Chapitre 9 : Le linceul – 1

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Le matin vint. Il se fit attendre dans les longueurs de la nuit, tel un accouchement difficile pour une mère, mais il vint. Le cœur d’Esther s’était suspendu à son espérance. Enroulée dans les draps, les doigts crispés sur la couette, elle lâcha une expiration tremblante quand les premiers rayons de l’aube infiltrèrent ses volets. S’était-elle rendormie au cours des dernières heures ? Elle n’en savait rien. Il lui semblait que son angoisse l’avait maintenue éveillée, étendue là sur le lit. Le temps paraissait cependant s’être étiré et distordu dans la pénombre de sa chambre, se jouant tant et si bien de sa perception qu’elle n’aurait pu l’assurer. Esther se redressa sur son avant-bras. Une douleur sourde, jusque-là tapie à l’arrière-plan de sa conscience, s’étendit sous son crâne comme de l’eau, léchant ses tempes à chacun de ses gestes. Ses membres gémirent lorsqu’elle poussa sur ses jambes pour se relever. Elle pressa quelques secondes ses paumes sur ses yeux dans une vaine tentative d’endiguer son inconfort. Tout son corps appelait une douche brûlante de ses vœux.

Pas un bruit ne résonnait dans le couloir des chambres. L’ambassade dormait encore, la majorité de ses habitants épuisés par leur nuit passée dans le froid. Esther marcha en silence jusqu’à la salle de bain, réconfortée par la sensation familière du tapis moelleux sous la plante de ses pieds. Lorsqu’elle enclencha l’interrupteur, la lumière blanche de la pièce se réverbéra sur le carrelage. Son intensité ne fit qu’accentuer sa migraine. Les yeux plissés, la tête lourde, elle se traîna jusqu’au lavabo. Son reflet dans le miroir ne la surprit pas. Les cernes autour de ses yeux s’étaient accentués sur sa peau, la creusant d’immenses saillies bleues aux accents violacés. Ils lui donnaient un air malade, renforcé par son son teint chiffonné et ses cheveux en nid d’oiseau. La pensée, sourde et dégoûtante, de ressembler plus encore à sa mère ainsi s’infiltra tel un parasite. Elle aurait voulu l’écraser, l’anéantir d’une pression salvatrice des doigts, mais l’idée s’enfonça dans les méandres de son esprit où elle se lova entre les méninges douloureuses.

Le regard d’Esther dévia vers la douche. Au milieu du bac, le trou d’évacuation s’enfonçait dans les méandres tortueux de la tuyauterie. L’évidence la frappa aussitôt. Elle ne pourrait pas. Qui sait ce qui pouvait bien se tapir dans le siphon, dissimulé à la faveur de l'obscurité ? Rien que de s’imaginer dans la douche, ruisselante d’eau, puis cette chose se glisser à travers la grille, ramper sur la faïence et effleurer, tout doucement, du bout de la patte, son pied nu… Impossible. Elle finirait de perdre la raison.

Forte de cette résolution, Esther ouvrit la porte de douche. Elle marqua un temps d’arrêt et inspira profondément pour se donner contenance. Elle saisit d’un mouvement vif le gel douche, contournant la bonde comme s’il s’agissait d’une gueule aux dents acérées. Son butin en main, Esther quitta la salle de bain et descendit au premier étage, sa serviette sous le bras. Elle passa en trombe devant le cagibi. Dans la cuisine, elle évita l’évier pour s’emparer d’une bouteille d’eau puis sortit à reculons sans le quitter des yeux. Une fois dehors, elle fila à travers le salon pour rejoindre sa chambre.


— Mais qu’est-ce que tu fais avec ça ?


Esther se figea, le pied sur la première marche de l’escalier. Une grimace lui tordit la bouche. Pourquoi, de tous les jours de la sainte année, fallait-il qu’il soit matinal celui-ci ? Dans son dos, Henri l’observait, la tête penchée sur le côté. Il haussa un sourcil.


— Tu vas te laver avec de l’eau en bouteille ? Il y a un problème dans la salle de bain ?


— Je… Non ! s’exclama Esther. Bien sûr que non !


Pris au dépourvu par la vivacité de sa réponse, Henri amorça un mouvement de recul. Il releva vers elle un regard interloqué.


— Je veux juste tester un soin du visage à base d’eau minérale, tenta de se rattraper Esther, un sourire placardé sur le visage. Céline a vu ça dans un magazine. Tu ne sais pas que l’eau de Paris est pleine de calcaire ? C’est très mauvais pour la peau !


Il lui sembla que sa voix tremblait. Sa réponse n’eut pas l’effet escompté. Pas convaincu pour deux sous par son babillage, Henri la dévisagea avec une attention accrue. Il parcourut ses traits consciencieusement, à l’affût du moindre signe suspect. Malheureusement pour elle, les signes ne manquaient pas : Esther était à faire peur ce matin.


— Ça va, Esther ? demanda-t-il avec précaution. Tu ne te sens pas bien ?


Sa gêne mêlée à une inquiétude manifeste, il donnait l’impression de marcher sur des œufs.


Il cherche, susurra une petite voix dans son esprit. Il t’observe et te scrute, pour voir à quel point tu as tourné dingo. Bim, badaboum paf ! Esther comme sa tarée de mère !


Car elle le voyait, là, dans les yeux d’Henri, aussi clair que dans le reflet d’un miroir. Le spectre de sa mère. C’était une menace constante pour Esther et Lydia, planant telle une épée de damoclès au-dessus de leurs têtes. Tenir de leur folle de mère, qui voyait des choses qui n’étaient pas vraiment là et n’existaient que dans son esprit, comme des souris dans la baignoire ou des cafards dans son lit. Sa folie l'avait rongée, creusant son cerveau comme un gruyère et soufflant de l’air dans les trous. Une terrible angoisse hantait les deux sœurs à l’idée de subir le même destin.

Le sourire d’Esther s'agrandit, si immense qu’une vive douleur lui crispa la commissure des lèvres. Sous son crâne, les céphalées ondoyaient par lentes palpitations.


— Bien sûr que ça va, pourquoi ?


Elle gravit les escaliers quatre à quatre sans lui laisser le temps de répondre.


— Je te vois tout à l’heure !


Elle disparut hors de sa vue.


OOO


Une fois habillée, Esther passa une tête timide dans l'entrebâillement de la porte de sa chambre. Elle contrôla le couloir, anxieuse à l’idée de croiser de nouveau Henri et de faire face à ses questions. Il était vide ; elle le traversa ventre-à-terre. Au fur et à mesure de sa descente des étages, elle attrapa au vol son manteau, son écharpe et son sac-à-main. Dans le hall, les voix de Céline et Anmar lui parvinrent des bureaux et Esther freina sa course. Elle hésita, la main sur la porte d’entrée. Droit devant, la rue et son agitation rassurante, pleine de vie. La promesse d’être loin de l’ambassade, de ses problèmes pour quelques heures. Il suffisait de pousser la porte. Elle resta là quelques instants, à tergiverser. Sors d'ici ! l'enjoignait une voix dans son esprit. Et s’ils avaient trouvé quelque chose cette nuit ? s'inquiétait une autre. Finalement, la curiosité l’emporta et Esther fit demi-tour.


— Bonjour tous les deux, s’annonça-t-elle en passant la tête par le chambranle. Des nouvelles depuis hier soir ?


— Pas la moindre, bailla Anmar affalé sur son bureau. Aucune trace de Schneider dans le bois ni d’activité démoniaque dans sa voiture.


— De mon côté les dernières analyses sur le corps de Léna Cordier sont revenues normales, l’informa Céline.


Adossée au placard, elle feuilletait un rapport du bout des doigts.


— C’est à n’y rien comprendre quand même, murmura-t-elle comme pour elle-même. Cette faille, au milieu des bois, et puis rien d’autre !


Anmar émit un grognement d’ours.


— C’est pas faute de l’avoir fouillé, maugréa-t-il.


Céline lui jeta un coup d'œil agacé, puis se tourna vers Esther.


— Et bien, quelle tête ! On dirait que tu as dormi aussi peu que nous.


Elle se replongea dans les papiers et poursuivit :


— Tu as pu avoir des nouvelles d’Hélène Cordier ?


— Je l’ai eue au téléphone ce matin. J’ai rendez-vous avec elle en début d’après-midi.


— Parfait. Pour ce qui est de la demande d’exhumation de Bérengère Cordier…


Derrière Anmar, un mouvement attira l’attention d’Esther. La phrase de Céline ne devint plus qu’un murmure. Son cœur manqua un battement puis reprit sa course dans une folle cavalcade. Elle était là ! Tout en haut du mur, dans l’angle que faisait la paroi avec le plafond, une araignée tissait sa toile. La vue des fines pattes s’agitant autour du fil glaça Esther jusqu’à l’os. Elle cligna des yeux et, lorsque ses paupières se fermèrent, une vision lui apparut tel un flash. Une image d’un noir profond, grouillant, qui s’imprima à vif sur ses rétines. Elle les rouvrit brusquement. L’araignée enroulait toujours son fil dans le coin et, à chaque tour, la respiration d’Esther s’accélérait, son cœur s’emballait sans retenue.


— Esther ? appela Céline. Tu nous écoutes ?


— L'araignée ! balbutia Esther avec frénésie sans pouvoir la quitter du regard. Elle me suit !


Alors que les mots sortaient en un flux brouillon de sa bouche, elle réalisa l’absurdité apparente de ses propos. Anmar et Céline se tournèrent dans le direction indiquée, s'entre regardèrent quelques secondes, puis la dévisagèrent en silence, médusés.


— L'araignée… te suit, répéta Anmar avec lenteur, comme s'il tâchait de comprendre sa phrase en séparant les syllabes.


Il se pinça l’arrête du nez et lâcha un lourd soupir.


— Vous savez quoi, je suis crevé, clama-t-il en se levant. J’ai passé la nuit dehors dans une saloperie de forêt sous la neige, à ne rien trouver de mieux que des lapins et des écureuils. Je suis pas assez payé pour ces conneries.


— Où tu vas ? s’affola Céline.


— Me coucher !


Il les laissa en plan. Céline resta coite, la bouche s’ouvrant et se fermant par alternance comme un gobi. Elle se tourna vers Esther, puis vers la porte où Anmar avait disparu. Le regard d’Esther revenait continuellement vers le coin supérieur du mur, aimanté par la toile qui s’y tissait. Sa bouche s'assécha et elle se crispa de la tête aux pieds. Céline se plaça devant elle, dans une position – délibérée ? – qui dissimula l’araignée à sa vue.


— Ce n’est qu’une bête araignée, Esther, il y en a plein en ce moment. C’est la saison, c’est tout. Et puis, si c'était un démon, je le sentirais et tu ne le verrais pas tu sais ? tenta maladroitement de la rassurer Céline


Oui je suis au courant, merci bien, pesta Esther.


— Tu n’as pas à t’en faire, tu sais ? ajouta Céline. Les démons ne peuvent pas entrer dans l’ambassade sans autorisation.


— Je sais.


Esther prit appui sur le bureau, ses doigts crispés sur le rebord. Céline lui jetait des coups d'œil soupçonneux, dans une manœuvre qu’elle devait croire discrète.


— Tu es sûre que ça va, Esther ? s’enquit-elle sur un ton inquiet. Tu as l’air très fatiguée et ce n’est pas la première fois que je te trouve…


Elle hésita un instant, triturant un stylo entre ses doigts.


— …bizarre ces derniers temps. Des petites vacances en dehors d’ici te feraient peut-être du bien ? On peut se débrouiller tu sais.


Esther la dévisagea sans rien dire. Un sifflement blanc résonna dans son esprit, et ce sifflement prit une ampleur exponentielle, comme une crue aux eaux rugissantes et furieuses, provoquant un frisson insupportable qui la parcourut de la tête aux pieds sans pouvoir sortir d’elle même. Et Dieu ! Elle avait si terriblement mal à la tête !


Elle frappa des mains sur la table.


— Oh mais oui merci, s’exclama-t-elle, le ton de sa voix se haussant par paliers. Merci de me rappeler que je ne sers à rien ici ! Oh grand merci, je me sens beaucoup mieux !


Elle criait tout à fait à présent.


— Anmar n’est peut être pas assez payé, mais moi c’est tout le contraire, c’est de la charité !


Son exclamation finale attira l’attention de deux visiteurs dans le couloir qui tournèrent la tête vers eux, alarmés. Esther n’en eut cure. Céline avait reculé de deux pas, ébahie. Elle leva les mains comme pour l’apaiser.


— Esther, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire.


— Oh non, siffla Esther entre ses dents, c’est juste ce que tout le monde pense.


Sur ces derniers mots, elle quitta rageusement les lieux.

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