3 - Roasted

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 Il n'y avait pas que des avantages à travailler aux pompes funèbres.


 C'est à cela que je pensais alors que je me tenais droite, mains croisées, aussi professionnelle que possible, alors qu'à quelques pas de moi, ma mère pleurait en silence, avec cette discrétion qu'elle avait toujours eu pour cacher son émotion. Des années d'expérience à ne rien montrer et à dissimuler ses larmes l'avaient toute préparée pour le deuil de mon père. Mais bien entendu, elle ne pouvait s'empêcher de montrer une petite part de son émoi.


 Je comprenais très bien le tumulte en elle. Moi-même, bien sûr, je n'étais pas exempte d'un tel tourment, bien qu'il fut, je n'en doutais pas, plutôt différent du sien. Je regardais discrètement l'horloge, comptant les minutes. Une partie de la famille s'affairait encore autour du cercueil. Il était fermé, selon les souhaits de mon père, mais cela n'empêchait pas aux gens de venir se recueillir, posant une main sur le bois luisant.


 Au bout du compte, il n'y avait pas grand-monde. Il faut dire que mon père n'avait pas nécessairement gardé de très bons liens avec sa famille. Certains étaient tout de même venu, plus en soutien que pour honorer le défunt, chose que je pouvais comprendre – c'était loin d'être la première fois que je la voyais.


 Je ne pouvais m'empêcher de laisser mon attention se dissiper, alternant entre l'horloge et le cercueil. Plus que quelques minutes… Je me mordis la joue, espérant me ressaisir. Je me devais de rester calme. Professionnelle.


 Quelques personnes s'étaient approchées de moi pour me murmurer des paroles de circonstance, mais je n'avais fait que répondre des platitudes avant de rajouter que je travaillais. Mon oncle, que j'appréciais beaucoup au demeurant, n'avait pu s'empêcher de remarquer qu'au bout du compte, j'étais digne de mon père. Je n'avais rien trouvé à répondre à cela, et mon regard vide avait dû le terrifier, car après quelques instants à le dévisager sans rien dire, il s'était enfui pour parler avec sa belle-sœur – ma mère.


 Distraitement, je changeais de position, m'appuyant un peu plus sur ma bonne jambe. Rester debout aussi longtemps m'était douloureux, mais je supportais l'épreuve en silence depuis bien des années. J'avais appris à m'y faire, seule, comme beaucoup d'autres choses. J'avais vite compris qu'en ce monde, il valait mieux savoir se débrouiller seule. Dépendre trop des autres était une erreur.


 Je vis mon patron du coin de l'œil entrer dans la salle et me faire un signe discret, tapotant sa montre. Je hochais la tête avec tout autant de subtilité, et retins tant bien que mal un soupir de soulagement. Cette attente m'avait rongé les nerfs, bien plus que d'habitude.


 J'allais me rendre au cercueil quand ma mère se mit en travers de mon chemin, en pleurs. Je jetais un coup d'œil paniqué autour de moi, mais mon chef me fit un petit signe de tête, que j'interprétais comme un accord tacite de s'occuper de ma mère – mais avec diligence et efficacité. Je lui tapotais donc maladroitement l'épaule.


  « Oh, ma chérie… Je me sens si mal… »


 J'essayais de lui dire que c'était bien normal, ou une autre banalité du genre, mais dans un chuchotement rapide, elle rajouta :


 « J'ai si honte… si honte… Je suis enfin… »


 Je serrais ma mère contre moi, étouffant ses derniers mots. Je ne la comprenais que trop bien. Je la sentis se tendre d'un coup, comme un animal piégé, avant de se rêlacher, tout doucement. Je la repoussais avec ce que j'espérais être de la tendresse avant de lui adresser un petit sourire timide. Cela parut lui suffire, et elle s'en retourna auprès des autres, de nouveau digne et maîtresse d'elle-même.


 D'une démarche un peu raide, mais sans boîter, j'allais jusqu'au cercueil où attendaient déjà mes collègues afin de l'emmener jusqu'à sa destination. Mon supérieur s'occupa des personnes présentes, leur indiquant où s'installer pour ce qui allait suivre. Quant à nous, porteurs du défunt, nous passâmes dans la salle annexe, de l'autre côté de la vitre, où attendait le four crématoire.


 Tout était déjà plus ou moins prêt, mais nous fîmes quand même les dernières vérifications de routine. Après s'être assurés que tout était au point, mes collègues s'inclinèrent respectueusement face à moi et, sans un mot, quittèrent la pièce.


 C'était peu courant, mais j'avais fait cette demande particulière à mon chef, qui avait accepté sans broncher. En tant qu'employée de la maison mais aussi proche du défunt, il comprenait parfaitement que la situation était tout aussi particulière. Il était doté d'une sensibilité assez fine pour ne pas poser de questions trop dérangeantes, une qualité que j'appréciais grandement.


 Poussée par l'habitude, je me rendis jusqu'au panneau de contrôle, de ma démarche toujours aussi guindée. Ma jambe droite me faisait encore plus souffrir que d'habitude. Je la massais distraitement à travers le tissu alors que je mettais en marche la machine sans y réfléchir, habituée à la manœuvre depuis le temps.


 Je commençai enfin à me relâcher un peu.


 Le cercueil avança tout doucement, vers le four brûlant. Je repensais à mon père, essayant de trouver quelqu chose à dire, un dernier mot, une dernière phrase, quelque chose pour tout conclure, enfin, mais rien ne me venait. Alors, en silence, je le regardais s'avancer vers sa fin, me demandant ce qui l'attendait ensuite.


 Le cercueil était déjà bien avancé lorque j'entendis le léger coup contre le bois. Je souriais pour moi, confiante que personne ne me voyait. Bien droite, et ce malgré la souffrance qui rayonnait dans toute ma jambe qui n'avait jamais été proprement soignée et ne serait plus jamais comme avant, je repensais à ce qui m'avait amené là. Tout ce chemin parcouru. Toute cette vie.


 Je tendis l'oreille. Par-delà le craquement des flammes, on aurait pu entendre comme une supplique. Mais ce n'était qu'un jeu de l'imagination, bien sûr.


 Mon sourire s'accentua, juste à peine.


 Il n'y avait pas que des avantages à travailler aux pompes funèbres, non.


 Mais il y en avait quelques-uns.

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