29 - Double

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 Elle avait un jumeau maléfique.

 Elle ne savait pas depuis quand elle le savait. Peut-être quand elle était petite, elle croyait se souvenir avoir vu un vieux film qui parlait de ça. Ou était-ce une bande dessinnée ? Peu importait. Elle avait simplement pris conscience de la chose. D'un coup, tout faisait sens : ce qui lui arrivait de terrible, c'était bien entendu la faute de son jumeau. Par exemple, cette fois, si lointaine maintenant, où elle avait cassé le vase de sa mère, risquant par mégarde de se couper gravement alors qu'elle était si jeune. Bien sûr que c'était lui. Ou la fois où elle avait couru après elle ne savait quoi dans le parc et s'était perdue, loin de son père. Fort heureusement, rien de grave n'était arrivé, et son père l'avait retrouvée assez vite, mais elle savait que c'était son jumeau qui l'avait attirée ainsi.

 Plus tard, adolescente, elle continua de sentir sa présence vicieuse et perverse. Il était là à la pousser à faire des choses mauvaises, elle entendait presque sa voix lui dire de faire du mal, d'insulter quelqu'un sans raison juste parce que c'était drôle, de mentir, tromper, trahir. Résister était difficiel, et elle n'y arrivait pas toujours. Elle pleurait parfois, seule, en silence, ne comprenant pas pourquoi son jumeau la harcelait ainsi, spectre malveillant qui hantait sa vie.

 Elle avait demandé à sa mère, une fois. Avait-elle eu un frère mort-né ? Ou qui était mort peu de temps après la naissance, alors qu'elle avait survécu ? Sa mère était devenue blême et, d'une voix blanche, avait exigé à sa fille d'aller dans sa chambre et de ne plus jamais poser ce genre de questions. Cette dernière avait pris la chose comme une confirmation, mais lorsqu'elle chercha des preuves tangibles, elle n'en trouva aucune. Elle y voyait l'influence de son jumeau qui, par-delà le voile de l'au-delà, continuait de la harceler, se vengeant de l'injustice de ne pouvoir vivre – alors que elle, si.

 Ses manifestations néfastes ne firent que continuer avec les années, même si elles se firent plus insidieuses. Elle blâma longtemps sa sexualité confuse et débridée sur lui, avant de comprendre qu'il était surtout la source de ses doutes et de sa confusion. Elle était sans cesse proie à une anxiété dont elle avait le plus grand mal à se défaire, luttant chaque jour contre elle. Et puis, bien sûr, les autres problèmes continuaient, s'accumulaient. Elle se cassa trois orteils le jour où elle devait aller à l'une des fêtes les plus importantes de l'université – si importante, d'ailleurs, que la police vint à celle-ci. Elle arriva en retard à son examen le plus important parce que son réveil n'avait pas sonné, et elle n'eut même pas vraiment le temps de stresser durant l'épreuve tellement elle essaya de compenser la chose – c'était déjà un miracle qu'on la laisse participer. Elle avait l'impression que son frère s'amusait à lui mettre des bâtons dans les roues, encore et encore, et cela continua même jusque dans son travail. Elle entendait sa voix en permanence, juste au fond de son crâne, à lui dire qu'elle travaillait trop, qu'elle s'acharnait pour rien, et elle ripostait en s'abrutissant encore plus dans son travail. Elle faillit sombrer dans l'alcool pour le noyer, mais même cela, ce n'était pas possible, il restait là malgré tout, à lui dire que cela ne servait à rien, qu'il serait toujours là, qu'elle ferait mieux d'arrêter. Même ses collègues étaient insupportables : malgré elle, elle prenait toute remarque comme une attaque, une insulte pernicieuse, alors qu'elle se distinguait par son travail, justement, et qu'elle savait l'estime qu'on lui portait. N'y tenant plus, elle se retrouva à démissionner pour aller travailler ailleurs, abandonnant une carrière fructueuse mais trop stressante pour elle.

 Sa vie amoureuse n'était guère mieux. Ses relations ne tenaient pas, elle n'arrivait pas à être intime avec qui que ce soit avec l'impression horrible de toujours avoir un spectre au-dessus de vous. C'était peut-être tant mieux, quelque part, car beaucoup de ses partenaires au fil des années étaient loin d'être exceptionnels. Toutefois, c'était difficile de le savoir : elle finissait toujours par les repousser pour une raison ou une autre avant qu'elle ne puisse vraiment les connaître.

 Elle se rendit compte un jour qu'elle n'en pouvait plus, tout simplement. Elle se tourna alors vers tout ceux qui pourraient l'aider. Elle commença une, puis deux, puis encore d'autres thérapies, avec psychiatres, psychologues, psychoanalystes, même des charlatans, dans le vain espoir de se débarrasser de ce double maléfique qu'elle espérait être une psychose, une maladie mentale qu'elle pourrait dénicher et anéantir d'une manière ou d'une autre. Mais aucune conversation condescendante ni aucun médicament ne fit quoique ce soit, même si sur d'autres aspects, cela l'aida un peu, ce qui était déjà mieux que rien. Elle se tourna alors vers l'exorcisme, tenta le coup avec une voyante – très gentille au demeurant, essaya divers rites chamaniques plus ou moins respectueux de leurs cultures d'origine, mais rien n'y faisait.

 Mais elle apprit l'horreur bien plus tard. Par pur hasard, alors qu'elle regardait la télé, un soir, abrutie par une journée de travail. Cela parlait de quelque chose d'assez rare, mais qui arrivait parfois : lorsqu'il y avait des jumeaux, il pouvait arriver que l'un des fœtus absorbe l'autre. Bien que rares, cela arrivait. Elle comprit alors que son frère n'était jamais né, et pourquoi elle ne pourrait jamais s'en débarrasser. Il était une part d'elle, à tout jamais. Lutter ne servait à rien. Elle était condamnée à vivre avec ce jumeau maléfique, qui se vengeait de l'injustice de n'avoir jamais réellement existé sur sa sœur bel et bien vivante. Elle ne pourrait jamais s'en sortir.

 C'est ce qu'elle raconta à un homme avec qui elle venait de passer un bon moment – merci l'alcool, d'une manière et d'une autre. Il était séduisant, à sa façon, mais ce n'était qu'un coup d'un soir comme tant d'autres. Toutefois, contrairement aux quelques rares autres à qui elle avait raconté son histoire, il ne rit pas, ne prit pas un air affolé, ne lui dit pas non plus qu'elle devait se faire soigner. Il remarqua simplement :

 « Mais pourquoi ne serait-ce pas toi alors le jumeau maléfique ? »

 Elle lui jeta un regard horrifié avant de lui dire que ce n'était pas possible, elle essayait toujours de faire de son mieux. C'était sa faute à lui. Sans lui, tout serait parfait.

 « De ce que tu m'as dit, il t'a sauvé la mise plusieurs fois. Tu casses un vase, il s'assure que tu ne te blesses pas. Tu te perds dans un parc, mais rien ne t'arrive. Ce serait plutôt ton ange gardien, j'aurais dit. »

 Elle resta silencieuse. Lui sortit du lit et se rhabilla pendant ce temps. Alors qu'il remettait sa chemise, il lui dit :

 « Après, je ne pense pas que tu sois maléfique. Ni toi, ni lui. Je veux dire, usuellement, les jumeaux sont plutôt comme tout le monde. C'est juste un truc marrant d'imaginer que l'un est gentil et l'autre méchant. C'est tout. Dans ton cas, vous êtes juste… un truc. Deux faces d'une même pièce, en gros. »

 Il rajusta ses vêtements et récupéra ses affaires. Il se tourna vers elle.

 « Bon, temps pour moi de rentrer. Passe une bonne journée, et si jamais… tu as mon numéro, » conclut-il avec un petit clin d'œil.

 Elle hocha la tête. Il s'apprêta à s'en aller lorsqu'elle se redressa enfin pour lui dire :

« Attends ! »

 Il se retourna.

 « Merci. »

 Il haussa les épaules et disparut.

 Elle ne le revit plus jamais. Mais ce n'était pas important : ses mots restèrent avec elle.

 Et désormais, elle était en paix avec lui-même.

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