Chapitre 11 : Suspicions - 1

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Des grognements de douleur résonnaient dans la salle d’autopsie. Assis sur un brancard, les narines dilatées et le souffle court, Anmar tâchait de se tenir tranquille pendant que Céline recousait sa blessure à l’épaule. Une fine pellicule de transpiration lui recouvrait le visage. Malgré l’anesthésiant local administré par la jeune femme, il ne pouvait réprimer un mouvement de recul quand l’aiguille approchait sa peau.


— Ça va aller, Anmar, l’encouragea Céline. Respire bien.


— C’est ce que je fais, marmonna-t-il sans desserrer les dents.


À chacune des manipulations de Céline, un tremblement incontrôlable le parcourait, exacerbé par sa souffrance. Esther en était malade de le voir ainsi. Céline progressait avec lenteur, surveillant du coin de l’œil le visage de son patient. Elle s’écarta plusieurs fois d’Anmar en cours de suture pour le laisser reprendre son souffle. La mâchoire du jeune homme était si crispée que les muscles de sa joue saillaient sous la peau.


— C’est bientôt fini. Tu as eu beaucoup de chance que les tendons et les os ne soient pas touchés.


Céline recouvrit la plaie d’un pansement de gaze. Anmar ne put réprimer un cri lorsqu’elle lui banda le bras. Il devint livide, ses yeux roulèrent dans leurs orbites. Esther crut qu’il allait défaillir et s’avança pour le rattraper. Il se reprit cependant, la respiration hachée, et Céline recula pour contempler son œuvre.


— Bien. Tu auras un traitement antibiotique pendant plusieurs jours. Je t’en ai déjà fait une injection, doublée d’un antitétanique. On ne sait jamais. Dieu seul sait où cette chose a bien pu traîner. Tes vaccins sont à jour, au moins ?


Sans attendre sa réponse, elle rassembla son matériel et débarrassa le chariot jonché de compresses souillées. Elle se lava les mains puis revint contrôler le goutte-à-goutte de la perfusion.


— Bon. Tout à l’air en ordre. Je vous laisse. Je reviendrai dans une heure voir si tout va bien.


— Je peux pas remonter dans ma chambre ? râla faiblement Anmar.


Les yeux de Céline lancèrent des éclairs. Elle brandit un doigt menaçant dans sa direction.


— Oh, alors toi ! Tu es prié de te tenir tranquille, sinon tu te débrouilleras tout seul avec ton bras !


Puis, se tournant vers Esther.


— Je dois voir Lydia. Veille à ce qu’il ne bouge pas d’ici, entendu ?


Anmar se renfrogna mais ne se hasarda pas à protester. Il s’allongea sagement sur le brancard. Esther tira une chaise pour s’asseoir près de lui. Le poids des événements de la nuit s’abattit soudain sur elle comme une chape de béton lourde et suffocante. La sensation d’étouffer la prit à la gorge.


— J’y crois pas, grinça Anmar dès Céline hors de vue. On croirait que je suis un môme. Tu ne voudrais pas une règle pour me taper sur les doigts si jamais je n’obéis pas ?


Comme Esther ne lui répondait pas, Anmar se tourna de son mieux vers elle. Son air cynique disparut.


— Ça ne va pas ? s’inquiéta-t-il. Tu n’es pas blessée au moins ? Tu as mal quelque part ?


— Non, s’empressa-t-elle de le rassurer. C’est juste que…


La fin de sa phrase s’étiola dans l’air et elle déglutit.


— Il l’a tuée, lâcha-t-elle amèrement. Elle lui faisait confiance et il l’a tuée.


Anmar haussa les sourcils.


— Bien sûr qu’il l’a tuée. C’était un démon. Qu’est-ce qu’il aurait bien pu faire d’autre ?


Esther baissa les yeux et crispa les poings sur ses genoux. Ses ongles percèrent la peau tendre de ses paumes d’une douleur vive. Elle ne parvenait pas à exprimer clairement son ressenti, l’origine de son dégoût, de son amertume. Qu’avait bien pu éprouver Léna face à l’indicible trahison de celui qu’elle aimait ? Avait-elle eu peur, s’était-elle sentie meurtrie jusque dans son âme ? Quelles pensées l’avaient traversée lors de ses terribles derniers instants ?

Une larme involontaire coula sur sa joue. Anmar eut un léger soupir puis, se tortillant sur le brancard dans un froissement de couvertures, se pencha vers elle et posa sa main valide sur son épaule.


— Hey… Tout va bien. On est vivants tous les deux.


Esther eut un petit rire étranglé. Un chapelet de larmes lui échappa de nouveau et roula sur son nez. Elles s’écrasèrent en pluie sur son pantalon. Anmar tapotait son omoplate d’un mouvement gauche, raidi par le manque de pratique.


— Tout va bien, chuchota-t-il. C’est fini. On est en sécurité. Tout va bien. Tu vas te faire mal à serrer les mains comme ça.


Esther hocha machinalement la tête entre deux reniflements et exhala une expiration tremblante. Devant les efforts maladroits d’Anmar, elle ne put réprimer un sourire, sincère cette fois. Ses doigts se desserrèrent sur ses genoux. Elle se focalisa sur la sensation rugueuse du tissu sous sa peau, la pression régulière de la paume sur son épaule. Finalement, sa respiration s’apaisa, et Anmar se pencha vers elle.


— Esther ?


— Oui ?


— Comment tu savais qu’il serait là ?


Esther se raidit sur la chaise  et recula contre le dossier.


Je ne sais pas ! Je n’en sais rien.


— Esther ?


Un remous, quelque part dans le lointain.


Vraiment ? Tu es sûre de ça ?


Esther s’ébroua et releva les yeux vers Anmar.


— Je n’en avais aucune idée, mentit-elle sans ciller. Je ne savais pas vraiment ce que je venais chercher. C’est un coup de chance, sans doute.


Anmar pinça les lèvres mais lâcha un grognement d’assentiment. Si l’explication d’Esther ne lui avait pas suffi, il ne le releva pas. Il laissa retomber sur l’oreiller. Son mouvement lui tira un sifflement d’inconfort. Sa pâleur teintait de nuances de gris sa peau brune.


— Ce démon, remarqua-t-il, c’est la première fois que je vois un truc pareil. Je ne comprends pas pourquoi il a fait une telle chose.


Plongé dans ses pensées, il fixait absentement le plafond. Esther réarrangea le coussin dans lequel il s’enfonçait.


— Peut-être, tenta Anmar, qu’il savait ce qui l’attendait quand nous l’aurions capturé, et qu’il a préféré en finir.


Esther revit alors, comme si elle y était, le sang barbouillé sur la bouche, le canon métallique brillant sous la lune, et le regard, ce regard à la fois fou et désespéré.


Je ne voulais pas lui faire de mal.


— Anmar, souffla-t-elle. Il aurait pu nous tuer et s’enfuir s’il l’avait voulu.


Ils restèrent tous deux silencieux.


— Je ne sais pas ce qu’il se passe, finit par admettre Anmar, mais je n’aime pas ça du tout.


Toi tu comprends pas vrai ?


Un remous, de nouveau, un peu plus fort que le précédent. Esther l’ignora, le repoussa de toute sa volonté dans l’abysse dont il était sorti.


— Tu devrais te reposer, l’enjoignit-elle. Tu es épuisé et les choses n’avanceront pas plus cette nuit.


— Peut-être bien, admit Anmar.


Ses traits se plissèrent et il poussa un long gémissement.


— J’ai terriblement mal à la tête.


— Ça va passer, lui assura Esther. Les calmants vont bientôt faire effet.


Elle se releva et se dirigea vers les plans de travail de la salle d’autopsie.


— Attends une seconde.


Esther fouilla dans les placards à la recherche d’un linge propre qu’elle passa à l’eau froide. Dans son dos, la voix d’Anmar s’éleva, mal assurée.


— J’ai vraiment cru que tu allais mourir sous mes yeux ce soir. Me refais pas ça, OK ?


Le cœur d’Esther se serra. Tant d’entre eux avaient connu une telle fin. Cette menace planait en permanence sur eux, tapie dans leurs ombres au quotidien. Ils vivaient avec en tâchant de ne pas la regarder. Mais aucun n’oubliait. Esther essora le tissu entre ses doigts et revint près du lit.


— Je vais essayer. Je peux ? lui demanda-t-elle en désignant le linge.


Anmar acquiesça et ferma les yeux. Esther tamponna dans un premier temps ses tempes. Son toucher se voulait délicat, à peine plus appuyé qu’une caresse. Le corps d’Anmar se relâcha à son contact. Il émit un soupir d’aise. Esther s’attarda sur les pommettes, l’arête du nez, puis déposa le linge sur son front.


— Ça va mieux ? demanda-t-elle en se redressant.


— C’est le paradis, murmura-t-il.


Il fit une pause, hésitant.


— Tu peux laisser ta main ? Ça m’a fait du bien.


Prise au dépourvu, Esther se figea. Anmar était d’ordinaire si sauvage et aux aguets, ses moments de vulnérabilité si rares. La surprise passée, une douce chaleur l’envahit. Elle se rassit et approcha la chaise du brancard.


— Bien sûr.


Esther déposa la main à la racine des cheveux d’Anmar. Du bout des doigts, elle effleura son crâne de mouvements circulaires.


— Repose-toi, lui intima-t-elle. Je ne bouge pas d’ici.

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