Chapitre douze

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La nuit était fraîche, doux rappel que l’automne était finalement arrivé. L’aurore aurait beau ne plus tarder, le ciel demeurait encore sombre, se faisant comme un écho des jours prochains à venir. Arnaud leva les yeux vers les nuages qui les surplombaient tandis qu’une brise légère se levait. À quelques pas de lui, Ashley Netsy frissonna et rentra la tête dans les épaules.

Arnaud contempla la lente marche des nuages quelques minutes durant, puis il baissa à nouveau les yeux et balaya ses confrères du regard. Presque tous étaient présents sur le parvis du palais. Seuls les triplets Damyon manquaient encore à l’appel, ainsi que Moréla, son frère et les Elfes. La mine encore fatiguée que la plupart affichaient indiquait qu’ils se réveillaient doucement. Ils avaient certainement dû se lever à peine quelques minutes plus tôt.

Arnaud, quant à lui, était pleinement alerte. Couché tôt et levé de même, il avait préparé ce départ avec minutie, empaquetant ce qui lui serait nécessaire dans le sac de voyage fourni par les soins du frère de Moréla. Après un instant de réflexion, il songea que tout ce qu’il possédait à présent lui avait été donné de même, de ses bottes jusqu’au moindre fil de ses vêtements, ainsi que le contenu de son sac.

Pour être sûr de n’avoir rien oublié, Arnaud se refit mentalement la liste de ce qu’il avait emporté. Des vêtements et des bottes d’hiver, quelques silex, un bol, une cuillère, une petite casserole, une gourde d’eau, de la viande et des légumes séchés, quelques autres paquets pour le sustenter, une housse de couchage enfin.

Rien de plus. L’essentiel à leur survie était tout ce qui importait. Arnaud n’avait de toute manière rien emporté avec lui, lorsqu’ils avaient abandonné Arc’nyd, leur village d’Aslavie. Il n’en avait pas eu le temps. Personne ne l’avait eu. Une pointe d’amertume le prit au souvenir de tout ce qu’il y avait laissé. C’était la deuxième fois qu’il laissait un foyer derrière lui.

D’un mouvement de tête, il écarta vivement ces pensées avant qu’elles n’envahissent son esprit. Il était trop tard pour les regrets.

Revenant au moment présent, il poursuivit la ronde visuelle qu’il avait interrompue. Il constata qu’il n’était pas le seul, finalement, à être pleinement éveillé. L’aîné Alaekyn demeurait sur le qui-vive, comme à son habitude semblait-il. Il donnait toujours l’impression de s’attendre au pire, et de s’y préparer, alors même qu’ils étaient encore protégés entre les murs de la cité. Ciselle Leerol, non loin de là, paraissait également parfaitement alerte, et arborait même un regard ennuyé. De même paraissait Sloe Zaharya, droit dans ses bottes, les bras croisés sur la poitrine.

La Sorcière, enfin.

Arnaud fronça des sourcils alors que son regard se posait sur elle. Lentement elle jetait un regard à gauche, à droite, de la même manière qu’il le faisait lui-même. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que le jeune homme la surprenait dans ce geste. À maintes reprises déjà l’avait-elle fait. À force, Arnaud avait compris ce qu’elle cherchait réellement. Elle les étudiait.

Une moue étira ses lèvres. Arnaud détestait ce regard qu’elle posait sur eux. Comme si elle estimait leurs chances. À son air renfrogné, la Sorcière ne semblait pas les évaluer bien hautes. Pourtant, ils avaient passé cette dernière semaine à s’entraîner, du matin jusqu’au soir. Et ils s’étaient améliorés. Considérablement. Arnaud pouvait le ressentir. Il ne percevait plus la magie comme un petit être tapi au fond de lui, silencieux, hagard. Elle était à présent devenue une force rageuse qu’il n’appartenait qu’à lui d’utiliser.

La découverte des cousins Vinsere avait poussé Moréla à prendre cette décision de les exercer chaque jour, et la Magicienne ne les avait pas ménagés par la suite. Arnaud comprenait aisément pourquoi, et s’était plié face à chacune de ses exigences. Elles étaient nécessaires, il en avait bien trop conscience.

Bien que cela lui était difficile de l’admettre, les cousins Vinsere étaient meilleurs qu’eux, et de loin. Leur maîtrise de la magie, bien loin d’être parfaite, était néanmoins invraisemblable lorsque l’on pensait qu’ils avaient été entraînés par leur oncle, pourtant lui-même dénué de toute magie. C’est ce que Moréla avait dit à ses apprentis, et ce que les cousins Vinsere avaient prouvé par la suite en faisant démonstration de l’amplitude de leurs connaissances.

Arnaud bouillonnait de les voir maîtriser leurs flux magiques avec autant de facilité, alors même que la plupart d’entre eux peinaient encore à le faire. Et il n’était pas le seul. Moréla elle-même fulminait. Arnaud ignorait si c’était la visible supériorité des cousins Vinsere sur ses apprentis, ou les circonstances de leur découverte, qui mettaient la Magicienne dans un tel état. Le jeune homme imaginait que cela pouvait bien s’agir des deux. Dans tous les cas, son exaspération était légitime.

Arnaud se souvenait parfaitement de la colère de Moréla, de son indignité même, lorsque son frère leur avait présenté ceux qui seraient à présent leurs nouveaux compagnons. Cela avait été encore pire après qu’il eût ajouté que c’était la Sorcière qui les avait trouvés. Vaguement le jeune Magicien avait-il compris que cela n’aurait jamais dû être possible, tout comme l’existence même des cousins Vinsere en tant que Magiciens, ou leur absence totale d’essence magique. En vérité, Arnaud n’avait pas saisi l’entièreté de la situation. Il parvenait toutefois à en mesurer la gravité. La réaction de Moréla, à elle seule, expliquait tout.

Le jeune homme vouait déjà une grande méfiance envers la Sorcière. Tout chez elle inspirait le scepticisme, de son regard sanguinolent à son attitude défiante. Pas une fois n’avait-elle fait quoi que ce soit pour se racheter aux yeux du Magicien. Pis, à force de défier Moréla de par son attitude des plus arrogantes, la Sorcière aggravait son cas. Combien de fois Moréla lui avait-elle fait comprendre de s’éloigner de son frère ? Pour cela, la Sorcière n’en avait fait qu’à sa tête.

De même qu’elle le faisait aujourd’hui encore, en cet instant même. Pour ce jour de départ, Moréla avait expressément signifié que toutes ses apprenties, sans exception, devaient soit se couper les cheveux, soit se les attacher. Quelque chose à voir avec une gêne durant un combat, pour ce qu’Arnaud en avait compris. Et, bien évidemment, la Sorcière avait fait fi de cette admonition. Au contraire des autres, qui portaient chacune qui un chignon qui une queue-de-cheval, la Sorcière laissait, comme un air de bravade, ses cheveux blonds tomber librement sur ses épaules. Et cela agaçait le Magicien au plus haut point.

Comme si elle avait senti son regard sur elle, la Sorcière tourna vers lui ses yeux de sang. Arnaud détourna les siens. Plus jamais il ne voulait croiser ceux de la Sorcière. Une bile à l’arrière-goût métallique se déposa sur sa langue alors qu’il repensait à la dernière fois où il avait croisé son regard. Il se souvint avec un grand malaise de cet œil gigantesque le toisant, de cette bouche immense l’avalant. Avant sa rencontre avec la Sorcière, Arnaud n’avait considéré ses pairs que comme les ennemis naturels des Magiciens, de la même manière que l’étaient les serpents et les renards, sans autre sentiment que la méfiance. Dorénavant, un autre sentiment naissait en lui, un sentiment qu’il détestait. Une fois de plus, l’image de l’œil titanesque revint à sa mémoire. Il lui serait impossible de l’oublier.

Un mouvement à l’entrée du castel le tira finalement de son malaise. Arnaud releva vivement les yeux. Moréla traversa les portes du palais, son frère à ses côtés. À leur arrivée, les soldats qui en gardaient l’entrée s’inclinèrent. Moréla les dépassa, indifférente. Elle avait revêtu sa tenue de voyage de naguère, et avait relevé ses cheveux en un chignon serré et élégant. Une moue étira les lèvres du jeune homme. Il préférait les voir voler librement au vent.

Après Moréla, le frère de celle-ci fit son entrée, vêtu de sa tenue de seigneur blanc et or, dont le contraste des couleurs vives tranchait terriblement avec les habits mornes des autres. Il se plaça aux côtés de sa sœur, comme une vieille convention qu’il se fallait de respecter. Aucun cependant n’échangea un mot.

Dans les minutes qui suivirent leur arrivée, les derniers retardataires finirent par se présenter également. La tenue si semblable des triplets Damyon avec celle de leurs pairs faisait penser que tous portaient un uniforme. Par certains côtés, ils paraissaient n’être qu’une parodie des soldats de Syracuse, tous ainsi vêtus de la même façon, les cheveux de ces messieurs coupés courts, ceux de ces dames dégagés de leur visage.

Lorsque le dernier des Elfes se présenta enfin, l’heure du départ sonna. Un instant, Moréla et son frère échangèrent un regard. Puis, sans un mot, la Magicienne tourna les talons et entama la descente des grands escaliers. Arnaud se lança à sa suite, très vite suivi par le reste de leur compagnie. Doucement le ciel s’éclaira tandis que le soleil saluait leur départ de quelques rayons. L’aube tomba petit à petit sur le toit des bâtiments, les places, les ruelles escarpées. À cette heure, seules les auberges et les boulangeries étaient déjà à l’œuvre, préparant les victuailles du matin dont les badauds se régaleraient d’ici peu.

Ils ne croisèrent guère de monde sur leur chemin, la plupart des petites gens se réveillaient à peine. Mais du peu qu’ils rencontrèrent, ceux-ci s’inclinèrent respectueusement au passage de Moréla, relevant ensuite soudainement la tête pour voir les Magiciens passer. Sous leurs regards, Arnaud avait la désagréable sensation de n’être qu’une bête de foire. Il tenta tant bien que mal d’apaiser ce sentiment. Après tout, ils étaient les Magiciens des légendes, descendants de guerriers qui avaient combattu pour la paix mille ans plus tôt. C’est ce que Moréla leur avait dit, et ce qui expliquait la curiosité des petites gens. C’était un intérêt auquel il devrait s’habituer, il le savait.

Au passage de la Sorcière cependant, certains quittèrent les lieux d’un pas empressé, d’autres chuchotèrent des mots trop bas pour qu’Arnaud ne pût les comprendre. Mais leurs regards étaient équivoques. C’était l’une des raisons pour lesquelles il fut décidé qu’ils partiraient à l’aube, alors que la plupart des petites gens seraient encore endormis. Ils devaient éviter au plus possible les rassemblements autour des Magiciens, et surtout de la Sorcière.

Malgré les efforts du frère de Moréla pour calmer son peuple, celui-ci ne cachait que difficilement son mécontentement quant à l’alliance de Syracuse avec « la Merig ». De ce qu’Arnaud avait entendu, plusieurs manifestations avaient eu lieu, traduits par des rassemblements de protestation au pied du palais, ainsi que l’apparition croissante de crieurs de rue et de quelques mouvements de foule. Rien de grave cependant, la garde était jusque-là parvenue à garder les manifestants sous contrôle. Mais la situation ne pouvait être ignorée plus longtemps, et puisque l’alliance ne pouvait prendre fin, le souverain désigné avait pris la décision d’aller à la rencontre de son peuple.

Arnaud ignorait ce qui avait été dit, mais les agitations s’étaient calmées, même si les gens n’avaient pas cessé d’exprimer de temps à autre leur désaccord. Tous semblaient prôner l’exécution de la Sorcière ou, à défaut, son emprisonnement. Jasper n’avait fait aucun commentaire sur le sujet, pas devant les Magiciens tout du moins, et Moréla s’en était également abstenue. Mais l’expression que cette dernière arborait sans cesse était pour lui des plus explicites : elle pensait de même.

La Sorcière ne s’était pas exprimée non plus, mais elle ne pouvait pas ignorer sa propre situation, Arnaud le savait. Elle avait beau n’avoir été que très peu présente durant ces derniers jours, Arnaud avait néanmoins perçu toute l’intelligence qu’elle possédait. Cela avait été particulièrement évident lorsqu’ils avaient mis en place leur voyage. Elle avait soulevé plusieurs points auxquels même Moréla n’avait pas pensé. Elle ne pouvait donc ignorer ce qui se passait, à l’extérieur des murs du palais. Elle ne devait pas non plus être étrangère à ce genre de proclamations, Arnaud en était sûr. Et le regard qu’elle arborait le lui confirmait.

Plongé dans ces réflexions, Arnaud traversa la ville sans lui accorder le moindre regard. Très vite, la troupe franchit les portes de Jurpo. À leur passage, les soldats les saluèrent du haut de leur muraille, agitant qui un bras, qui une lance, leur souhaitant bonne chance dans un silence grave, presque recueilli.

Et alors qu’ils s’éloignaient de la cité, Arnaud jeta un dernier regard par-dessus son épaule. Sous l’aube croissante, il admira la beauté du palais, la magnificence de l’ancestrale muraille. Il se fit alors la réflexion que, peut-être, il s’agissait là de la dernière fois que Jurpo s’étendait ainsi devant ses yeux. Il détourna le regard, le posa sur Moréla. Elle avançait d’un pas sûr, ses prunelles couleur du ciel tournées droit devant elle. Pas un moment elle ne se retourna. Elle paraissait résolue.

Arnaud puisa dans sa détermination pour nourrir sa propre résolution, et avança d’un pas plus ferme.

Plus jamais il ne regarderait derrière lui.


※ ※ ※


Il leur fallut près de deux jours pour traverser les plaines D’Orys, de la même manière que Tany les avait traversées lors de sa venue à Syracuse. Les quelques jours passés au palais de Jurpo l’avaient reposée, et ce malgré les nombreuses altercations que Moréla avait tenté de débuter avec elle. À chacune, la Sorcière l’avait ignorée, et à défaut de la calmer au moins cela la faisait taire, du moins jusqu’à l’altercation suivante. Ainsi revigorée, la traversée des plaines lui parut moins longue qu’à l’aller.

À cela s’ajoutait le silence bienheureux de Moréla, qui n’avait pratiquement pas dit un mot depuis leur départ de Jurpo. Tout juste donnait-elle quelques instructions aux jeunes Magiciens lorsqu’était venu le temps de poser le camp, ainsi que lors de leurs entraînements quotidiens. Les Magiciens eux-mêmes s’avérèrent peu loquaces.

Du trop peu de temps qu’elle avait passé avec eux jusqu’ici, Tany était bien en mal de déterminer si cela était dans leur nature, ou si c’était l’angoisse du voyage qui les contraignait au silence. Dans tous les cas, leur début de voyage se déroula pour la plupart dans le silence, comme si chacun était plongé dans ses propres pensées.

Pas même ne prêtèrent-ils attention au paysage pourtant superbe qui les entourait. Les plaines D’Orys avaient toujours eu une élégance sans égale, une magnificence qui s’accordait admirablement au royaume qu’elles abritaient. Et si ses compagnons d’infortune préféraient les ignorer, Tany quant à elle fit le choix de les graver dans sa mémoire. Après tout, elle ignorait quand elle aurait l’occasion de les revoir, si elle les revoyait jamais.

Lorsqu’ils atteignirent la lisière de la forêt Illuminée au milieu du deuxième jour, la cité de Jurpo n’apparaissait plus que comme un simple village de campagne à l’horizon, tache blanche parmi les landes encore verdoyantes.

La troupe s’engouffra dans les bois avec assurance, s’abritant ainsi du soleil qui, déjà, atteignait son zénith. L’Illuminée avait perdu de son vert depuis la dernière fois que Tany l’avait traversée. Ses ramures, doucement, commençaient à se teinter de jaune et d’orange, signe annonciateur de l’automne qui approchait. Le temps lui-même s’était couvert, comme pour marquer définitivement la fin de l’été. Un vent léger se leva, agitant les ramées qui, à l’occasion, laissèrent s’envoler quelques feuilles. D’ici quelques semaines, à n’en point douter, les arbres seraient complètement mis à nus.

Tany resserra sa cape autour de son cou. Les nuits déjà habituellement fraîches se feraient rapidement rudes. Elle jeta un regard aux jeunes Magiciens, autant les aslaviens que les cousins Vinsere. Elle se demanda s’ils arriveraient à supporter le froid. Certes, tous étaient préparés, Jasper leur avait généreusement fait confectionner des vêtements d’hiver. Ceux de Tany étaient soigneusement pliés au fond de son sac. Mais être bien équipés ne changeait pas la dureté d’une nuit passée dehors. Tous en souffriraient. Elle y compris. Ne resterait plus que leur mental pour les maintenir.

Mais le temps viendrait bien assez tôt pour penser à cela. Pour l’instant, mieux valait se concentrer sur le moment présent. Ce serait bien assez.

Peu après leur entrée dans la forêt, le soleil ne tarda pas à atteindre son zénith avant de continuer sa course céleste. Sans s’arrêter, tous sortirent de leur bagage un pain farci qu’ils mangèrent en marchant, repas bien frugal en comparaison avec ce qu’ils avaient pris l’habitude de déguster à la table de Syracuse.

Ils marchèrent encore deux bonnes heures avant qu’une intersection vint rejoindre leur route. Moréla s’y engagea sans la moindre hésitation, ce qui surprit grandement Tany. Leur première destination étant Tademna, à l’est, c’était sur la route principale qu’il leur fallait demeurer. Bien que curieuse de ce que manigançait la Magicienne, Tany préféra ne dire mot.

À plusieurs reprises déjà Moréla lui avait fait comprendre son animosité. Non pas que la Sorcière y soit surprise, mais elle préférait éviter les conflits inutiles avec la Magicienne, qui en provoquait déjà bien assez par elle-même. Par ailleurs, elle connaissait le désir de Moréla d’arrêter Moridus, peut-être plus profond que le sien propre. Ce détour improvisé devait certainement avoir une raison. Elle la découvrirait en temps et en heure.

Après plusieurs minutes, le chemin que la Magicienne avait emprunté déboucha sur une étendue dégagée. De cette étendue s’élevait une demeure de pierre, qu’une haute et épaisse muraille préservait du dehors. La perçait deux portes élancées surmontées d’une arrière-voussure effilée, élégante. Les portes étaient grandes ouvertes, et à l’allure qu’elles avaient on devinait aisément que personne n’y avait touché depuis des années. La compagnie passa l’entrée, regardant autour d’elle ce décor improbable. À droite, Tany remarqua la présence d’un beffroi de pierre, transpercé d’une barbacane étroite. Lui non plus ne semblait pas avoir été utilisé depuis bien longtemps.

À la vue du beffroi, Tany comprit. Il s’agissait d’une résidence secondaire, appartenant fort probablement aux souverains de Syracuse. Les pierres étaient anciennes, les lieux avaient dû être construits il y avait de cela plusieurs générations déjà. L’allure même du manoir trahissait son âge, non pas à cause de son manque d’entretien mais en raison de son style. Plus aucune bâtisse n’était construite ainsi.

Tany détourna les yeux de la demeure et regarda autour d’elle, à la recherche d’un indice sur l’identité de la personne qui habitait en ces lieux.

Une ombre passa alors.

Un bruissement dans les ramures.

Tany leva les yeux. Dans le ciel grisâtre, une plume blanche s’envola.

Un mouvement venu du ciel.

Rapide.

Vers elle.

Suivant son instinct, Tany écarta violemment les Magiciens qui se trouvaient près d’elle, les repoussant aussi loin que possible, et tira le couteau à sa ceinture. L’ombre tomba sur elle avec violence. En un instant son couteau quitta sa main, ne laissant derrière lui qu’une marque douloureuse dans sa paume. Un coup la frappa avec force dans le ventre. Son souffle se perdit. Un nouveau coup l’envoya à terre. Tout n’était plus que confusion autour d’elle. Une masse solide écrasa son abdomen.

La vision trouble, la Sorcière leva difficilement les yeux. Au-dessus d’elle se tenait un spectre titanesque, noir au contre-jour, entouré d’un manteau d’épines. Au-dessus de lui, un éclat de métal. Prêt à s’abattre.

« Vackyrie ! »

L’ombre se figea alors que Tany voyait déjà la lame s’abattre sur elle, et tourna ses yeux sombres vers la voix.

Tany suivit son regard.

La porte de la demeure était à présent grande ouverte. Sous les éclats de lumière qui parvenaient à transpercer la voûte ombragée était apparue une silhouette. Une femme. Grande. Élancée. Son visage fin était encadré d’une cascatelle de cheveux noirs, fins comme la soie. Ses yeux étaient semblables à deux pierres noires, brillants d’une inquiétude qui plissait ses traits. Vaguement Tany eut l’impression de l’avoir déjà vue, elle ignorait où.

Le spectre qui la surplombait sembla alors se crisper. Et dans ses yeux apparut un nouvel éclat. La peur.

Tany porta à nouveau le regard sur la nouvelle venue.

Et comprit soudain.

« Je ne suis pas là pour elle ! » cria-t-elle avec le peu de souffle qui lui restait encore.

L’ombre se tourna une fois de plus vers elle, son regard à nouveau plein d’une fureur qui glaça les sangs de la Sorcière.

« Je ne suis pas là pour elle », répéta celle-ci, tentant tant bien que mal de garder quelque assurance.

Elle écarta les bras, les mains grandes ouvertes, paumes vers le ciel.

Les yeux du spectre se plissèrent.

« Si j’étais là pour elle, continua la Sorcière, ils ne seraient pas là avec moi. »

L’ombre suivit des yeux la direction que pointait Tany.

Au milieu des Magiciens ahuris, terrifiés pour les plus intelligents d’entre eux, se tenaient les Elfes qui les accompagnaient. Celui qui se faisait appeler Ranoli restait en retrait, bien indifférent à la scène. Quant à l’autre, Kisumi, ses yeux étaient encore plus ronds de surprise que ceux des jeunes Magiciens.

À la vue des Elfes, l’ombre abaissa son arme. Après un instant, elle reposa les yeux sur Tany. Celle-ci demeurait immobile, contrôlant difficilement le tremblement de ses mains.

L’arme se leva à nouveau.

Son cœur s’arrêta.

Elle ne parvint pas à fermer les yeux tandis que la lame s’abattait sur elle.

Dans un bruit de tonnerre, l’arme se ficha dans le sol, à quelques pouces à peine de son visage.

Le spectre hotta son pied de sa cage thoracique, libérant ainsi son souffle perdu, et s’agenouilla.

Tany découvrit alors ses yeux, ses grands yeux bleus, semblables à un ciel d’été. Un ciel qui aurait voulu se tapir d’écarlate.

« Souviens-toi, Sorcière, que j’aurais pu te tuer. »

Jamais Tany ne pensait pouvoir l’oublier.

Tandis que l’ombre récupérait son arme et s’éloignait, la jeune femme quant à elle tenta de reprendre le contrôle de ses émotions. Son cœur battait à ses oreilles, si fort qu’il éclipsait tout le reste. Vaguement entendit-elle les clameurs de quelques voix. Elle aurait été bien en mal de les reconnaître, ou de comprendre ce qu’elles disaient. Sous le coup de l’émotion, sa vision se troubla à nouveau. Elle ferma les yeux, prit de grandes inspirations. Lentement, son cœur ralentit sa cadence. Elle rouvrit les yeux. Avec lenteur et précaution, elle roula sur elle-même, se redressa.

Poussée par une curiosité malsaine, Tany tourna les yeux dans la direction vers laquelle était partie l’ombre.

Sous la lumière du jour, celle-ci avait pris forme. La première chose que l’on remarquait chez elle était le duvet épais qui ornait son dos. Ce que la Sorcière avait pris pour une veste d’épines était en réalité un manteau grandiose fait de plumes, toutes aussi blanches que des fleurs de lin. En contraste, la couleur surprenante de sa crinière épaisse et sauvage paraissait plus vive encore, d’un bleu si ardent qu’il n’était pas sans rappeler celui de la chevelure de Moréla, en plus sombre cependant. Certaines mèches s’étiraient jusque devant son visage rectangulaire et fauve, dont les yeux semblaient transpercer tout ce qu’ils touchaient. Sa taille imposante la rendait plus menaçante qu’elle ne l’était déjà, surplombant de toute sa hauteur ceux qui l’entouraient. Arnaud Halris, le plus grand de ses pairs, arrivait difficilement à hauteur de ses épaules. De sous ses vêtements azur et argent ressortait le dessin de ses épais muscles ciselés, preuves foudroyantes de sa férocité.

Comme tout un chacun en Quatrième Terre, Tany avait entendu moult histoires, enfant, sur la puissance de ces créatures. Une puissance qui, disait-on, pouvait rivaliser avec celle des dragons, et était à même de fendre les montagnes. En voyant ainsi l’Aïly bâtie telle une guerrière née, la Sorcière ne pouvait douter un instant de la véracité de ces histoires.

« Ton couteau. »

Tany détourna les yeux de la créature. Devant elle, une main couverte de taches de son tenait son arme, garde en avant. La jeune femme n’eut pas besoin de lever les yeux vers son propriétaire pour deviner de qui il s’agissait.

« Merci. »

Elle prit sa lame sans un mot de plus et la remit dans sa gaine. Elle ignora la main que Zaharya lui tendait et se releva par elle-même. Par un réflexe déplacé, elle tourna à nouveau les yeux vers l’Aïly. Celle-ci la dévisageait d’un regard noir et inquisiteur. Lentement, la créature fit rouler ses épaules, faisant tinter son espadon dans son fourreau, placé entre ses ailes immenses. Le message était on ne peut plus explicite.

Il semblait à Tany que tous lui avaient promise une mort certaine depuis son arrivée à Syracuse. Le voyage serait terriblement long.

Ayant peu à peu repris ses esprits, Tany se rendit alors compte que la jeune femme aux cheveux noirs qu’elle avait aperçue était en pleine conversation avec Moréla. Toutes deux se parlaient telles de vieilles connaissances, et probablement était-ce le cas. Les yeux de la femme semblaient briller de joie. Vaguement Tany entendit-elle Moréla expliquer sa disparition et narrer son retour triomphant à Syracuse, accompagnée des Magiciens des légendes. Au fur et à mesure de l’avancée de son conte, le visage de celle qui lui faisait face perdit son sourire et prit un air grave.

Après de longues minutes à retracer les sept dernières années qui s’étaient écoulées, Moréla se tourna finalement vers ses comparses, une main pointée en direction de la jeune femme à ses côtés.

« Mes amis, dit-elle entre ses dents, laissez-moi vous présenter Aelina Sarteryön, première fille de Jobré Sarteryön. »


※ ※ ※


Sous l’insistance d’Aelina, il fut décidé qu’ils ne reprendraient la route que le lendemain, aux premières lueurs du jour. Moréla savait leur mission pressante, mais n’avait pas eu le cœur de contredire Lina. Elle avait paru si heureuse de voir la cour de la propriété si remplie… Quelques heures perdues ne devraient pas faire une grande différence. De plus, il s’agissait de la dernière opportunité pour ses Magiciens de dormir sous un toit, alors pourquoi le leur refuser ? Après tout, le manoir avait amplement la possibilité de tous les accueillir.

Propriété de la famille royale depuis plusieurs générations, il avait toutes les commodités que l’on pouvait attendre d’une telle demeure. Un grand salon, deux boudoirs, deux cabinets de toilette, une bibliothèque, une grande cuisine, une salle à manger, une salle de réception, un petit salon et sept chambres. La plus grande d’entre elles était déjà occupée par Aelina. Les Magiciens quant à eux auront la possibilité de se partager les six restantes. Trois pour ces messieurs, trois pour ces dames. Ils seraient un peu serrés, et certains devraient dormir sur des couvertures épaisses posées au sol, mais cela resterait toujours plus confortable que dormir à même la terre, au beau milieu des bois.

Ce qui ne semblait pas déranger les Elfes outre mesure. Kisumi et Ranoli avaient refusé toute hospitalité, affirmant qu’ils préféraient trouver refuge dans la forêt alentour. Par tradition, les créatures magiques préféraient vivre dans des lieux qui leur rappelaient la nature, et le manoir portait trop la main de l’homme pour seoir à leurs goûts. À Jurpo, ils n’avaient pas eu d’autre choix que de loger au palais. Maintenant qu’ils avaient la possibilité de retourner à la nature brute, ils préféraient revenir à leurs traditions. Cela semblait en aller de même pour l’Aïly, Vackyrie. Moréla ne l’avait pas vue mettre un pied dans le manoir, et ne l’avait même plus revue depuis que Lina les avait invités.

Sous les ordres d’Aelina et pour qu’ils ne demeurassent pas les bras ballants, les Magiciens furent divisés en différentes tâches autour de la propriété. Le manoir était d’une taille beaucoup trop conséquente pour l’utilisation qu’en faisait Aelina. La plupart des pièces avaient été closes, et les meubles couverts de draps pour les protéger de la poussière. Tandis qu’une partie des jeunes gens était chargée d’ouvrir le deuxième cabinet, la salle à manger et les chambres, les autres furent envoyés dans le potager aménagé à l’arrière de la demeure afin de compléter le repas du soir. La maîtresse des lieux avait bien quelques légumes de côté, ainsi que deux lièvres et un peu de venaison, mais cela ne suffirait visiblement pas compte tenu du nombre qu’ils seraient à dîner.

Moréla observa ses Magiciens tandis qu’ils s’occupaient du potager. Beaucoup travaillaient aux champs dans leur village natal, se rappelait-elle. Leur adresse dans cette tâche se voyait à la manière dont ils travaillaient la terre. Ils maniaient les légumes avec une attention particulière, et semblaient savoir au premier coup d’œil lesquels prendre, lesquels laisser. Parmi eux se trouvaient les frères Alaekyn. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, Antoine paraissait détendu. Il esquissa même l’ombre d’un sourire. C’était le premier que Moréla découvrait sur son visage habituellement austère.

Guère utile en ces lieux, la Magicienne se détourna d’eux et retourna dans le manoir. Le deuxième groupe de ses apprentis finissait d’aérer les pièces, et montait peu à peu les couvertures qui leur serviraient de couchettes. Moréla les regarda passer sans s’arrêter, et poursuivit son chemin jusqu’aux cuisines.

Là, Aelina s’attelait déjà à la préparation du repas. À ses côtés se tenaient Rose et la petite Lilia, inévitablement surveillée par Ael. Rose s’échinait sur la confection de la pâte pour une future tourte aux légumes, la main sûre, ses mouvements fluides, expérimentés. Lilia quant à elle coupait lesdits légumes sous les instructions de son frère, qui lui montrait comment faire. Lina, quant à elle, s’occupait de la préparation des viandes.

Le tableau que Moréla avait sous les yeux était pour elle parfaitement improbable. Rose semblait rayonner, les mains pétries dans la farine. Lilia avait un grand sourire, auquel répondait chaleureusement Ael. Aelina elle-même paraissait en paix. Comme si tous avaient exactement leur place en ces lieux.

« Pardon. »

Avec un sursaut, Moréla dégagea l’entrée des cuisines et laissa les frères Alaekyn entrer. Tous deux déposèrent sur la table les légumes qu’ils avaient fraîchement déterrés, et repartirent sans un mot de plus, ni même un regard pour Moréla. La Magicienne baissa les yeux, les releva quelques secondes plus tard tandis que l’on s’affairait encore aux fourneaux. De là où elle se trouvait, Moréla sentit comme une étrange tension dans ses épaules. Elle les fit rouler en une vaine tentative de faire passer l’inconfort, échoua, dansa finalement d’un pied sur l’autre, ne sachant que faire d’autre.

Nul n’avait besoin d’aide ni dans les chambres qui s’apprêtaient, ni dans le potager que l’on récoltait, ni même ici où tous avaient une tâche à faire.

Les mains de la Magicienne commencèrent à s’agiter nerveusement.

Après plusieurs minutes, Rose finit par lever les yeux du plan de travail et croisa le regard de Moréla. Elle resta un instant immobile, avant de se détourner à nouveau, gênée. Elle posa le plat dont elle avait garni la pâte devant Ael et Lilia, qui le remplirent des légumes qu’ils venaient de couper. Alors que le jeune homme plaçait le plat au four, Rose leva à nouveau les yeux et les posa sur la Magicienne.

« Allons préparer la table », enjoignit la jeune fille.

Lilia hocha vivement la tête et se précipita hors des cuisines. Comme à son habitude, Ael la suivit de près. Rose lui emboîta le pas, et accorda un sourire embarrassé à Moréla avant de quitter les lieux. Ne demeuraient plus qu’elle-même et Lina.

Le silence tomba sur les cuisines. Aelina poursuivit ses tâches comme si de rien n’était, tournant ostensiblement le dos à la Magicienne tandis qu’elle vérifiait la cuisson de ses plats. Moréla la regarda faire sans mot dire. Elle se mordilla la lèvre inférieure.

Qu’avait-elle espéré ?

Passé le moment heureux des retrouvailles, la rancœur revenait. Elle en avait été témoin lors de ses retrouvailles avec Jasper, dans la manière qu’il avait de s’adresser à elle, de la regarder. Elle aurait dû s’attendre à un même comportement venant d’Aelina. Pourtant, naïvement, elle avait espéré que les choses seraient différentes. Autrefois, toutes deux pouvaient demeurer silencieuses des heures durant sans qu’aucune gêne ne les prenne, profitant simplement de la présence l’une de l’autre. Elles n’avaient jamais eu besoin de paroles pour se comprendre. Aujourd’hui, leur silence respectif lui pesait. Comme avec Jasper, Moréla avait l’impression d’avoir retrouvé une étrangère.

« Pourquoi es-tu partie ? » demanda Moréla d’une voix basse.

Aelina la regarda par-dessus son épaule sans rien dire. Puis elle se détourna à nouveau.

« Je ne supportais plus de vivre là-bas, répondit-elle d’une voix égale. Qu’importe ce que je faisais, où j’allais, je pouvais ressentir son absence. Je n’étais pas la seule. Magdalen continuait de préparer sa chambre et ranger son office, comme s’il était parti en voyage et qu’il reviendrait d’un jour à l’autre. Et Moestro continuait à mettre des assiettes de côté, au cas où. Il s’obstinait. Personne ne voulait l’accepter. C’en était trop pour moi. Dès que Jasper a été capable de retrouver son autonomie, j’ai demandé au Conseil l’autorisation de vivre dans le vieux manoir et m’y suis installée. »

Moréla baissa les yeux. Elle ne comprenait que trop bien.

« Tu comptes réellement traverser le Continent ? »

Moréla releva la tête.

« Il le faut, répondit-elle. Je t’ai expliqué pourquoi.

— Tu laisses Jasper derrière toi. Encore. »

Elle baissa une fois de plus les yeux.

« Quelqu’un doit surveiller Tany. »

Silence.

« Sa présence est-elle réellement nécessaire ? » finit par demander la jeune femme, les lèvres pincées.

Moréla soupira.

« J’aimerais te dire que non. La vérité est que, malheureusement, on a besoin d’elle. Je hais l’admettre mais Tany a récolté bien plus d’informations en un an que moi en sept. Et Jasper lui fait confiance.

— Mais pas toi.

— J’aimerais me fier à son jugement, mais on ne peut pas faire confiance à une Merig.

— Sur cela, au moins, je ne te contredirai pas. »

Le silence tomba à nouveau. Après plusieurs minutes qui passèrent comme une éternité, Aelina se tourna vers Moréla pour la première fois depuis que celle-ci était entrée dans les cuisines.

« Je vous accompagne », annonça-t-elle de but en blanc.

Moréla écarquilla les yeux, bouche bée.

« Je ne suis pas venue pour te demander de venir, rétorqua la Magicienne.

— Je le sais. Mais, de ce que j’ai compris, en plus de chercher ces êtres magiques dont tu m’as parlé, tu vas aussi essayer de convaincre certains royaumes de s’engager une fois pour toutes contre Moridus. Tu n’as aucune chance d’y parvenir. Tu n’as pas une once d’expérience dans le domaine, et nul souverain ne voudra parler avec une princesse renégate. Je doute qu’ils t’accordent aucune crédibilité. »

Moréla sentit son visage brûler à vif. Elle serra les poings, ne dit mot toutefois.

« De l’expérience, j’en ai, poursuivit Aelina. Dois-je te rappeler que pendant longtemps j’ai été la négociatrice et porte-parole de Syracuse ? Même si je ne tiens plus ce rôle désormais, les souverains me connaissent et savent ce dont je suis capable. Ils auront confiance en moi. »

Moréla baissa la tête.

« Tu as sans doute raison. »

Elle desserra les poings, et capitula devant la décision d’Aelina.

Dans le silence qui douloureusement reprenait ses droits, le bruit de pas s’approchant vint agréablement le rompre. Timidement, Rose entra dans les cuisines, le regard incertain.

« La table est prête. »

Après une hésitation, elle s’avança dans les cuisines et prit possession de l’un des plats pour l’emmener. Sans un mot de plus, Aelina en fit de même. Résolue, Moréla l’imita.

La salle à manger, bien que spacieuse, n’avait pas été conçue pour accueillir autant de monde. Le manoir en lui-même ne servait habituellement qu’à la famille royale, aussi tous les sièges libres de la maisonnée avaient été déplacés pour que tous pussent s’installer. Un sourire quelque peu forcé sur les lèvres, Aelina les invita à prendre place tandis qu’elle découvrait les plats. Tous se servirent sans attendre, et s’installèrent pour le repas. Et tandis que tous profitaient de celui-ci, une voix soudainement s’éleva.

« Si Aelina est la première fille de Jobré Sarteryön, pourquoi ce n’est pas elle la souveraine de Syracuse ? »

L’air sembla se figer, emprisonnant l’assemblée dans une invisible épaisseur.

Moréla tourna les yeux vers Ciselle. Rarement avait-elle vu la Magicienne prendre la parole. Elle était d’une nature taciturne, s’emmurant dans le silence et la solitude. Depuis qu’elle l’avait rencontrée, Moréla ne l’avait pas vu se mélanger à ses pairs, et cela n’avait pas changé depuis leur arrivée en Quatrième Terre. Par certains côtés, elle était semblable à Antoine, bien que celui-ci ne se privait pas de montrer son mécontentement. Ciselle en revanche semblait tout subir, sans jamais rien dire. Cependant, les rares fois où elle avait finalement pris la parole, elle avait posé une question à laquelle Moréla ne voulait pas répondre. Comme aujourd’hui.

Moréla tourna les yeux vers Aelina. À sa grande surprise, un petit sourire habillait ses lèvres. Un sourire plein de nostalgie.

« Jobré m’a adoptée, expliqua-t-elle d’une voix calme. J’étais petite encore. À cette époque, une épidémie de variole s’était répandue sur tout le Continent. Environ une personne sur dix était touchée, et la plupart mourraient. Comme beaucoup d’autres enfants, je perdis mes parents pendant l’épidémie et je fus conduite dans un refuge de Jurpo. Un jour, le roi et sa reine sont venus au refuge. Ils venaient discuter avec le directeur de ce qu’ils allaient faire de tous ces enfants.

» C’est alors que Jobré me vit. Il s’est arrêté près de moi, très perplexe. Puis il s’est agenouillé et m’a dit que j’étais spéciale, parce que je savais faire des choses que les autres ne pouvaient pas faire. Étrangement, j’ai tout de suite compris de quoi il parlait. Il m’était arrivé, à quelques reprises, de créer de petites étincelles. J’ignorais comment je le faisais, mais cela faisait peur à mes parents, alors j’essayais au mieux de le garder pour moi.

» Jobré, lui, n’avait pas peur. C’était la première fois, pour moi. Il me dit que j’avais un don, et que ce serait un véritable gâchis de le laisser mourir. Alors il me prit avec lui, et m’adopta. Et il m’éleva comme sa fille, même après que Moréla et Jasper soient nés. Il m’enseigna tout ce qu’il y avait à savoir sur la magie, mais pas que. Comme Moréla et Jasper, je suivis des cours d’histoire, de politique, d’économie, de diplomatie. Lorsque j’en eus l’âge, Jobré m’emmena lors de ses voyages diplomatiques, et me forma peu à peu. Je finis par devenir la négociatrice et porte-parole de Syracuse.

» Même si je n’étais pas réellement sa fille, Jobré m’a toujours traitée comme tel. Et je l’ai toujours considéré comme un père. »

Aelina n’ajouta pas un mot de plus et replongea son nez dans son assiette. Tous l’imitèrent. Petit à petit, les assiettes se vidèrent. Et lorsqu’il ne resta plus une miette dans les plats, et que la vaisselle fut faite, tous partirent se coucher. Après tout, leur voyage reprendrait dès le lendemain. Alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre la chambre qu’elle partageait avec Len et Tany, Moréla s’arrêta soudainement et se tourna vers Aelina. Mais celle-ci l’ignora, lui accordant à peine un regard alors qu’elle s’éloignait. La porte de sa chambre se referma. Immobile devant cette porte close, une pensée soudain germa en elle.

Ce n’était ni Jasper ni Aelina qui étaient devenus des étrangers. Tous deux avaient poursuivi leur vie. Sans elle.

Non.

L’étranger, c’était elle.

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