21 - Drain

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 Trois grands coups sur la porte en bois qui résonnèrent dans toute la maison, par-dessus le son de la pluie torrentielle. La famille réunie dans la grande-salle sursauta dans un bel ensemble. Ils s'examinèrent les uns les autres, surpris, avant que la mère, une femme large à l'air tendre, décide d'aller voir. On murmura dans son dos, mais brièvement, jusqu'à ce qu'elle soit face à la porte. Là, après un moment d'hésitation, elle l'entrouvit, jeta un bref regard à l'extérieur. Elle fut d'abord terrifiée puis soulagée presque aussitôt lorsqu'elle reconnut la silhouette. La matronne ouvrit grand la porte, révélant à chacun l'être qui se trouvait de l'autre côté.

 Dans un gigantesque manteau noir, sous un chapeau large tout aussi sombre, luisant et plié par le poids de l'eau, un masque d'oiseau gigantesque, blanchâtre. On aurait cru à un spectre, une apparition ténébreuse envoyée par le Malin, et l'effroi vous prenait face à cette apparition spectrale, l'épais vêtement ciré donnant de prime abord l'impression d'un voile flottant au-dessus du sol, secoué qu'il était par la tempête qui rugissait dehors. Et puis l'on voyait les bottes de cuir crotteuses sous le manteau, ainsi que les mains gantées de cuir, dont l'une tenait une grosse mallette abîmée.

 « Bon Dieu, on vous attendait pas d'sitôt ! C'est une vraie frousse que vous nous avez fichu ! »

 La bonne femme s'écarta, mais l'individu prit son temps, abaissant son chapeau pour le vider de l'eau, secouant son manteau, tapotant ses chaussures…

 « Entrez donc, enfin ! hurla la grand-mère au coin du feu. On s'les gèle ici !

  • Elle a plus toute sa tête, docteur, ignorez-la, s'excusa la matronne face à lui pendant que la vieille s'offusquait. 'Fin, non, entrez quand même, que je ferme, elle a pas tort… »

 Le médecin ne se le fit pas dire deux fois et pénétra dans les lieux. Il resta planté là, toutefois, alors que la femme refermait la porte derrière lui. La maison était petite, chichement aménagée, mais bien entretenue. Toute la famille était réunie autour de la grande table, du plus petit au plus grand. Il y avait deux grands garçons, solides mais pas encore tout à fait adultes et qui guettaient chaque mouvement de l'étranger comme si c'était un animal sauvage, une fille à peine plus jeune occupée à coudre un quelconque ouvrage, la grand-mère, bien sûr, et deux enfants en très bas âge qui se chamaillaient entre eux. Sur le feu, une marmite laissait échapper une odeur de nourriture pas très appétissante, mais pas immonde non plus, la fumée s'échappant par le trou au centre de la salle, juste au-dessus.

 « Si vous voulez r'tirer vot' manteau, docteur…

  • Je ne préfère pas, non. »

 Sa voix était calme, froide, presque tranchante, mais restait tout de même cordiale. Il articulait avec soin, et l'on entendait distinctement chaque syllabe malgré le masque qu'il portait. Il ne jeta qu'un bref coup d'œil aux gens réunis avant de se retourner vers la mère de famille et de lui demander, toujours d'un ton presque sec mais toujours cordial :

 « Où est-il ?

  • Par là, docteur… »

 Elle indiqua une porte de l'autre côté du foyer, et ils passèrent dans la pièce annexe, sous le regard attentif, curieux, suspicieux ou indifférent des membres de la famille. Le médecin baissa la tête en passant sous le chambranle, protégeant son chapeau de l'embrasure en le maintenant fermement. Lorsqu'il se redressa, il vit la femme se poser aux côtés d'un homme allongé sur l'une des nombreuses couches de la pièce. Le peu de lumière venait d'une ouverture sur l'extérieur, à peine barrée par des volets mal fermés. Le bruit de la tempête était à peine assourdi, sans parler du martèlement de la pluie.

 L'homme allongé ne paraissait pas dérangé par le bruit, en tous les cas. Manifestement fiévreux, en sueur, il tremblait malgré la couverture posée sur lui, et s'agitait de temps à autre, mais sans force, comme un enfant. Yeux clos, il n'avait aucune conscience de ce qui l'entourait, ou tout du moins, il n'en montrait pas un signe.

 « J'pensais pas que vous viendrez si vite, docteur, avec ce temps. Mais j'vous rends grâce pour ça. Ça fait d'puis c'matin qu'il est comme ça.

  • La pluie ou le vent n'ont que peu d'incidence pour moi. Je viens lorsque l'on a besoin de moi. »

 Le docteur se posa à même le sol, au chevet de son patient, avec une certaine grâce malgré son manteau. Il déplia sa mallette, révélant un trésor d'outils, de fioles, de sachets, et surtout, une grosse jarre pleine de liquide et de sangsues. Le médecin ne sortit rien pour le moment, toutefois, et s'affaira à examiner son patient. Son masque au bec long ne le dérangeait nullement, habitué à ausculter avec. En silence, il ouvrit les paupières de l'homme pour examiner les yeux, écouta la respiration et le cœur, se débarrassa brièvement d'un gant pour poser une main pâle sur le front du malade – qui se calma durant ce laps de temps, appréciant visiblement la fraîcheur sur sa peau – avant de demander :

 « A-t-il reçu une blessure notable, dans les jours passés ?

  • Oui, docteur. C'est bien là qu'est le problème, j'pense. R'gardez voir sur son mollet, là. »

 Le médecin retroussa le pantalon, révélant une trace de morsure récente. Mais surtout, désormais suppurante et sale, jaunâtre par endroits. Le docteur hocha la tête.

 « Un chien ?

  • Oui, docteur. Une bête sauvage qu'on a pas pu tuer. La bête s'est jetée sur lui et l'a mordu avant qu'y puisse y faire que'que chose ! Mais il l'a fait fuir à coups de bâton.
  • Je vois. »

 Le docteur s'éloigna de la jambe et récupéra quelques flacons et tissus dans sa malette, toujours en silence. La matronne ne put s'empêcher de demander, inquiète :

 « Z'allez pouvoir l'aider ? S'pas la rage, hein ?

  • Non, ce n'est pas la rage, répondit le médecin. Une infection purulente et violente, peut-être avec autre chose. La bête a transmis un mal quelconque. Votre époux fait tout son possible pour lutter. Et je peux l'aider, oui. »

 Il versa l'un des produits sur un bout de chiffon avant de se mettre à essuyer la plaie, ignorant les gémissements de douleur chaque fois qu'il touchait les parties les plus gonflées. Après quoi, il récupéra son bocal de sangsues, l'ouvrit et en posa plusieurs autour de la plaie. Puis il se posa dos au mur et tira un livre de sous son manteau, sans rien dire, nullement dérangé par l'absence de lumière. La bonne femme hésita avant de dire :

 « Euh… qu'est-ce que…

  • Nous attendons, l'interrompit le médecin. Les sangsues vont le drainer de son sang mauvais. Cela prend du temps. »

 Il tourna une page et continua sa lecture dans l'obscurité. La femme le regarda faire avant de s'occuper de son mari, récupérant un bout de torchon pour lui essuyer le front. À un moment, le patient murmura quelque chose qu'elle seule entendit, et elle hocha la tête avant de lui verser un gobelet d'eau. À demi-conscient, il but goulûment, avant de se rallonger comme une masse et de repartir dans son sommeil agité. Elle lui caressa la joue avec tendresse avant de réajuster sa couverture. Puis son regard se risqua jusqu'à la jambe nue qui dépassait, les sangsues faisat toujours leur ouvrage.

 « J'aime pas ces bestioles, déclara-t-elle. Créatures du Malin, à drainer le sang, j'vous l'dis.

  • Peut-être, répondit le médecin sans lever les yeux de son ouvrage. Mais elles savent se rendre utiles. Et grâce à cela, un arrangement est trouvé : nous les nourrissons, et en échange, elles nous aident. Qu'elles soient maléfiques n'a plus vraiment d'importance au bout du compte. »

 Il tourna une nouvelle page, avec délicatesse. Le livre paraissait vieux, abîmé par le temps et l'usage. Elle ne put s'empêcher de demander, curieuse :

 « Qu'est-ce que vous lisez, docteur ?

  • Le seul livre qui vaut la peine d'être lu. » Un temps. Elle ne paraissait pas comprendre. « La Bible.
  • Oh ! Vraiment ?
  • Oui. J'aime les histoires. »

 Il se replongea dans sa lecture de nouveau. Elle parut comprendre qu'il ne servait à rien de faire la discussion avec lui, ou bien peut-être n'avait-elle plus rien à dire, surtout après cette étrange déclaration. En tous les cas, ils restèrent là, silencieux, jusqu'à ce qu'il ferme son livre d'un coup. Elle sursauta, à moitié assoupie par l'attente. Il rangea l'ouvrage dans son manteau et récupéra un petit bocal vide dans sa mallette. Les mains toujours gantées, il récupéra adroitement les sangsues qui tombaient les unes après l'autre avant de les y déposer avec délicatesse.

 Il demanda un peu de linge propre qu'elle lui amena aussitôt et pansa la plaie avec, après l'avoir de nouveau essuyé. Une fois satisfait de son bandage, il farfouilla dans ses affaires avant de récupérer une petite fiole pleine d'un liquide rouge sombre.

 « Qu'est-ce que c'est ?

  • Du sang. Votre mari en a perdu beaucoup, même s'il était mauvais. Lui donner un peu de sang fort et vif, traité par mes soins, lui permettra de tenir. Ouvrez-lui la bouche. »

 Il versa le contenu de la fiole et força l'homme à avaler, malgré ses protestations. Après quoi, il lui donna un verre d'eau pour lui rincer la bouche, puis rangea ses effets. Il replia sa mallette et se releva.

 « J'ai fait tout mon possible. Le reste ne tient qu'à vous et vos bons soins. Donnez-lui de l'eau et du ragoût régulièrement, et vérifiez que la plaie ne s'infecte pas de nouveau. Si jamais c'est le cas, n'hésitez pas à m'appeler. Est-ce clair ?

  • Oui, docteur.
  • Parfait. »

 Il resta planté là sans rien dire, attendant visiblement quelque chose. Elle sursauta lorsqu'elle comprit.

 « Oh, oui, le paiement, bien sûr ! Ne bougez pas. »

 Elle farfouilla dans le petit meuble proche du lit et en tira une petite bourse. Elle en vida le contenu, hésita, puis présenta le tout au docteur.

 « Je sais que c'est peu, mais…

  • Ce sera suffisant », dit-il en n'en prenant que la moitié, ne touchant qu'à celles de cuivre d'abord. Il parut hésiter avant de toucher les pièces en argent, puis les récupéra tout de même, mais comme à regret.

 « Oh, merci docteur, mais vous ne devriez pas…

  • Je connais mes tarifs. Travaillez dur et vivez sainement en échange, c'est tout ce que je vous demande. Si jamais vous tenez à me rembourser un jour, payez donc pour quelqu'un qui ne le pourrait pas.
  • Oh, vous êtes trop bon. Que Dieu vous bénisse ! »

 Il ne répondit rien à cela, son masque cachant toute émotion. Il hocha juste là tête après un petit instant et rouvrit la porte qui menait au foyer central, se dirigeant vers la sortie. La matronne, à sa suite, le supplia presque :

 « Mais ne partez pas si vite ! Restez avec nous, la tempête tonne toujours ! Profitez d'un bon repas ! »

 Le médecin ouvrit grand la porte, laissant le vent se ruer dans la chaumière. Face à la nuit orageuse, son manteau virevoltant contre ses jambes, il répondit :

 « Un bon repas m'attend déjà. Et je vous l'ai dit : la pluie m'indiffère. Bonne nuit. »

 Quelques centaines de mètres plus loin, le médecin s'arrêta sous un arbre. L'abri était modeste mais suffisant. Il aimait ces nuits de tempête, où nul n'osait se risquer dehors. C'était son domaine, et lui seul en voyait la beauté, figurativement et littéralement. Il s'assit à la base du tronc, ignorant la saleté et la boue, et ouvrit sa mallette. Avec l'aisance que confère l'habitude, il retira son masque et le posa à ses côtés avant de récupérer le bocal de sangsues pleines, gorgées de sang.

 Il ne comprenait pas ses confrères. Ils voyaient presque tous les humains comme des idiots, des animaux guère plus malins que du bétail, mais leur pensée n'allait pas plus loin que ça. Après tout, pourquoi chasser, lorsque l'élevage était possible ? Cela requiert un peu plus de finesse, c'est sûr, mais bien fait, le troupeau ne se rend même pas compte que celui qui s'occupe si bien d'eux finit par les mener droit à l'abattoir.

 Un grand bruit de succion, suivit d'un petit bruit de contentement. La sangsue est jetée au loin, suivie d'une autre, puis d'une autre.

 Leurs cadavres drainés de leur sang disparurent dans la boue.

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