner comme cible !

Pendant que Travi tendait sa fourche, la jeune fille accumula le flux magique autour d’elle. Elle le libéra d’un seul coup, déployant des ondes circulaires si intenses qu’elles éjectèrent la mercenaire sur plusieurs mètres.

La mage prodige vérifia que son ennemie était inconsciente et sourit de suite. Son talent est indéniable… D’où vient-elle ? Aldenia se positionna devant elle et l’étudia d’un regard plus insistant que nécessaire. Bouche bée, yeux écarquillés, elle relâcha ensuite les bras, s’apaisant face à une telle présence. Cependant, après s’être autant dévoilée, l’éreintement de l’inconnue la démystifiait.

— Aldenia N’Hyor, se présenta l’engagée, non sans hésitation. J’étais venue capturer cette mercenaire… mais tu as été plus efficace que moi.

— Moi, c’est Fherini, dit la jeune fille. Fherini Laefdra. Et je suis venue chercher une meilleure demeure.

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