28 - Gift

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 Il y a des dons dont on se passerait bien.

 On dirait pas comme ça. J'ai l'air d'être assez classique. Normale. Pas particulièrement intelligente, pas une grosse athlète, pas de véritable passion – bon, un peu la musique, quand même. Mais sinon, juste une jeune fille noire qui vit tranquillement sa vie, va à son travail en lisant des bouquins plutôt pas terribles avec les écouteurs dans les oreilles à fond. Une comme on en voit tant d'autres, toujours sur son portable ou avec sa musique. Rien de surprenant, quoi.

 Bon, hormis que je peux voir les morts.

 Ouais, les esprits des défunts, l'âme des disparus, tout ça. Un peu comme Sixième Sens, oui, mais sans le gore. C'est plus… diffus. Pas très facile à expliquer comme histoire. Perso, j'essaye même plus, c'est comme essayer d'expliquer le principe d'une nouvelle couleur à un chien aveugle.

 Mais ouais, je vois les morts.

 Et non, c'est pas aussi cool que Sixième Sens. Loin de là.

 Déjà, de base, je vois tous les morts. Enfin, tous ceux qui sont encore là. Ça inclut… plein de trucs, étonnament. Des bestioles, des insectes, des animaux quoi. Parfois des plantes, aussi, enfin je crois ? C'est plus compliqué pour tout ce qui n'est pas très conscient de dire, de toute façon. Pour les humains, en revanche, c'est clair.

 Que ceux qui sont encore là, en tous les cas. Et comme je dis : pas comme dans le film, non. Je n'aide pas vraiment les esprits à passer dans l'au-delà ou quoique ce soit. Ils finissent de toute façon par se dissiper, que je les aide ou non. Ils viennent juste me casser les pieds.

 Oui, me casser les pieds ! Vous vous rendez compte de ce que c'est, d'être une des rares à pouvoir voir des spectres depuis que vous êtes gamine ? J'ai une horde de spectres qui me tourne autour depuis toute petite, toujours à pleurer et se lamenter. J'ai mis du temps à comprendre que ce n'était pas normal, mes parents ont cru que j'étais folle et ont essayé de me faire voir un psy, qui était très bien d'ailleurs, même s'il n'a pas été d'une grande aide. Finalement, j'ai juste ignoré tout ce beau monde. Ça a réduit leur nombre, mais ils me traînent toujours autour. Ils sentent que je peux les voir. Alors ceux qui en ont vraiment quelque chose à faire viennent et me harcèlent.

 Bon, non pas qu'ils puissent interagir avec moi. Juste, ils essayent de communiquer, et moi je plonge mon nez dans un bouquin et je mets ma musique à fond. Rien à faire que je devienne sourde : au moins, ils pourront plus me casser les pieds.

 Le seul point positif de l'histoire, c'est que je suppose que la magie existe, peut-être ? Ah et aussi, qu'il y a bien une après-vie, mais elle a pas l'air très jouasse ni très longue. C'est le purgatoire, je suppose, ou un équivalent. En tous les cas, je ne me sens pas plus concernée que ça. J'ai abandonné l'idée de m'occuper de ça. Dès que je recommence à les écouter, c'est infernal.

 Parce que je finis toujours par flancher, au bout du compte.

 Par exemple, là.

 « … et donc, j'aimerais beaucoup dire à ma petite-fille tout l'amour que j'ai pour elle, mais surtout, surtout, là où j'ai caché ma petite fortune ! Oh, ils ne la trouveront jamais si je leur dis pas, et ils vont vendre la maison…

  • Écoutez, madame, j'entends votre proposition, mais je suis hélas très occupée, je vais devoir raccrocher. »

 Un bon truc pour ne pas subir des regards étranges : prétendre être en train de parler dans le fil de ses écouteurs, comme si on était au téléphone. Bon, on a toujours l'air fin à parler seul, mais tout le monde commence à s'y habituer.

 « Mais vous ne comprenez pas !

  • Je suis vraiment désolée, j'ai du travail, je dois raccrocher…
  • Vous pourrez évidemment en prendre une partie !
  • Non, vraiment, votre offre ne m'intéresse pas. Au revoir…
  • Il y en a pour plus de quinze mille euros ! »

 C'est le moment où le bon sens laisse place à la cupidité. C'est souvent une erreur, mais comme vous vous en doutez, une femme noire qui a un dossier psychiatrique, ça ne roule pas vraiment sur l'or. Bon, je me débrouille, mais quand même. Je considère le spectre pendant quelques secondes, mais je sais que j'ai déjà pris ma décision.

 « Bon, d'accord. Ce soir, après le travail. »

 Je remonte le son de ma musique pour ne pas l'entendre me dire merci.



 Je grogne alors que je grimpe les étages menant à l'appartement de la petite-fille. Si j'avais su que ça impliquerait quatre étages sans ascenceur, j'aurais peut-être dit non. Fort heureusement, la pensée de toucher une partie du pactole – d'une manière ou d'une autre – me motive à aller de l'avant, malgré la brûlure dans mes jambes. Je me dis qu'il faudrait que je reprenne le sport. Je me dis qu'il faudrait aussi que j'arrête d'écouter les spectres. Je me dis que j'aimerais beaucoup pouvoir baffer la grand-mère flottant à mes côtés et qui m'encourage tout en me disant qu'à mon âge, elle serait déjà arrivée en haut. Je me retiens de l'injurier, mais surtout parce que mon souffle est trop précieux.

 Je me laisse un petit temps avant de toquer à la porte. La grand-mère piaille toujours à mes côtés. Je lui fais signe de se taire. J'insiste et je frappe de nouveau.

 Quelqu'un finit par entrouvrir la porte. Je n'arrive pas à la voir.

 « Oui ? 

  • Bonjour, je suis bien chez Mirana Ramanjato ?
  • Euh… oui ?
  • Ah, bien. Je m'appelle Hissa, et, euh… »

 Je réfléchis à toute vitesse. J'ai beau me creuser les méninges, aucun bon mensonge ne me vient. J'aurais dû y réfléchir avant.

 « Je suis… une amie de votre grand-mère ? »

 Le ton hésitant n'est pas l'idéal. La porte se referme un peu plus. Déjà qu'elle était pas vraiment ouverte…

 « Laquelle ? »

 Son ton à elle est sans appel. Je me tourne vers ma comparse fantômatique. Elle me susurre son nom.

 « … Fety ? »

 La petite-fille hésite. Elle maintient la porte ouverte.

 « Mamie Fety est… Je veux dire, elle est morte.

  • Oh, croyez-moi, je suis bien au courant. Disons qu'elle m'a dit… euh… elle m'a dit de vous transmettre un message, à quel point elle vous aime et qu'aussi, elle avait caché de l'argent.
  • Comment ça, caché de l'argent ? Mamie n'avait pas grand-chose, c'était une veuve retraitée depuis des années.
  • Visiblement, il se pourrait que… non !
  • Quoi ?
  • Pardon, ce n'était pas pour vous, c'est juste… Rah, mais !
  • Euh…
  • Oui, pardon. Bon, alors, euh, voilà. Si vous voulez, on peut y aller maintenant.
  • … avec vous ?
  • … oui ? Enfin, on m'a plus ou moins dit que j'aurais droit à une… »

 Je m'arrête là, penaude. À côté de moi, la grand-mère me harcèle :

 « Cessez de vous focaliser sur mon argent et dites-lui ce que je n'arrête pas de vous dire ! Vous n'arriverez jamais à la convaincre de vous suivre comme ça ! Allez, c'est pas compliqué, répétez juste après moi…

  • Rah, mais taisez-vous, vous me filez la migraine ! »

 Mirana sursaute de l'autre côté de la porte. Merde. Je la vois qui commence à fermer la porte pour de bon.

 « Je suis désolée, mais je ne suis pas intéressée…

  • Non, non, attendez ! Aïe ! »

 J'ai coincé mon pied dans la porte. Je regrette beaucoup ce qui se passe.

 « Mamie Fety me dit de vous dire… que vous êtes formidable, qu'elle regrette beaucoup de vous avoir traité ainsi, et qu'elle vous a toujours aimé. Elle dit qu'elle est désolée, et qu'elle sait que l'argent ne résoudra rien de ce qui est arrivé, mais c'est tout ce qu'elle peut vous offrir maintenant, ça et des paroles au travers de… euh… moi. Enfin, des excuses. Je veux dire. Voilà. Hum. »

 Mirana rouvre la porte, juste un peu. Je peux enfin la voir. C'est une jeune femme charmante, à la peau bronzée, aux yeux marrons et à la bouche… Euh, c'est pas le propos. Concentrons-nous.

 « Comment… pourquoi ? Attendez… comment connaissez-vous ma grand-mère ?

  • Euh…
  • Répondez-moi franchement. »

 J'essaye de trouver un mensonge acceptable, mais elle est trop… Enfin, en tous les cas, rien ne me vient.

 « C'est… bon, d'accord. Franchement, hein ? D'accord. »

 Je pousse un long soupir. Je me prépare à avoir très mal au pied à nouveau, mais je tiens vraiment à cette argent.

 « Disons que… je vois les morts. »

 Je ferme les yeux. Très fort. Je suis prête à avoir mal.

 Rien.

 Je rouvre un œil.

 Elle me regarde bizarrement.

 « Vous… voyez les morts ?

  • … oui ?
  • … et donc, ma grand-mère ?
  • … oui ?
  • … entrez. Je suppose. »

 Je pousse un long soupir. Je ne remarque qu'à peine le grand sourire de la grand-mère.



 Du coup, il y avait bien de l'argent, caché dans une boîte sous une latte. Bon, il n'y avait que mille cinq cent euros. Évidemment. Loin d'être la fortune annoncée, mais mieux que rien.

 Vraiment, certains dons, on s'en passerait bien, parfois.

 Mais le mien, je crois que je m'y suis fait.

 Je veux dire, je n'y ai pas gagné grand-chose, c'est sûr.

 Mais bon, une petite amie, c'est déjà pas si mal.


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