Chapitre 10 : Le chat

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Anmar gara la voiture le long de la maison. Ils sortirent en silence dans la rue déserte. L’atmosphère était telle que dans le souvenir d’Esther. La moiteur dans l’air, cette odeur fraîche aux narines de terre et d’humus. Un léger film de condensation recouvrait déjà les clôtures et les arbres, dont les branches perlaient d’humidité. La maison se dressait devant eux. À sa vue, une sensation de sérénité emplit Esther, accompagnée d’un fourmillement lui électrisant le bout des doigts.


J’y suis, songea-t-elle, exactement là où je devais être. Là où ça s’est passé. Là où tout s’est passé.


Elle n’aurait su dire d’où lui venait ce sentiment onirique de certitude. Comme dans un rêve, elle ouvrit le portail et s’avança le long de l’allée menant à la maison. Le jardin, couvert de neige, scintillait sous la lune et lui donnait l’impression de traverser un parterre d’étoiles. Le fourmillement s’étendit, devint vibration. À chaque pas cette vibration s’accrut, l’envahit telle une vague. Esther monta les marches du perron. Elle introduisit la clef dans la serrure et posa la main sur la poignée. La vibration se fit si intense qu’elle occulta tout. Esther prit une profonde inspiration et ouvrit la porte.

La vibration disparut subitement, soufflée comme la flamme d’une bougie. Elle laissa derrière elle un calme écrasant. Esther s’avança de quelques pas dans la maison. Anmar entra à sa suite. Il testa l’interrupteur.


— Ça ne s’allume pas ? râla-t-il.


— Le courant a été coupé.


Esther lui tendit la torche. Elle ne ressentait pas le besoin de l’utiliser. La pénombre régnant sur les lieux n’était pas complète. La lune, pleine, traversait les fenêtres de ses rayons et éclairait les alentours d’une lueur pâle et froide. Esther s’accommoda sans difficulté au clair-obscur ambiant.

C’est alors qu’elle le vit. Le chat. Il était assis dans l’entrée dans le noir, à l’attendre. Ses yeux dorés luisaient sur sa silhouette vaporeuse, floutée aux bordures de langues de brume ; on eût dit qu’il était fait de fumée. Le chat se redressa, s’étira souplement et s’engagea dans le couloir. Au bout de quelques pas, il s’arrêta et tourna la tête en arrière pour la fixer. Il patientait. Alors, poussée par une force irrépressible, cette même force qu’il l’avait menée jusqu’ici, Esther s’avança sans hésitation à sa suite dans l’obscurité.


— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’exclama Anmar dans son dos. Attends !


Il ne voyait rien, bien sûr. Ses protestations lui parurent venir de loin, si loin, comme à travers un brouillard. Il n’y avait qu’elle et le chat dans le couloir, et ce tiraillement profond, animal qui la poussait à le suivre. Le chat prit le tournant des escaliers, escaladant les marches les une après les autres. Et alors qu’Esther les gravissait après lui, elle entendit de plus en plus distinctement des sanglots résonner depuis l’étage. Des râles entrecoupés de murmures s’élevaient dans le calme de la nuit.

Une volée de marches de plus et Esther accéda enfin au palier. Recroquevillée contre un mur, une silhouette masculine baignait dans une flaque de lune. Esther s’écarta de l’escalier de quelques pas prudents. Anmar venait à sa suite. Il se figea devant le spectacle qui s’offrait à leurs yeux.


— Je ne la sens plus, gémit la silhouette depuis le coin. Je ne la sens plus du tout !


Elle poussa une longue plainte, aux accents déchirants, le corps parcouru de tremblements erratiques.


— Ma tête, je suis tout seul dans ma tête !


La forme referma ses poings sur ses cheveux et les tira rageusement.


— Seul, seul, seul ! hurla-t-elle.


— Benjamin ? appela Esther d’une voix douce.


Aucune réponse. À côté d’elle, Anmar ne pipait mot.


— Benjamin ? appela une nouvelle fois Esther.


Alors, la forme tourna la tête vers elle. La respiration d’Esther se coupa. Le visage de Benjamin Schneider lui fit face, effondré en son milieu. Le côté gauche paraissait enfoncé, la peau pendante et sans attache. L’un des yeux n’avait plus rien d’humain, jaune à la pupille fendue, tandis que l’autre se délitait de ce pan de l’existence, se formant et se déformant en volutes de fumée. Son enveloppe terrestre s’écroulait, à court d’énergie pour s’incarner sous forme humaine. Le regard du démon se fixa sur Esther. Des larmes noires comme de l’encre coulaient sur ses joues.


— Je ne la sens plus du tout, lui répéta-t-il, l’air perdu. Je ne sais pas quoi faire.


Tout son être tendu vers Esther, il se redressa tant bien que mal. Une série de craquements sinistres accompagna son mouvement.


— C’était un accident, sanglota-t-il. C’était un accident, je le jure. Ça ne devait pas se passer comme ça.


Il fit un pas en avant. Son corps s’affaissa sur le côté. Un des bras, difforme, ne cessait de s’étendre puis de se raccourcir, traînant par moment sur le parquet.


— Ce n’était pas ce que je voulais. Jamais je ne lui aurais fait du mal !


Son mouvement sortit brutalement Anmar de sa torpeur.


— Reste où tu es ! aboya-t-il.


Le démon ne parut pas l’entendre. Hagard, il s’avança de nouveau vers Esther.


— On devait rester ensemble pour toujours !


Anmar leva les bras et traça dans le vide une série de signes complexes. Un souffle d’air balaya les cheveux d’Esther et accompagna l’invocation de contrainte lancée par le médium. Elle frappa le démon de plein fouet. Ce dernier n’eut pas un frémissement. Il s’approcha encore.


— Putain de bordel de merde, lâcha Anmar.


Sa voix se teintait d’accents de panique. Il fouilla désespérément à sa ceinture pour saisir son pistolet et le pointa sur ce qui restait de Benjamin Schneider.


— N’avance pas j’ai dit !


Le regard du démon était rivé sur Esther comme sur un phare dans la nuit. Un pas en avant.


— Mais tu comprends, toi, pas vrai ?


Anmar tira. La balle d’argent ne fit qu’effleurer le bras de la créature et ouvrit dans la chair une blessure au sang noir. Le démon se figea. Il parut stupéfait. Puis la bordure de ses prunelles s'obscurcit subitement et, retroussant les lèvres sur un feulement animal, il se jeta sur Anmar. Ils chutèrent au sol en un capharnaüm épouvantable. Un nouveau coup partit.

La détonation sèche fit à Esther l’effet d’une gifle. Elle se précipita vers l’armoire. Dans la pénombre, elle s’empêtra les pieds dans un tapis et tomba lourdement en avant. Elle ne prit pas la peine de se relever et se hâta à genoux vers l’armoire. Elle se mit à fouiller les étagères avec frénésie, à la recherche d’un objet, de n’importe quoi dont elle pourrait se servir comme arme. Dans son dos, la lutte se poursuivait sans faiblir. Soudain, ses doigts affolés rencontrèrent une lourde statuette et elle se redressa, la saisissant entre ses mains.

Un hurlement de souffrance la fit pivoter vivement sur ses pieds. Anmar était plaqué au sol, écrasé par son adversaire. Le démon avait refermé une mâchoire énorme et déformée sur son épaule. Le tissu de sa chemise se trempait de sang.

Esther les chargea en hurlant.

Elle leva la statuette très haut et frappa de toutes ses forces. La créature n’eut pas un tressaillement. Blanc comme un linge, Anmar usait de ses dernières forces pour maintenir la tête du démon entravée entre ses bras, évitant qu’il ne l’agite en tous sens.


Il l’empêche de lui arracher le bras, réalisa Ester avec horreur.


Elle frappa de nouveau. Le démon émit un grondement d’avertissement sans relâcher sa prise. Sous lui, Anmar s’était mis à haleter, le front trempé de sueur. Esther releva encore le bras. Le démon mugit d’exaspération. Il saisit le poignet d’Esther au vol et recracha Anmar comme un vulgaire os à moelle. La lumière de la lune frappa d’un éclat argenté l’arme qui, dans la lutte, lui avait échappé et glissé sur le parquet. Ils se pétrifièrent un instant tous trois.

Le démon lâcha Esther et se rua en avant pour s’en saisir. Il brandit le pistolet vers eux, l’œil halluciné. Du sang lui gouttait des lèvres sur le menton.


— Esther couche toi ! hurla Anmar.


Esther resta sans bouger. Elle ne pouvait pas détourner le regard.


— Je ne voulais pas lui faire de mal, lui répéta le démon, comme une supplique.


Il retourna alors l’arme contre lui et pressa la détente.

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