Chapitre 8 : Le passage

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Esther fourra ses mains dans les poches de son manteau et enfouit le nez dans son écharpe. Les environs de la Clinique Saint-Espérance palpitaient d’agitation. Des dizaines d’agents du SSCP s’affairaient depuis quelques heures sur les lieux, arrivés en renfort des quatre coins de la région parisienne. Prévenus par Céline, Anmar et Lydia avaient quitté en catastrophe leur soirée de gala pour superviser les recherches. Après une inspection en règle du bâtiment, les équipes d’intervention s’attaquaient à présent au bois voisin. La tâche s’avérait pénible. Les agents progressaient dans la neige au cœur de la nuit, seulement éclairés par la lumière de leurs torches. Esther et sa sœur patientaient dans le parc, à quelques mètres des premiers arbres du bosquet dont les ombres dessinaient au sol des entrelacs tortueux. Lydia avait abandonné là sa participation aux fouilles, embarrassée par sa robe du soir et ses escarpins. Emmitouflée dans un manteau en drap de laine, le bout du nez rougi, elle frissonnait par intermittence. Des flocons épars parsemaient ses cheveux blonds.

— Tu es frigorifiée, s'inquiéta Esther. On devrait rentrer dans la clinique.

— Non. Ça va. Pour que cette pie nous tombe dessus ? Sans façon, argua Lydia, le nez dressé dédaigneusement vers le bâtiment.

La secrétaire de Sainte-Espérance se tenait plaquée derrière une vitre de la clinique. Frémissante d’excitation, elle épiait les opérations sans vergogne. Esther roula les yeux d’exaspération. Voilà qui alimenterait les anecdotes de cette commère pour les dix prochaines années.

— Elle se pisserait dessus plutôt que d’en perdre une miette, pesta Lydia.

Elle réprima un nouveau tremblement et resserra les pans de son manteau. Esther n’insista pas. Sa sœur tenait à être aux premières loges pour surveiller les mouvements de ses troupes. Qu’importe si sa présence à l’extérieur n’était d’aucune influence sur leur efficacité. Quant à la faire changer d’avis…

— C’est toi qui avais raison pour l’affaire Cordier, concéda soudain Lydia. J’aurais dû t’écouter.

Esther ouvrit de grands yeux stupéfaits. Elle resta coite, sans savoir quoi répondre. Fuyante, Lyda s’appliquait à regarder droit devant elle, en direction de l’orée du bois. Un silence embarrassé s’installa, sans qu’aucune d’elles ne trouve l’occasion de le briser. La neige crissa soudain dans l’obscurité. Anmar émergea du bosquet. Il avait troqué un peu plus tôt son pantalon de smoking contre un jean et des baskets enfilés à la hâte. La lueur des lampadaires éclaira son visage. Ses traits étaient tirés, sa mine sombre. Esther grimaça. Voilà qui ne présageait rien de bon. Arrivé à leur hauteur, Anmar désigna du pouce les premiers arbres.

—Il y a une faille là-dedans, annonça-t-il sur un ton grave.

Lydia ferma les yeux et inspira profondément.

— Très bien, finit-elle par répondre. Je veux qu’une équipe ratisse ce bois de fond en comble. Assurez-vous que le corps de Benjamin Schneider ne traîne pas dans le coin.

Elle se tourna vers sa sœur.

— Esther ? Je vais te demander de rédiger une demande d’exhumation pour Bérengère Cordier. Fais rapatrier le corps à l’ambassade. Je veux m’assurer qu’elle n’était pas possédée.

Esther hocha la tête.

— Entendu.

— Il faudra aussi que Céline fasse des analyses plus approfondies sur la première victime. Elle avait une sœur, non ?

— Oui. Hélène Cordier, je crois.

— D’accord. Il faudra l’interroger et la faire examiner également.

— Je vais la contacter dès demain matin, lui assura Esther.

Lydia se tut, les lèvres pincées. Un voile soucieux lui troubla le regard.

— J’ignore ce qu’il se trame ici, reprit-elle, mais çe ne me dit rien qui vaille.

— Je sais, approuva Esther, Je le sens.

Lydia leva des yeux surpris vers elle. Esther se raidit, guettant l'inévitable "Et on peut savoir ce que tu en sais toi ?". Mais rien ne vint. Lydia la dévisageait sans rien dire. Esther distingua avec étonnement, tout au fond de ses prunelles, comme un éclat de crainte bien enfoui, une lueur anxieuse et furtive.

— Tu devrais rentrer te reposer pour cette nuit, lui conseilla Lydia. Je te tiens au courant.

Esther hésita. Après cette victoire de haute lutte, abandonner le théâtre des opérations la rebutait. Elle devait cependant reconnaître son manque d’utilité pour le moment. Elle ne pourrait pas apporter son aide pour fermer la faille, et un début de fatigue se faisait ressentir, qu’elle percevait à la tension de ses muscles. Lydia parut discerner ses tergiversations.

— Je t’appelle immédiatement s’il y a du nouveau, lui promit-elle.

— D’accord, céda Esther sur un soupir. Prends mon écharpe dans ce cas.

En montant dans sa voiture, Esther perçut un poids brûlant la parcourir. Elle releva les yeux. Au loin, Lydia la fixait encore. Esther s’ébroua avant de démarrer, sans parvenir à se débarrasser de la sensation persistante sur sa peau. Alors qu’elle s’éloignait, elle jeta un coup d'œil dans le rétroviseur. Lydia discutait avec Anmar sans plus l’observer.

Arrivée à l’ambassade, l’épuisement frappa Esther de plein fouet. Elle se traina jusqu’à sa chambre et s’écroula sur son lit. Le sommeil l’emporta aussitôt.

OOO

Clac.

Un frémissement parcourut ses paupières et Esther se retourna dans son lit.

Clac.

Elle fourra la tête dans son oreiller. Le claquement avait été léger, tout juste assez fort pour venir l’agacer aux frontières de son sommeil. Le bruit ne se répéta plus, du moins elle n’en eut pas l’impression. Esther aurait très bien pu se rendormir, toute sur le fil du sommeil qu’elle était. Une gêne lui irritait cependant la gorge, une difficulté à avaler qui finit de l’éveiller tout à fait. Elle se redressa sur son lit – et Dieu, elle avait soif, la voilà la vérité – et tendit l’oreille. Mais rien, définitivement rien.

Et si… Esther repoussa en grommelant les couvertures et se leva.

Elle n’éprouva pas le besoin d’allumer la lumière, pas même pour s’aventurer dans les escaliers qui descendaient vers le salon. Les lampadaires publics diffusaient une lueur douce à travers les fenêtres. Esther vérifia ces dernières l’une après l’autre. Elles étaient toutes fermées. Esther ne percevait aucun courant d’air contre ses jambes nues, rien qui pût justifier qu’une porte claqua. À la réflexion, il ne lui semblait de toute façon pas que le bruit puisse correspondre. Il avait été plus doux, plus feutré.

La soif lui asséchait la gorge. Esther passa par la cuisine et se servit un verre d’eau. Le silence nocturne n’était perturbé que par le doux bruissement du réfrigérateur sur lequel la trotteuse de l’horloge battait la mesure et, de temps à autre, par un craquement de la charpente du bâtiment. Rien d’inhabituel en somme. Non, c’était bien la soif qui l’avait tirée du sommeil. Ou peut-être bien un claquement du radiateur. Un de ces bruits blancs, brusques et secs que fait parfois la tuyauterie, et qui arrache aux dormeurs un horrible sursaut depuis la somnolence dans laquelle ils se sont plongés.

Enfin, cela n’avait pas grande importance. Esther posa le verre dans l’évier et quitta la cuisine. En repassant dans le couloir – devant la porte du cagibi – elle ne put s’empêcher de s’arrêter. Un frémissement inexplicable la parcourut. Une vibration ?

Esther se sentit ridicule, ainsi figée devant cette porte dans la pénombre, comme elle avait pu le faire tant de fois par le passé, quand elle était encore enfant. Mais elle était seule cette nuit. Personne n’était encore rentré. Personne pour la surprendre.

Esther posa la main sur la poignée. Seuls des balais se trouvaient derrière cette porte. Des balais, des serpillières et des seaux. Et un aspirateur. Rien d’autre. Résolument rien d’autre pour elle. Mais quelque part, dans les vapeurs encore persistantes de son sommeil, il lui semblait…Comme un souvenir, perdu dans la brume, ou bien encore un rêve, que l’on ne peut toucher que du bout des doigts.

Il y avait eu ce couloir, ce couloir immense…

Cette vibration, au plus profond de sa chair…

— Ouvre-moi, Esther, dit une voix mielleuse derrière la porte.

Elle eut un terrible sursaut et relâcha la poignée. Un long silence s’étira dans la nuit, seulement entrecoupé par le tic-tac de l’horloge. Esther finit par douter. Avait-elle vraiment entendu quelque chose, perdue telle qu’elle l’était dans sa rêverie ? Les sourcils froncés, elle plaça les deux paumes à plat sur le battant.

Un choc violent fit vrombir la porte. La poignée pivota d’un quart de tour. Clac.

— OUVRE-MOI !

Esther glapit et recula précipitamment. Deux pattes apparurent sous la porte, fines et longilignes. Elles s’agitèrent avec lenteur pendant quelques secondes, comme les doigts d’une main, puis se plièrent et prirent appui sur le parquet. Elles tirèrent, se fléchirent plus avant, et une araignée se glissa par l’interstice pour pénétrer dans le couloir.

Esther resta sans bouger, sidérée. La vision de l’araignée la captivait avec une horreur morbide. La bête rampa sur le parquet. Le seuil de la porte fut soudain parcouru d’un fourmillement noir. Une autre araignée se glissa sous le battant, puis une autre, une autre encore, et tout à coup elles furent une multitude, s’étalant comme une flaque obscure et grouillante.

Esther laissa échapper un gémissement animal. Elle voulut s’écarter mais ses pieds lui parurent fichés dans le sol. Ils refusèrent de lui obéir. La flaque s’élargit, immense, et vint lécher le bord de ses chaussons. La panique saisit Esther à la gorge. Elle ferma les yeux de toutes ses forces et couvrit ses oreilles des deux mains, les bouchant comme une enfant.

Je ne peux pas voir ça. Je ne peux pas. Je n’ai pas la double vue, je ne vois rien du tout !

Elle rouvrit subitement les paupières.

Il n’y avait plus rien.

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