20 - Breakable

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 Hélène referma la porte derrière avec autant de discrétion que possible. Elle leva les yeux au ciel, guettant quelques gouttes de pluie sous ce ciel noir et lourd. Quelque chose dans l'air lui faisait dire que l'orage ne tarderait pas, mais pour l'heure, elle pouvait encore se risquer dehors. Elle s'avança dans l'allée menant jusqu'au fond du jardin et trouva un adolescent en train de se morfondre sur une vieille balançoire. La scène était d'un cliché que la femme se retint avec difficulté de pouffer. Elle se devait de se tenir, tout de même.


 « Eh. »


 Le jeune garçon lui jeta un coup d'œil avant de retourner à l'observation passionnante de ses pieds. Il se balançait machinalement, sans paraître y penser. Ses cheveux broussailleux et sa mine abattue lui donnaient un air de chiot mignon. C'était difficile de ne pas lui faire un câlin tout de suite et lui dire que tout irait bien. Elle se força plutôt à s'asseoir sur l'autre siège – avec précaution, le métal rouillé grinçant assez fort au même moment.


 « On m'a dit que ça n'allait pas fort. »

 Il grogna pour toute réponse. Elle resta là à l'observer, en silence. Ce visage doux, ce nez retroussé, de petites tâches de rousseur, discrètes… vraiment un gamin mignon. Il tenait bien de son père, c'était sûr. Même tendance à porter des vêtements qui ne le mettaient pas en valeur du tout, en revanche, avec ce hoodie gris quelconque et ce jean pas vraiment adapté à sa morphologie. Elle espérait que ça lui passerait, en revanche.


 Bon, par contre, il ne disait toujours rien. Elle essaya de nouveau.


 « Tu veux en parler ? »


 Il ne répondit rien. Même pas un grognement. Du coup, elle prit ça pour un signe de progrès. Juste à attendre un près, et le barrage allait céder…


 « Julie… »


 Maintenant.


 Bon, il s'était arrêté aussi sec, mais c'était un début. Il fallait juste creuser un peu.


 « Quoi, qu'est-ce qu'elle a Julie ? »


 Et le voilà reparti dans son mutisme. À regarder… des brins d'herbe ? Le jardin n'était pas vraiment entretenu, c'est sûr. Les mauvaises herbes étaient un spectacle comme un autre, c'est vrai. Hélène aurait pu l'apprécier un peu plus si il faisait un peu moins froid. Elle regrettait de ne pas avoir pris un manteau un peu plus épais.


 « Thomas ? Parle-moi. »


 Il réagit à son prénom en lui jetant un regard perdu, perlé de larmes. Elle se retint d'aller lui faire un câlin de nouveau.


 « Elle… elle m'a quitté… »


 Hélène dut s'empêcher montrer toute trace d'émotion. D'une part, elle était soulagée, car bien sûr, son esprit avait imaginé des choses terribles. Mais aussi, elle était plus qu'attristée, car elle sentait la douleur sincère de ce jeune homme qui découvrait réellement, pour la première fois de sa vie, la souffrance d'un cœur brisé.


 « Je suis désolée, murmura-t-elle, sincère et solennelle.

  • C'est… c'est pas grave, tenta-t-il avec maladresse, sa gorge nouée le trahissant. Ça va.
  • Manifestement, non. »

 Il souffla. Un souffle long, tremblant, difficile, qui venait du fond des entrailles. Lourd et chargé en émotions.


 « Non, ça va pas. »


 Thomas frappa le sol du talon, s'amusant en apparence à se balancer et se projeter faiblement. Hélène voyait sa confusion, sa douleur, son appréhension face à un futur incertain désormais, la découverte de tant de choses…


 « Je croyais… je me disais que ça irait. Mais… je l'aime… je l'aimais… vraiment.… »


 Il se balança un peu plus, en rythme avec ses pensées chaotiques. Hélène l'écoutait, immobile, oreille attentive et silencieuse.


 « Ça n'allait plus trop, depuis deux semaines. Et puis, on est juste… juste des ados ? Je sais pas. Je pensais pas… je pensais pas que ça me ferait ça. Je pensais que… que je pourrais contrôler tout ça. Que si Julie ne voulait plus qu'on se voit, qu'on soit juste amis, je saurais gérer. Mais… mais je sais pas gérer. J'ai si… mal… »


 Il se serra la poitrine, empoignant son hoodie, replié sur lui-même. Hélène détourna son attention dès qu'elle entendit les premiers sanglots étouffés. Elle se concentra sur la haie tout aussi entretenue que le reste du jardin qui les séparaient du reste du monde. Dans la pénombre, ce mur de feuilles avait un côté perturbant, un peu flou. Elle s'essuya les yeux. C'était définitivement la nuit, oui.


 Les pleurs s'arrêtèrent avec quelques reniflements. Thomas se redressa, souffla de nouveau. Toujours le même tremblement.


 « J'ai l'impression que je pourrais plus jamais aimer. »


 Elle n'allait rien dire, mais ça ne l'empêcha pas de lever la main comme pour l'arrêter :


 « Je sais ce que tu penses, je suis un ado, c'est stupide, ça va passer, mais… mais c'est l'impression que j'ai, là. D'accord ? »


 Elle hocha la tête.


 « Mais… j'aimerais bien que tu me dises… »


 Il ne termina pas sa phrase. C'était très agaçant, cette manie qu'il avait de ne jamais terminer ce genre de propos. Elle tenta :


 « Quoi, que tu es un ado stupide et que ça va passer ?

  • Non !
  • Tant mieux. Tu n'es pas stupide. Un adolescent, oui. Et ce que tu ressens est normal. Et oui, ça passera. Mais ça ne rend pas tout ça moins terrible, surtout pour toi. Je sais que c'est dur. Je me souviens encore de ma première relation… »

 Elle souffla fort, l'air blasé, les joues gonflées.


 « C'était… quelque chose. Stupide et ridicule. Et moi aussi, j'ai pleuré. »


 Elle s'arrêta là, s'apprêtant à dire quelque chose d'autre avant de secouer la tête et de reporter son attention sur Thomas. Elle continua :


 « Moi aussi, j'ai cru que je n'aimerais plus jamais. »


 Et de nouveau, s'arrêta. Une pause volontaire, toutefois. Elle ne voulait pas monologuer, elle voulait parler avec lui. Il pencha la tête sur le côté.


 « Mais tu as aimé encore, c'est ça ?

  • Bien sûr. Mais tu le sais déjà. »

 Il sourit pour toute réponse. Elle reprit :


 « C'est terrible, une rupture, surtout la première. Ton cœur se brise, et tu perds quelque chose. Mais après… tu y as aussi gagné quelque chose. Un peu d'expérience, par-delà la souffrance. Et au fond… le cœur c'est un muscle, tu vois ? Pas que littéralement, je veux dire, avant que tu ne dérailles ma métaphore.

  • J'allais rien dire !
  • Je te connais. Mais oui, le cœur, c'est comme un muscle. Et comme un muscle, il devient plus fort, à force d'être utilisé. Et ce sont les micro-déchirures qui le rendent plus fort, pas la grosse, pas la rupture, ce n'est pas ce que je dis. Mais quand tu as subi la rupture… tu comprends mieux comment ton cœur fonctionne. Ce que tu peux endurer ou non. Si tu te déchires le mollet, je te garantis que tu te souviendras de la douleur, et surtout, tu feras attention après. Le cœur, c'est pareil. Ça ne veut pas dire que tu n'aimeras plus. Mais tu aimeras mieux. Plus sagement. Tu vois ? »

 Il se balança en silence, paraissant à réfléchir à ses propos. Avant de déclarer :


 « Je… suppose ? C'est pas terrible comme métaphore quand même. »


 Elle lui envoya de la terre et de l'herbe d'un coup de pied, et il esquiva le tout en riant.


« Je fais ce que je peux, enfant ingrat !

  • Ahah, pardon, mais c'est la vérité, c'est un peu nul ! »

 Elle rit aussi, et ils se balancèrent côte à côte, faisant grincer la balançoire. Hélène considèra le métal rouillé. Elle espèrait qu'il ne casserait pas d'un coup alors qu'ils étaient dessus. Ce serait vraiment ridicule. Elle reporta son attention vers Thomas. Il avait l'air d'aller un peu mieux, déjà, c'était sûr. Mais elle préfèrait continuer un peu, juste au cas où. Ou peut-être avait-elle elle-même besoin d'en parler ? Elle n'en savait rien.


 « Ce que je veux dire, reprit-elle, c'est que le cœur se brise, oui. À chaque fois. Chaque relation, dès lors que tu avais un peu de sentiments dedans… quand elle se casse, tu en perds un bout. C'est normal. Et celles qui suivent ne sont jamais pareilles, ne peuvent pas être pareilles, parce que l'expérience t'a changé. Et la relation avec la personne, si elle continue, n'est plus jamais la même. Mais ce n'est pas grave. Ça ne rend pas la chose moins belle, moins pure, ou quoique ce soit d'autre, d'accord ? C'est juste différent. C'est un peu triste, peut-être, mais en même temps, pas vraiment ? Et même, parfois, c'est mieux ainsi. Et ça ne t'empêche pas d'aimer après, encore. C'est différent, mais c'est toujours de l'amour. »


 Elle descendit de la balançoire et s'étira. Elle poussa un petit gémissement de satisfaction après, avant de se rendre compte qu'il se mettait à pleuvoir. Elle fit un signe à Thomas, et il hocha la tête puis la suivit alors qu'elle retournait vers la maison. Ils s'arrêtèrent devant la porte et regardèrent la pluie s'abattre sur le jardin en friche. Ils restèrent là sans rien dire, et sursautèrent de concert quand le tonnerre gronda d'un coup, avant de rire tous les deux. Lorsqu'ils s'arrêtèrent, avec un petit souffle de contentement l'un et l'autre, un moment s'installa, doux et calme. Thomas finit par dire :


 « Merci.

  • De rien. C'était… un peu confus, mais j'espère que ça t'a aidé.
  • Toujours. »

 Silence.


 « Câlin ? demanda-t-elle d'un coup.

  • Câlin. »

 Ils se serrèrent l'un contre l'autre pendant quelques secondes avant de se relâcher.


 « Honnêtement, papa a choisi la mauvaise sœur.

  • Idiot.
  • Bah quoi ? C'est vrai !
  • Rentre au lieu de dire des bêtises. Et essuie-toi les pieds !
  • Ouais, ouais.
  • Est-ce que vous êtes trempés ? demanda une voix féminine au loin.
  • Non, ça va, maman ! cria Thomas en retour. Tatie et moi sommes rentrés avant que ça tombe !
  • D'accord ! »

 Hélène se cala contre le mur, restant à l'extérieur à contempler la pluie. Thomas lui jeta un regard étrange. Il finit par dire :


 « Ça va ?

  • Ça va. File faire tes devoirs.
  • On est samedi.
  • Et demain on sera dimanche. Au boulot, paresseux.
  • Pfff. »

 Il repoussa la porte, la laissant se claquer toute seule. Hélène poussa un long soupir. Au fond de sa poitrine, une vieille douleur, lançinante, se mêlait à beaucoup d'autres sensations, formant un mélange complexe, de la joie teintée d'un peu de tristesse et de regret, mais surtout, surtout, avec un très fort arôme d'amour et de tendresse.


 Elle se laissa glisser jusqu'au sol avec un petit sourire résolument content.


 C'était différent, oui.


 Mais c'était bien.

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