Chapitre 9 : Le linceul – 2

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Esther se rua hors de l’ambassade et traversa la cour, les graviers crissant sous ses chaussures. Elle sortit sur le boulevard et s’éloigna à grandes enjambées, les narines palpitantes de fureur.


Comment osent-ils ?


Une rage démesurée l’habitait tel un feu crépitant comme elle n’en avait jamais ressentie. Ou peut-être avait-elle toujours existé, maintenue à l’état de braises rougeoyantes en son sein.


Qu’ils aillent se faire voir, tous autant qu’ils sont !


Pauvre petite Esther, trop fragile pour encaisser la réalité de son inutilité ! Il fallait lui cacher à tout prix, donner le change ! On trouverait bien quelque chose à lui faire faire ! Occupée à fulminer, Esther buta sur une haute clôture. La rue se terminait en cul-de-sac. Là, les immeubles haussmanniens laissaient leur place à de grands arbres sinueux. Surprise, Esther observa les alentours. Elle se trouvait en bordure du cimetière de Montmartre. Toute à ses pensées, elle n’avait pas réalisé avoir parcouru une telle distance. Esther haussa les épaules et sortit son téléphone portable de son sac. Hors de question de rentrer à l’ambassade avant la tombée du jour. Elle hésitait même, dans sa colère inédite, à prendre une chambre d’hôtel pour la nuit. Voilà qui lui ferait sans aucun doute le plus grand bien.


Un contretemps m’empêche de vous recevoir aux locaux du SSCP. Cela vous conviendrait-il de me rejoindre au café de la rue Caulaincourt ? Cordialement, Esther Levernier.


Le réponse d’Hélène Cordier ne se fit pas attendre.


Entendu. À tout à l’heure.”


Satisfaite, Esther fourra le téléphone dans son sac. Elle pénétra dans le cimetière et reprit son chemin dans les allées, au hasard de ses pérégrinations. Autour d’elle, tout lui paraissait plus clair, les couleurs plus vibrantes, le contour des objets plus nets. Les tombes ça et là s’offraient dans leurs moindre détails, l’une mémorial d’un enfant mort plus de cent ans en arrière, l’autre recouverte d’un lichen rouille dont le thalle colonisait la pierre d’orbes tortueux. Même l’air parisien lui semblait plus dense et frais aux narines, porteur d’odeurs superposées les unes aux autres sans mélange. Chaque inspiration prise, profonde et libératrice, lui éclaircissait plus encore les idées et chassait la brume douloureuse de son esprit. Elle se sentait saoule de sensations, d’une ivresse porteuse d’élévation et non de torpeur.

Elle arriva au café en avance et commanda un croque-monsieur accompagné de frites, un plat qu’elle n’aurait pas pris d’ordinaire. La première bouchée explosa sur ses papilles en une myriade de saveurs. Tout d'abord, sur le haut du palais apparaissait l'arôme grillé du pain, suivi par le fumet du jambon puis, à l'arrière de la bouche, la sensation douce et sirupeuse du beurre chaud sur la langue. Esther ferma les yeux et poussa un soupir de contentement. Elle n’avait jusque-là pas eu conscience de la faim terrible qui lui tenaillait l’estomac. Son appétit démesuré lui donnait l’impression de pouvoir engloutir un tonneau.

L’heure du rendez-vous approchant, Esther commanda deux cafés. La cloche de la porte du commerce ne tarda pas à tinter et une petite femme blonde passa le seuil, la démarche hésitante. Esther la reconnut aisément – la ressemblance avec Léna était frappante – et lui fit signe de la main. Hélène Cordier vint la rejoindre à sa table. Elle possédait la même chevelure miel que sa sœur, aux boucles vaporeuses qui encadraient un visage de poupon. Son nez retroussé était constellé de tâches de rousseur.


— Bonjour, Mademoiselle Cordier, l’accueillit Esther. Je vous remercie d’avoir accepté ce rendez-vous. Vous aimez le café, j’espère ?


— Bonjour, lui répondit la jeune fille en s'asseyant. Je vous en prie, c’est normal. Puis-je savoir de quoi il s’agit ?


— Comme je vous l’ai dit, je travaille sur l’affaire de votre sœur. J’aurais besoin de quelques renseignements complémentaires.


Mademoiselle Cordier hocha machinalement la tête et enroula ses mains autour de sa tasse, nerveuse.


— Vous avez retrouvé Benjamin ? s’enquit-elle.


— Non. Pas encore. Justement, c’est un point que j’aimerai aborder plus en détail avec vous. Pourriez-vous me parler des relations entre votre sœur et Monsieur Schneider ?


Les lèvres d’Hélène se parèrent d’un léger sourire. Doux et triste, il ne remonta pas jusqu’à ses prunelles.


— Ils étaient très amoureux, commença-t-elle à mi-voix. Depuis longtemps. Vous savez, on s’est connus tous les trois tous petits. Léna était…


Sa voix trembla sur les derniers mots. Elle déglutit.


— Elle était solaire et pleine d’empathie. Et lui, il est gentil, le cœur sur la main. C’était presque une évidence, tous les deux.


Elle baissa la tête. Ses doigts blanchirent sur la porcelaine.


— Vous ne croyez quand même pas que Benjamin y est pour quelque chose ?


— Je n’en sais rien, Mademoiselle, avoua Esther. À ce stade nous ne pouvons rien affirmer.


Hélène releva vivement les yeux vers elle. Son regard s’était fait plus dur que la pierre.


— Jamais Benjamin n’aurait fait de mal à ma sœur. Jamais.


Son ton polaire revêtait des accents de certitude inébranlable, de foi religieuse. Un lourd silence s’installa entre elles.


— Vous n’avez vraiment rien remarqué d’étrange ce soir-là ? reprit Esther. Rien ne vous revient en tête ?


Hélène souffla, exaspérée.


— J’ai déjà répété ça des dizaines de fois. Je n’en sais rien. Quand notre grand-mère est morte, Léna était choquée. Je crois que ça lui a fait un peu péter les plombs. Elle voulait absolument aller à la maison, alors que le temps était abominable et qu’il y avait plein de choses à gérer sur place. Et puis, elle racontait je ne sais pas trop quoi à propos du chat…


— Le chat ? l’interrompit Esther, le cœur battant. Quel chat ?


— Oh, et bien, on avait un chat, quand nous étions petites. Mais il est mort depuis longtemps. Je ne sais pas pourquoi elle en a parlé tout à coup.


— Ce chat, insista Esther en se penchant vers elle, il n’était pas noir par hasard ? Noir aux yeux jaunes ?


Hélène se fit songeuse, impénétrable à son trouble. Son regard se perdit dans le lointain.


— Noir, oui. Mais ses yeux étaient verts. Excusez-moi, mais j’ai du mal à saisir le rapport avec ce qu’il s’est passé.


— Aucun, affirma Esther, prise de nausée. Il n’y en a pas.


Ça ne peut pas être un hasard. C’est impossible.


Esther se racla la gorge et s’ébroua.


— Nous allons devoir vous demander de passer aux locaux du SSCP pour effectuer une prise de sang.


— Pourquoi ?


— Tout ceci est confidentiel, Mademoiselle Cordier, mais nous pensons que votre sœur a pu être empoisonnée.


L’excuse lui était venue facilement, sans tergiversation intérieure. Les pupilles d’Hélène s’écarquillèrent.


— Empoisonnée ? Mais par qui ? Et vous croyez que j’ai pu l’être aussi ?


— Nous l’ignorons pour le moment. Ce sont des contrôles de sécurité. Par ailleurs, je tiens à vous prévenir en personne que les mêmes vérifications seront effectuées sur le corps de votre grand-mère. Une demande d’exhumation est en cours.


— Vous plaisantez ? s’exclama Hélène.


Affolée, elle rechercha dans les yeux d’Esther le moindre indice à même de la détromper. Elle n’en trouva aucun. La jeune fille pâlit, son teint devint cireux.


— Rien ne nous sera épargné, lâcha-t-elle. Léna est morte, Benjamin a disparu et, maintenant, on va sortir grand-mère de la tombe !


— Je suis vraiment désolée. Je comprends que cela soit très difficile.


— Et quand je pense à celui qui a fait ça à Léna, s’enflamma Hélène, la voix vibrante de colère. Pousser le vice à la recouvrir d’un drap !


Un frisson parcourut le dos d’Esther et glissa comme une goutte d’eau le long de sa colonne vertébrale.


— Le drap, releva-t-elle d'une voix blanche, il était déjà là quand vous êtes entrée ?


— Oui, vous ne le saviez pas ? s'étonna Mademoiselle Cordier.


Une pierre chut tout au fond de l’estomac d’Esther. Comment avait-elle pu passer à côté d’une telle chose dans les rapports ? Non, se reprit-elle, elle en était certaine, rien de tel n’y était mentionné. Mais alors comment…? Soudain, le cours des événements se réorganisa devant ses yeux avec une précision surprenante.

Les pompiers entrent, écartent le drap pour tenter de secourir Léna. Ce qu'ils découvrent les retourne. L’un d’eux est en état de choc. La police arrive, pense que le drap a été déposé là par un des agents du feu, pour dissimuler la vision d’horreur. Ce n’est pas réglementaire mais bon, l’un des gars à l’air à deux doigts de s’évanouir et ce n’est pas si grave, alors on ne va pas lui en rajouter. Dans la confusion, personne ne se pose de questions.

Un terrible pressentiment s'imposa à Esther. Tout se mélangea dans son esprit en un tourbillon vertigineux. Un tourbillon noir ? Le chat. Léna. Les larmes sur ses joues. Elles brillent à la lumière. Le chat. Léna. Elle a les yeux jaunes, le drap est déposé sur elle. Déposé comme on recouvre un être cher.

Léna.

Léna !


— Tout va bien ? s’inquiéta Hélène.


— Oui, la rassura Esther, tout va bien.


Elle se redressa, enfila son manteau et saisit son sac.


— Excusez-moi, mais je dois y aller. Je vous recontacterai pour le rendez-vous au SSCP, d’accord ?


— Oui, mais…


— Bonne soirée !


Esther se précipita à l’extérieur.


OOO


La nuit tombait lorsqu’Esther passa les grilles de l’ambassade. Elle se hâta vers son bureau. Là, elle ouvrit un placard et jeta pêle-mêle dans son sac une lampe torche, un détecteur de champ électromagnétique et l’appareil photo. Elle sortit sans tarder, satisfaite de n’avoir croisé personne jusqu’ici. Dans le couloir, un bruit la fit ralentir. Des voix assourdies filtraient depuis le bureau de Lydia. La discussion semblait tendue, empreinte d’une volonté de secret. Esther s’approcha de la porte et tendit l’oreille.


— Je t’assure, Lydia, lui parvint la voix de Céline étouffée par le battant, elle n’avait pas l’air bien du tout ! Elle nous a fait un genre de délire sur des araignées !


— Elle est peut-être juste fatiguée, entendit-elle répondre sa sœur. Les derniers jours ont été usants pour tout le monde.


— Lydia, résonna la voix d’Henri. Je sais que ce n’est pas un sujet facile pour toi, ni que tu as envie d’aborder. Mais j’ai surpris Esther en route pour se laver avec une bouteille d’eau tout à l’heure. On s’inquiète pour elle. Ce n’est pas le moment de se voiler la face. On ne sait même pas où elle est !


Esther grimaça. Il lui fallait agir vite, sans leur laisser le temps de s’organiser. Sans quoi ils ne manqueraient pas de lui mettre des bâtons dans les roues. Elle traversa le couloir en sens inverse au pas de course. De la lumière filtrait par le seuil du bureau d’Anmar. À sa vue, une idée germa dans l’esprit d’Esther et elle freina des quatre fers. Elle poussa la porte s’en s’annoncer.


— Et bien bonsoir, commenta Anmar depuis le dossier dans lequel il était plongé. C’est bon ? Tu t’es calmée ?


Un coin des lèvres d’Esther se retroussa en demi-sourire.


C’est bien ce qu’il me semblait. Ils ne t’ont pas mis au courant.


Malgré les années et les moments partagés, la famille d’Esther restait secrète sur ses blessures. La mère d’Esther en était l’une des plus intimes. Son souvenir, douloureux et purulent, demeurait chevillé à leurs corps comme une plaie incapable de cicatriser. Esther s’approcha du bureau.


— C’est toi qui a les clefs de la maison de Bérengère Cordier ?


Anmar lui décocha un coup d'œil soupçonneux.


— Pour quoi faire ?


Esther tendit d'autorité la main, paume vers le haut.


— File les moi, il faut que j’aille vérifier quelque chose.


Les sourcils d’Anmar se soulevèrent tant qu’ils affleurèrent à la racine de ses cheveux. Il se repoussa dans son fauteuil et croisa les bras sur sa poitrine.


— Ben voyons. Et tu comptes y trouver quoi au juste ? On l’a déjà fouillée.


Esther ne répondit pas. L’araignée se trouvait toujours dans le coin supérieur de la pièce. Elle avait terminé sa toile et s’attachait à enrouler soigneusement un insecte dans ses filets. Il fallait absolument qu’elle aille voir maintenant. Elle le sentait. L’araignée faisait pivoter sa proie entre ses deux pattes avant, nouant à chaque tour un fil de soie autour d’elle. Le mouvement se répétait, monotone et régulier. À chaque coup les pattes s’agitaient, le fil s’enroulait, et tic, et tac, et tic, et tac, et il fallait à tout prix qu’elle aille…


— Esther ?


— Écoute, dit-elle sans détourner les yeux. C’est bien simple. Quelque chose ne va vraiment pas du tout dans cette histoire. Je le sais. Personne ne m'écoute vraiment, mais moi je le sais. Il faut que j’aille voir, et je vais y aller maintenant. Soit tu me donnes les clefs, soit j’irai quand même et je trouverai le moyen d’entrer dans cette maison.


Anmar papillota des paupières, la bouche entrouverte.


— Mais, “maintenant”, maintenant ?


— Oui, maintenant. Tu ne sais pas ce que ça veut dire peut-être ?


Anmar la jaugea un moment du regard, comme pour évaluer sa détermination. Puis il se redressa et attrapa sa veste sur sa chaise pour l’enfiler.


— Tu fais chier, Esther, pesta-t-il. Tu fais vraiment chier.


Ouvrant un tiroir de son bureau, il saisit les clefs de sa voiture.


— Je viens avec toi.

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