2 - Tranquil

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 Elle s'éveilla d'un coup, yeux grand ouverts. Elle ne jeta qu'un bref coup d'œil à son réveil – 6h13 – avant de se lever en grognant. Tout son corps, vieux et fatigué, protesta. Mais elle n'avait pas le choix. Ses démons étaient déjà levés, eux.


 Cela faisait déjà des années qu'ils étaient là. Oh, souvent, ils étaient loin. Elle ne pensait plus à eux, ou qu'occasionnellement, presque avec amour. Mais à certaines périodes de l'année… ils revenaient. Gémissant, hurlant, riant.


 Elle s'efforçait autant que possible de vivre sa vie, bon gré mal gré. Ils étaient là alors qu'elle préparait un copieux déjeuner, à piailler dans tous les sens. Elle soupira discrètement en s'asseyant à sa table, les ignorant autant que possible, tentant d'émerger en buvant son café. De temps à autre, elle se demandait ce qu'elle avait fait pour mériter un tel châtiment. Mais elle en connaissait la réponse : elle payait le prix de ses errances passées, elle le savait.


 Elle ferma les yeux et se les frotta, croyant que son crâne allait exploser de bon matin. Les démons lui broyaient les oreilles, la harcelaient de questions, déchiquetaient chacune de ses pensées. Elle se leva avec un gémissement résigné et débarrassa la table. Il lui fallait juste tenir. Ce n'était qu'une question de temps, après tout. Ils finiraient bien par s'en aller, comme chaque fois…


 Intérieurement, elle craignait qu'il n'en fut rien. Qu'ils restent, cette fois-ci, jusqu'à… elle préférait ne pas y penser. Une fois la vaisselle faite, elle alla au jardin s'occuper de son potager.


 Affairée à ses plantes, ils la laissaient un peu plus tranquilles. Travailler la terre lui vidait l'esprit. Elle les ignorait bien plus facilement. Bien sûr, ils étaient encore là, à la limite de sa perception, grimaçant, piaillant, mais elle était trop affairée pour s'en soucier. Elle ne leur prêtait qu'une attention discrète, habituée qu'elle était à les surveiller.


 Elle s'essuya le front alors qu'au loin, l'écho d'une cloche sonnait les onzes heures. Elle avait eu beaucoup à faire, et n'avait pas vu le temps passer. Aussi, l'âge ne l'avait pas épargné, évidemment, ralentissant chacun de ses mouvements. En serrant les dents, elle se redressa, et récupéra les quelques légumes récoltés pour de futurs repas. Ses démons réaparrurent aussitôt, tournoyant autour d'elle, et elle poussa un petit soupir pour elle-même. Il lui fallait juste tenir.


 De la même manière que jardiner, cuisiner était un moyen facile de faire taire ses monstres, ou tout du moins de les ignorer. Bien sûr, ils étaient toujours là, faisant elle ne savait trop quoi, mais elle pouvait se focaliser sur sa tâche. Éplucher, couper, cuire, bouillir, trancher, fondre un peu de beurre… C'était parfait.


 Mais dès que le repas fut prêt, leur fureur redoubla, comme à chaque fois. C'était comme si dès que l'heure de manger se manifestait, ils l'agressaient d'autant plus, affamés, la privant de cette joie simple de déguster un bon plat qu'on avait passé du temps à préparer. Elle soupira alors qu'elle versait ses médicaments dans une main. Elle les avala sans y penser, avec un grand verre d'eau, rituel qui durait depuis des années – à peu près depuis que le premier de ses démons était apparu. Non pas que cela ait aidé à contenir l'apparition des suivants.


 Le déjeuner passa, puis l'après-midi. Elle aurait aimé se recoucher, mais impossible, avec tout ce bruit, et sa tête lui était douloureuse. Elle s'assit dans un coin et regarda ses démons danser dans sa maison, la harcelant de temps à autre, avant de courir en tous les sens, leurs hurlements résonnant dans toute la maisonnée.


 Quand enfin…


 « DING DONG »


 Avec un soupir satisfait, la vieille femme sortit de son siège et alla jusqu'à l'entrée. Elle ouvrit la porte à un couple dans la quarantaine, tout sourire.


 « Bonjour maman ! On est venus récupérés les petits monstres ! Ça allait, ce n'était pas trop dur ?

  • Oh, comme d'habitude…
  • Oh, à ce point ? remarqua l'homme.
  • Roh, cesse, dit la femme en cognant gentiment son époux du coude. »


 Le couple entra dans la maisonnée et appela sucessivement. Un par un, les quatre enfants arrivèrent et se ruèrent sur leurs parents, câlinant leurs jambes en serrant fort.


 « Bon, allez, on va faire vos affaires et on y va, on à beaucoup de route ! clama le père.

  • Ouiiiiii ! répondirent les enfants en choeur bruyant. »


 Ils disparurent à toute vitesse, et revinrent quelques minutes plus tard, alors que la mère et sa fille n'avaient fait qu'échanger quelques paroles tendres.


 « Bon, allez, dites au revoir à mamie maintenant !

  • Ouiiiii ! »


 Un par un, chaque enfant vint récolter son câlin et son bisou avant de sortir de la maison. Le père s'assura que chacun s'installait correctement dans la voiture et s'occupait de ranger leurs affaires dans le coffre. La mère, quant à elle, resta quelques instants avec la sienne.


 « Désolée de ne pas pouvoir rester plus longtemps.

  • Ne t'iniquiète pas, je sais bien que je ne suis qu'une garderie.
  • Mais enfin, maman !
  • Je rigole, je rigole ! s'amusa la grand-mère. Allez, viens dans mes bras et va-t-en, vous avez du voyage. »


 La fille s'exécuta puis, d'un pas pressé, passa le chambranle de la porte avant de s'arrêter.


 « Je t'appelle dès qu'on arrive, d'accord ?

  • Oui, oui. File ! »


 Et elle s'en fut, refermant la porte derrière elle.


 La vieille femme poussa un profond soupir de soulagement. Elle alla saluer à la fenêtre la voiture qui partait, avant d'aller s'enfoncer dans son vieux fauteuil.


 Un peu de calme et de tranquilité. Enfin.


 Elle regarda la maison désormais vide et silencieuse, simplement hantée par le tic-toc régulier d'une vieille horloge. Ses yeux finirent par accrocher une photo à proximité. Avec une légère émotion, elle la récupéra, caressant le portrait du bout des doigts.


 « J'aurais aimé que tu les vois un peu plus, tu sais… »


 Mélancolique, elle reposa la photo de la femme et inspira longuement. Le silence était parfait. Elle se redressa et regarda l'heure. Trop tard pour son émission… Bah, elle trouverait bien à s'occuper jusqu'au dîner.


*


 Elle reposa ses couverts avec délicatesse. Elle avait savouré chaque bouchée avec plaisir, prenant tout son temps. Tout était revenu à la normale. Enfin calme. Elle regarda l'horloge – ils ne devraient pas tarder à rentrer. Elle se releva et se dirigea vers son fauteuil avant d'allumer la télévision. Un petit film, peut-être, sans cacophonie et sans questions incessantes… Elle regarda le téléphone. Les informations étaient les mêmes que d'habitude. Elle soupira et s'agita dans son siège. Elle tapota du bout des doigts l'accoudoir en bois. La maison était vide, silencieuse…


Le téléphone sonna.


Elle décrocha avant la fin de la deuxième sonnerie.


« Oui, allô ?

  • C'est moi, maman ! C'est bon, on est rentrés !
  • Oh, bien, bien ! Vous avez fait bon voyage ?
  • Oui, tout s'est bien passé. On va pas tarder à manger maintenant.
  • Oh, je vois. Eh bien, bon appétit !
  • Merci ! Bisous ! »


La vieille femme regarda la maison vide. Noire. Silencieuse.


« Attends, ma chérie…

  • Hm ? Oui ? »


La grand-mère eut un petit sourire que nul ne pouvait voir.


« Quand est-ce que vous revenez ? »

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