Chapitre dix-neuf

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Le jour se levait, et dans l’aurore les parois ternes de la montagne rosissaient, comme prises de timidité. Josua Dahea eut un petit rire cynique à cette pensée. L’idée même était proprement ridicule. Il jeta un regard anxieux à la montagne, soudain inquiet qu’elle l’eût pu entendre. Toisant le campement de toute sa puissance, elle jetait sur lui une aura sépulcrale qui faisait frissonner Josua et lui donnait des haut-le-cœur. D’aucuns disaient que l’on finissait par s’habituer, mais des sept mois qu’il se trouvait dans l’ombre de la montagne, son malaise n’avait fait que persister. Et encore, il se trouvait bien chanceux de n’être pas affecté à l’intérieur. Il plaignait les pauvres bougres qui s’y trouvaient à longueur de jour.

« Pigeon. »

Josua détourna les yeux de la montagne. À l’autre bout de la volière, un pigeon bleu venait de se poser sur le linteau de fenêtre. Fermyn Siras se leva de son bureau, rejoignit le volatile et détacha de son dos la courroie par laquelle était attaché un étui. Il mit l’oiseau en cage, ouvrit l’étui et en sortit un rouleau de papier. Il retourna ensuite à son bureau tandis qu’il déroulait le billet, s’assit. Il prit quelques instants pour déchiffrer l’écriture minuscule, puis en retranscrit le contenu de manière à ce qu’il soit plus lisible.

Josua se leva à son tour et mit sa pelisse sur ses épaules. Fermyn plia minutieusement le rapport et le tendit d’un geste las à son comparse.

« À remettre au général Peraden. »

Josua s’empara du billet avec un grognement. Il allait être obligé de s’approcher de la montagne… Résigné, il fourra le rapport dans la poche intérieure de sa pelisse et tourna les talons. Il descendit la longue échelle qui séparait la tourelle de la volière à la terre ferme et, remontant le col de son manteau jusqu’à son nez, il s’engouffra dans le campement. Malgré l’heure, celui-ci fourmillait déjà de soldats vaquant à leurs occupations. Redressement d’un fer de cheval tordu, polissage d’une pièce d’armure, couture d’un bouton qui s’était fait la malle… les tâches ne manquaient jamais. Et si vous n’en aviez aucune, les officiers étaient sûrs de vous en trouver une.

Josua traversa le camp d’un pas vif, les yeux rivés sur le sol. Hors de question de croiser le regard de la montagne, qui se rapprochait bien trop à son goût. De plus en plus, il sentait la pression de son aura peser plus fermement sur lui, comme si elle cherchait à l’écraser. Le soldat prit de grandes inspirations hachées, cherchant désespérément à calmer son cœur qui s’emballait. Il accéléra le pas. Plus vite il arriverait à destination, plus vite il pourrait faire demi-tour.

Après de longues et douloureuses minutes, il atteignit enfin le pied de la montagne et s’arrêta devant la grande tente qui marquait l’entrée de l’intérieur. Bien malgré lui, il releva haut le menton, abaissa le col de sa pelisse, redressa le dos, serra les genoux et frappa sa poitrine de son poing.

« Cadet Dahea, de la volière. J’ai un message pour le général Peraden. »

Le soldat qui gardait l’entrée de la tente souleva un battant de tissu épais, annonça le nouvel arrivant et, d’un signe de tête, indiqua à Josua d’entrer. Celui-ci se baissa légèrement, passa sous le bras du soldat, et entra dans la chaleur bienvenue de l’habitacle.

La tente était bien plus vaste que ne laissait présager l’extérieur. En son sein l’on pouvait retrouver tout le mobilier et le matériel nécessaire aux officiers, rien de plus cependant. Il n’était pas dans les mœurs de l’armée d’autoriser quelque fioriture que ce fût, même pour les plus hauts gradés. Et il en allait de même pour ce qu’ils consommaient. Sur une table repoussée contre une paroi de tissu, trônaient en tout et pour tout une jarre d’eau et quelques gobelets de fer. Simplicité, efficacité.

Le centre de l’habitacle, quant à lui, était occupé par une vaste table autour de laquelle se réunissait, debout, une poignée d’officiers en plein entretien. Dans le brouhaha des multiples voix qui s’élevaient, Josua ne tira pas un mot de ce qu’ils racontaient. Le soldat se mordit la langue en réprimande. Il n’était pas dans sa position d’écouter.

Josua fit abstraction des conversations le plus qu’il pût et s’avança vers la tablée. Il contourna celle-ci et s’arrêta d’un pas sec devant un homme à la haute stature, renouvela son salut, tira le billet de son manteau et le tendit avec déférence. L’homme s’en empara sans un mot, les yeux rivés sur les documents éparpillés sur la table, et congédia le soldat d’un geste vague de la main. Celui-ci ne se fit pas prier et tourna les talons aussitôt. La volière avait beau empester la fiente de pigeon, au moins était-ce l’endroit le plus éloigné de la montagne de tout le campement.

Tandis que le soldat s’en retournait d’où il était venu, Haos Peraden déplia le rapport et y jeta un regard distrait. Après quelques instants, il se détourna complètement de la tablée et se plongea plus assidument dans sa lecture. Il fronça des sourcils. Il replia le billet, le glissa dans sa poche de poitrine et approcha à nouveau de la table. D’un geste discret de la main, il parvint à attirer l’attention de l’homme qui se trouvait au centre de toutes les conversations. Moridus leva ses yeux carmin sur lui, hocha la tête.

« La situation en Arébie est devenue complètement chaotique, disait le colonel Arda. Les informations qui nous sont envoyées sont confuses, si on parvient à en obtenir. Et nous n’avons presque plus aucune nouvelle des officiers qui y sont postés.

— En d’autres termes, reprit le major-général Kenoe, Arébie est perdu. Qu’en est-il des autres ?

— Xilora est encore maintenable. Fryly est incertain. Somréto et Féracier sont solidement installés. Miroito fait des siennes, la vieille reine continue de montrer les dents et de poser problème.

— C’est surprenant, commenta le lieutenant-colonel Urla avec un froncement de ses sourcils broussailleux. Miroito n’a jamais été réputé pour son armée, si on peut appeler ça une armée.

— Certaines rumeurs dans le régiment affirment qu’un reître envoyé des cieux guerroie aux côtés de la vieille reine.

— Ridicule !

— Vraies ou pas, déclara Moridus, ces rumeurs ont un effet certain sur le moral des troupes et leur efficacité. Colonel Arda, où sont postés les Modzia ?

— À Féracier.

— Qu’ils partent pour Miroito.

— À vos ordres, Monsieur !

— Que fait-on pour Arébie ? demanda Kenoe.

— Je vais y réfléchir. Nous en reparlerons en après-midi. »

Les officiers acquiescèrent d’un même mouvement de tête et, après un salut respectueux, ils se retirèrent, laissant seuls Moridus et Haos Peraden. Le Sorcier attendit que le battant de la tente fût retombé avant de se tourner vers son général.

« Alors ? demanda-t-il de sa voix caverneuse.

— La missive vient de Térabatia, répondit Haos. La princesse Moréla et sa compagnie ont été aperçues aux portes de Tialo, puis à celles de Pituiconda.

— La Merig se trouve toujours avec eux ?

— En effet.

— Poursuis.

— Il semblerait que la princesse Moréla et l’ancienne porte-parole Naldlen aient rencontré Izaguël. Nos vigies ne sont pas parvenues à découvrir la teneur de leur entretien, mais elles ont remarqué une certaine agitation parmi les soldats de Térabatia après cela.

— On dirait qu’Izaguël a enfin choisi un camp.

— Ce n’est pas tout. La compagnie de la princesse aurait également rencontré trois autres personnes, des anonymes des quartiers souterrains. Ils sont repartis avec eux. »

Moridus garda le silence, soudainement plongé dans ses pensées. Haos se garda bien de l’en distraire.

« A-t-on retrouvé les sujets de Térabatia ? demanda le Sorcier après quelques minutes.

— Pas la moindre trace. »

Nouveau silence.

Après quelques instants, Moridus écarta les documents qui recouvraient la table centrale et en dégagea une carte du Continent. Il posa un doigt balafré sur le point qui marquait la cité de Jurpo.

« D’abord Syracuse, dit-il à voix basse, davantage pour lui-même que pour Haos. Puis Tademna. Maintenant Térabatia. Quelle direction a prise la compagnie de la princesse après Pituiconda ?

— D’après les observations des vigies, elle se dirige vers la passe de Saleo.

— Alors ils traversent le Col de Pierres », murmura Moridus.

Son doigt glissa sur la surface de la carte.

« La passe de Saleo, le mont Garaunne, les ruines de Géax… Ils pourraient également passer par Arcelor et entrer dans le désert… non. »

Son doigt s’arrêta sur le point marquant la cité de Turx.

« Comment pourrait-elle savoir… ? »

Le Sorcier garda le silence pendant de longues secondes encore. Puis :

« Qu’en est-il des sujets de Racéfor ?

— Ils sont gardés à l’œil, répondit Haos. Aucun comportement dénotant de la normale n’a été remarqué. »

Un silence de plus.

« Quand la princesse et sa compagnie ont-elles quitté Pituiconda ?

— Le rapport a été envoyé hier soir, juste après leur départ.

— Combien de temps faudrait-il pour qu’un peloton de Féracier rejoigne Turx ?

— En poussant le pas ? Environ cinq jours, je dirais.

— Et depuis Miroito ?

— Plus d’une septaine.

— Envoie un oiseau à Féracier, qu’ils dépêchent deux pelotons pour Turx.

— Mission ?

— Surveillance, en premier lieu. Qu’ils s’assurent que les sujets ne quittent pas la ville. Si mes prévisions sont bonnes, la princesse devrait arriver à Turx d’ici une dizaine de jours. Si les hommes remarquent l’arrivée soudaine d’un grand groupe de personnes par les portes sud ou ouest, et qu’ils ont des comportements étranges, alors ils devront agir.

— Quels seront les ordres ?

— Les sujets doivent être récupérés dans le meilleur des cas, et éliminés si cela ne peut être évité.

— Bien, ce sera transmis.

— Autre chose : où en est la formation du brigadier Leril ?

— … Elle devrait se terminer d’ici quelques semaines.

— Qu’il se présente ici. »

Haos hocha la tête et approcha de l’entrée de la tente. Soulevant le battant de tissu, il donna ses ordres au soldat qui en gardait l’entrée. Sitôt que celui-ci fut parti en courant, Haos rabaissa le battant et regagna sa place près de la table. Un nouveau silence s’installa.

« Tu désapprouves, commenta Moridus.

— Leril est encore jeune, et inexpérimenté. Je ne suis pas sûr qu’il soit avisé de lui confier ce genre de missions.

— La dernière a pourtant été un grand succès.

— Simple coup de chance. De plus, il a été le seul de son unité à revenir.

— Certes, mais ce n’est pas comme cela que la Merig le verra. »

Le battant de la tente se souleva à nouveau. Le soldat, revenu à son poste, annonça le brigadier Leril, qui entra d’un pas sûr et salua ses supérieurs. Haos le dévisagea un instant. Il n’était ni particulièrement grand, ni particulièrement bien bâtit, et son teint blafard lui donnait l’air continuellement malade. Une moue étira les lèvres du général, guère convaincu.

« Brigadier Leril, entama Moridus, vous sentez-vous prêt à repartir en mission ?

— Absolument, Monsieur.

— Alors vous partirez le plus tôt possible. Vous aurez sous vos ordres une escouade spéciale. »

Haos jeta un regard oblique au Sorcier, ne dit pas un mot cependant.

« Quelle sera la mission, Monsieur ?

— Vous suivrez l’itinéraire pris par la compagnie de la princesse Moréla. Vous jugerez vous-mêmes de la meilleure manière de vous y prendre. Votre objectif est de la rattraper.

— Et lorsque cela sera fait ?

— Tany Merig semble s’oublier, dernièrement. Vous serez chargé de lui rafraîchir la mémoire.

— À vos ordres, Monsieur. »

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