Interlude – Anmar

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Glossaire (dans l'ordre d'apparition) :

Pitāji : Papa en hindi

Bhūt : Esprit malin hindou

Kul devtā : Dans l’hindouisme, représentants des divinités familiales d’une personne et participants aux exorcismes (rakhvālī).

Rakhvālī : Exorcisme hindou

OOO

La route défilait tel un ruban sans fin devant Anmar. Le trajet lui paraissait interminable. L’assistant social conduisait, occupé à papoter avec l’homme sur le siège passager. Un grand blond, aux yeux bleu acier, le regard vif, chez qui Anmar devait vivre quelque temps. Monsieur… Levernu ? Levernon ? Quelque chose comme ça. L’assistant social, lui, avait un nom simple, Monsieur Blanc. C’était facile à retenir, même s’il ne lui allait pas. Monsieur Blanc avait les joues rouges et bouffies, mal rasées et mangées par des cernes immenses. Anmar l’avait déjà vu plusieurs fois. S'il portait pour toutes un costume différent, ces derniers étaient toujours froissés. C’était lui qui était venu le chercher à la maison et l’avait emmené au foyer. Un endroit affreux, plein d’enfants qui criaient et pleuraient en permanence, même en plein milieu de la nuit. Les plus grands y régnaient en maîtres, leur autorité dépassait celle des éducateurs. C’était une règle tacite qu’Anmar avait apprise sur le tas, quand il s’était fait voler son dessert par trois brutes. Il avait serré les dents. Il n’y en aurait pas pour longtemps. Pitāji viendrait bientôt le chercher. Mais Pitāji n’était pas venu.

Au bout de quelques jours de cet enfer, où Anmar avait fini par penser qu’on l’avait oublié là, une femme était venue lui faire passer de curieux tests. Elle avait sorti d’une caisse capitonnée des sphères de verre aux reflets multicolores et lui avait demandé de lui décrire ce qu’il y voyait. Anmar s’était exécuté. La sphère scintillait entre ses doigts, emplie de volutes de brume aux formes étranges. Au fur et à mesure de ses réponses, le stylo de la dame s’agitait furieusement sur son calepin. Elle était ensuite repartie sans rien dire. Le lendemain, Monsieur Blanc lui avait annoncé avoir trouvé une famille d’accueil, c’est-à-dire – selon lui – une famille qui s’occuperait de lui en attendant « une amélioration de la situation ».


— Quand est-ce que je vais pouvoir retourner chez moi ?


À l’avant de la voiture, les deux adultes se turent et échangèrent un regard furtif. Un silence gêné s’installa dans l’habitacle. Au bout d’un moment, Monsieur Levertruc chercha les yeux d’Anmar dans le rétroviseur.


— Mmmh, on va voir ça mon grand, d’accord ?


Anmar se renfrogna dans son siège. Il n’était pas stupide. Il savait bien que « On va voir ça » signifiait en réalité « C’est déjà tout vu ». Ce qu’impliquait exactement ce « C’est déjà tout vu » ne serait juste pas partagé avec les enfants.


— Tu verras, Anmar. J’ai deux filles, dont une qui a à peu près ton âge. Je suis sûr que tu vas te plaire à la maison.


Ça, ça m’étonnerait, songea Anmar, muet comme une carpe.


Monsieur Levermachin pouvait bien tenter de le charmer autant qu’il le voulait, il ne se laisserait pas avoir si facilement. Anmar croisa les bras sur sa poitrine. Il s’employa à regarder droit devant lui, focalisé sur l’appui-tête du conducteur. Il ne décrocherait plus un mot, voilà tout, et ils finiraient bien par le renvoyer chez lui.

Au bout de ce qui lui sembla une éternité, Monsieur Blanc quitta l’autoroute. Le paysage se modifia considérablement. De grandes étendues de champs étalées jusqu’à l’horizon, ils passèrent à de hauts immeubles, encaissés les uns sur les autres. Au fur et à mesure de leurs changements de direction, les façades grises et grossières laissèrent place à des bâtiments plus ouvragés, le long de larges boulevards bordés d’arbres. Les pavés de la route faisaient vibrer la voiture sur un rythme irrégulier qu’Anmar apprécia du plat de la main sur la vitre. Ils finirent par passer un énorme portail derrière lequel se dressait une immense maison de pierres. Monsieur Blanc gara la voiture dans la cour.


— Terminus, tout le monde descend ! s’exclama-t-il tout guilleret.


Ils quittèrent tous trois le véhicule et montèrent les marches du perron. La porte d’entrée – la plus grande qu’Anmar ait jamais vue – s’ouvrit sur un vaste vestibule.


— Et bien, nous voilà arrivés, annonça Monsieur Lerverbidule.


Une porte claqua à l’étage et Anmar sursauta. Une adolescente descendit les escaliers en courant, un sac de sport en bandoulière. Fine et élancée, elle avait ramené ses longs cheveux blonds en une queue de cheval.


— Ah, Lydia ! la héla Monsieur Levertruc. Voici Anmar. Il va vivre avec nous maintenant. Anmar, je te présente Lydia, ma fille aînée.


La blonde le scruta de la tête aux pieds. Anmar se ratatina sous son regard. Son inspection terminée, elle haussa les épaules.


— Bah. Tant que je n’ai pas à partager ma chambre.


Elle tourna les talons sans un mot de plus. Monsieur Levermachin soupira. Son visage parut soudain vieux et fatigué. Il poussa avec douceur Anmar d’une main dans le dos, qui se raidit à son contact. Au premier étage, ils pénétrèrent dans un salon démodé aux sombres boiseries. Entre les fauteuils et les canapés, d’innombrables piles de livres s’amoncelaient dans un fouillis épouvantable. Le parquet craquait à chacun des pas d’Anmar. Une forte odeur de poussière lui emplit les narines.


— Voilà le salon, Anmar, l’informa Monsieur Leverchose. Monsieur Blanc et moi devons discuter de quelques détails dans mon bureau. Attends-nous ici, d’accord ? Tu peux prendre un livre si tu veux.


Anmar n’en fit rien, bien décidé à ne rien céder. Il s’obstina d’abord à rester debout, planté comme un piquet au milieu de la pièce. Les minutes passèrent cependant sans voir revenir les deux hommes et une raideur lui crispa les jambes. Ses yeux dévièrent sur le côté, lorgnèrent le canapé voisin submergé de coussins. Il se fustigea et remonta son regard droit devant lui. Dans une vaine tentative de soulager ses muscles, il se percha sur un pied, puis sur l’autre. Les adultes ne revenaient toujours pas !

Bientôt, la douleur lui brûla les mollets et Anmar n’y tint plus. Il s’enfonça dans les coussins et ne put retenir un soupir de contentement. Le canapé dépassait toutes ses espérances. Moelleux à souhait, il donnait l’impression de s’étendre sur un nuage de plumes.


Juste une minute, songea Anmar avec béatitude. Une minute et je me relèverai.


Le parquet craqua dans son dos et Anmar se retourna vivement. Une jeune fille menue se tenait à l’entrée de la pièce. Le visage rond, encadré de cheveux bruns aux ondulations lâches, elle l’observait avec curiosité.


— Salut ! Tu es le garçon qui va vivre avec nous, non ?


Anmar se détourna sans piper mot. Malgré son absence de réponse, la jeune fille ne se découragea pas. Des grincements de bois répétés indiquèrent son entrée dans le salon.


— Tu t’appelles Anmar, c’est ça ?


Va-t’en. Laisse-moi tranquille.


Les lèvres d’Anmar se pincèrent en une ligne fine. Il croisa de nouveau les bras et rentra la tête dans ses épaules.


— C’est pas grave si tu ne veux pas me parler. Ça te dit un chocolat chaud ? Tu n’as qu’à hocher la tête si oui.


Arrivée à son niveau, la jeune fille eut une exclamation de surprise.


— Mais qu’est-ce que tu as au poignet ? s’affola-t-elle.


Elle tendit la main. Anmar retroussa les lèvres et émit un grondement d’avertissement, mi-sifflement de serpent mi-feulement de jaguar. À sa grande satisfaction, la jeune fille eut un mouvement de recul précipité.


— Il y a un bhūt à l’intérieur de moi ! Ne t’approche pas !


Au lieu de détaler comme prévu, la jeune fille leva les deux mains en signe de reddition. Elle s’assit sur un fauteuil.


— D’accord. Ça va si je reste ici ? Je promets que je ne vais pas te toucher.


Anmar redressa le nez.


— Fais comme tu veux. Mais le bhūt qui m’habite est très mauvais ! Même les kul devtā les plus puissants n’ont pas réussi à le chasser. Tu devrais t’en aller.


— D’accord la jeune fille ne bougea pas Tant pis pour moi, j’imagine.


Elle fit une courte pause.


— C’est quoi cette brûlure à ton poignet ?


— C’est rien, se rebiffa Anmar. C’est normal. Pitāji dit que c’est pour faire partir le bhūt. Ils aiment pas le feu.


La jeune fille cilla, indéchiffrable.


— Tu en as ailleurs ? lui demanda-t-elle.


Anmar ne répondit pas et détourna le regard. L’inconnue l’ennuyait avec ses questions. Cela ne la concernait pas. Pitāji et les kul devtā faisaient de leur mieux pour le libérer de l’emprise du bhūt lors des rakhvālīs. Lui revint alors le souvenir fiévreux des dernières séances, comme un éclair déchirant ses méninges. La morsure de la tête du clou chauffé à blanc sur sa peau. La douleur tel un arc électrique et l’odeur, cette odeur lourde et dégoûtante de viande rôtie. Puis, Pitāji et les kul devtā qui le maintenaient de toutes leurs forces au sol malgré ses ruades, transcendés par ses cris : « C’est le bhūt qui hurle et qui sort par sa bouche ! ».


— Tu as dû avoir très mal.


Anmar tressaillit. Jusqu’alors, personne ne s’était approché de lui pour lui demander ce qu’il ressentait. C’était normal, bien sûr. Tout était de sa faute. D’après Pitāji, ces choses qu’il voyait étaient la preuve évidente de sa corruption. Pitāji disait aussi que les bhūts ne s’accrochaient qu’aux êtres faibles, aux âmes impures et vicieuses par nature. Que son fils ne faisait pas assez d’efforts, même si Anmar, lui, avait toujours l’impression de faire de son mieux. Un tremblement chercha à le parcourir, qu’il réprima rageusement. À son grand mécontentement, ses yeux s’humidifièrent. La jeune fille pencha la tête sur le côté, les mains sagement croisées sur ses genoux. Elle lui sourit.


— Moi, c’est Esther.

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