Chapitre 7 : Le bal des damnés – 1

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Un froid précoce régnait sur les environs en cette fin novembre. La neige était tombée trois nuits durant et recouvrait d’un lourd manteau blanc la ville. Les plus petits la regardaient avec émerveillement et s’empressaient de jouer dedans à la moindre occasion. Les plus grands la maudissaient tout leur saoul pour les tracas qu’elle leur causait. La poudreuse amoncelée dans les rues de Paris glaçait ses trottoirs. Les habitants avaient déneigé l’entrée des bâtiments par endroits. Repoussée sur la route, elle se mêlait au sel et formait une soupe gadouilleuse, épaisse et peu engageante.

Un tel temps appelait à une soirée au chaud, enveloppé dans un plaid au coin du feu. Pourtant, les plans d’Esther étaient tout autres. Cela faisait des semaines qu’elle piétinait sur l’affaire Cordier, freinée dans sa progression par la surveillance constante d’Anmar et Lydia. Après l’incident de la nuit de Samain, Lydia avait durci le ton. Elle n’appréciait pas de voir le professionnalisme de l’ambassade remis en question. Plus aucune imprudence ni initiative inconsidérée ne seraient tolérées. Elle n’accepterait pas que ses troupes perdent leur temps sur une affaire classée.

Mais Lydia sortait ce soir, et Anmar l’accompagnait. Il serait son cavalier pour le traditionnel bal des damnés donné par Lord Alastair à l’ambassade du monde impair. Tous deux ne rentreraient pas de la nuit. Une aussi belle occasion de fouiner ne se représenterait pas avant longtemps. Alors que l’heure fatidique approchait, Esther rongeait son frein, trépignant d’impatience contenue.

Lydia était déjà prête et attendait Anmar dans le salon, de longs gants de satin blancs passés sur ses bras fins. Elle portait une robe du soir noire et vaporeuse, à la mousseline brodée d’argent. Le tissu l’enveloppait comme une étreinte et cascadait de ses hanches jusqu’au sol ; il formait là une flaque d’étoiles. Elle était si belle. En l’observant, une pointe de tristesse perça Esther au cœur.

Elle avait essayé pourtant, si fort, même après l'aveu d'échec de son père. Des années durant, elle s'était relevée au milieu de la nuit pour descendre en cachette dans le salon. Postée devant le cagibi, usant de toute sa volonté, elle tentait alors de l'entrebailler sur cet univers fascinant qui se refusait à elle. Mais jamais la porte ne s'était ouverte sur autre chose que des balais et des seaux. Pas pour elle.

Lydia contrôla le contenu de son sac et vérifia la présence de son carton d’invitation. Elle s’inspecta dans le miroir au-dessus de la cheminée. Une mèche de cheveux échappée de son chignon lui effleurait l’épaule, soulignant la courbe de sa nuque. Elle tendit la main pour la réarranger.

— Laisse, l’interrompit Esther. Tu n’as rien à changer. Tu es magnifique.

La main de Lydia se figea. Elle considéra quelques instants son reflet, puis relâcha la boucle. Dans le miroir, ses yeux trouvèrent ceux de sa sœur. Un début de sourire pointa sur ses lèvres.

Si tu souriais pour de bon, songea Esther, alors tu serais absolument spectaculaire.

Le charme se rompit bien vite et Lydia retrouva son sérieux. Elle leva les yeux vers l’horloge.

— Mais que fait Anmar ? pesta-t-elle. Il faut qu’on y aille !

— Détends-toi, il arrive, lui affirma Céline depuis le canapé. De toute façon, tout le monde est toujours en retard dans ce genre de fêtes.

— Et bien pas moi, clama Lydia sur un ton sec.

Céline roula des yeux.

— Tu vas vieillir avant l’heure à être aussi coincée.

Lydia ne releva pas, occupée à replacer ses bracelets. Elle décala l’un de quelques centimètres à droite, l’autre d’une pincée de millimètres à gauche. Lorsqu’elle abaissa le bras, ils retombèrent en désordre sur son poignet.

Anmar franchit le seuil du salon. Il portait un costume trois pièces de bonne facture dans lequel il ne cessait de remuer d’inconfort. Effort exceptionnel, ses longs cheveux noirs étaient retenus en une queue de cheval soignée. À sa mine plus renfrognée qu’à l’accoutumée, Esther devina que la situation l’excédait déjà. Lydia pivota vivement sur ses pieds :

— Enfin te voilà ! Nous allons être en retard !

— Dieu nous préserve, grommela Anmar sans plus se presser.

Il rejoignit Lydia à la porte du cagibi, où elle l’inspecta de la tête aux pieds d’un œil inquisiteur. Elle sembla satisfaite.

— Que vous êtes beaux tous les deux ! s’exclama Céline les mains jointes. Comme j’aimerais participer à une telle soirée !

— Oui, quelle chance…lâcha Anmar d’une voix traînante. Passer la nuit au milieu de démons en smoking. Je trépigne d’impatience.

Lydia le fusilla du regard.

— Je compte sur toi pour te tenir convenablement. L’ambassadeur des Etats-unis sera là.

Il leva les yeux au ciel.

— Tant que cela ne consiste pas à retourner les minauderies qui pullulent dans ce genre de sauteries.

Sans les quitter du regard, Céline se pencha vers Esther, l’air conspirateur.

— Ils vont si bien ensemble ! soupira-t-elle à voix basse à son intention. Je me demande quand Anmar va enfin se décider à faire le premier pas.

Esther grinça des dents. Bien sûr, les deux plus puissants médiums de leur génération sous le même toit, jeunes, beaux, doués ! C’était une évidence. Qui n’y penserait pas ? Un relent de fiel s’attarda sur sa langue. Elle ne put empêcher des pensées venimeuses d’envahir son esprit.

Parfaite, si parfaite Lydia ! Et pourtant ! Pourtant, ce soir-là, c’est vers moi qu’il s’est tourné, pas toi ! C’est de moi qu’il a voulu !

Cette amertume, cette rage ne lui ressemblaient pas. Elle s’en voulut de les laisser la parasiter. L’égoïsme, la jalousie, le désir de possession, tout cela était à l'opposé de ce qui l’avait motivée cette nuit-là et en souillait la mémoire. Cette fameuse nuit de Samain où Anmar avait failli se perdre en lui-même, où il avait fallu qu’elle l’extraie à mains nues de l’étreinte de ses propres démons.

Anmar avait paru si petit et fragile, les fêlures apparentes, presque brisé. Si près du précipice. Alors elle lui avait ouvert les bras et il s’était jeté entre eux. Lui, qui tressaillait d’ordinaire au moindre effleurement, s’était accroché à elle avec l’énergie du désespoir. Car Esther avait une personnalité nourricière, tournée vers l’autre. C’était son point fort, celui qui n’appartenait qu’à elle. Elle seule dans cette maison pouvait lui apporter ce dont il avait si désespérément besoin à cet instant. Une ancre de chair et de sang sur la terre, comme une lueur à suivre dans l’obscurité. De la tendresse. Tout cela, elle lui avait offert sans rien attendre en retour. Juste pour une nuit.

Cela ne s’était jamais reproduit et ils n’en avaient pas reparlé.

Anmar ouvrit la porte du cagibi et tendit son bras à Lydia. Elle y posa une main délicate, ne l’effleurant que du bout des doigts. À la lueur de la cheminée, sa robe scintillait à chacun de ses mouvements. Ils disparurent dans le placard et refermèrent derrière eux.

— Bon, nous voilà abandonnés pour la soirée ! s’exclama Céline. Ça te dit qu’on se commande des pizzas ?

— Non, désolée, bredouilla Esther. Je n’ai pas faim.

De la bile lui reflua dans la gorge et elle tourna les talons pour se diriger vers la salle de bain. Elle s’y enferma. Adossée à la porte, elle laissa échapper une expiration tremblante. Un goût ferreux lui emplissait la bouche. Lorsqu’Esther passa la langue sur son palais, le goût s’amplifia et une douleur piquante lui électrisa la muqueuse. Elle s’était mordue. Elle releva les yeux vers le miroir. Le regard noir renvoyé par la glace la choqua. Esther remarqua alors les cernes marqués qui le soulignaient. Elle s’approcha pour mieux les observer. Depuis combien de temps se creusaient-ils ainsi sur ses joues ?

Tu es contente de toi ? Les gens n’appartiennent à personne, Esther.

Esther prit appui sur le lavabo. Elle ferma les yeux. Elle se devait de maîtriser de telles pensées, de les étouffer dans l'œuf. Elles n’avaient pas leur place dans son esprit. Cela la dégoûtait. Elle dormait mal depuis quelques temps, son sommeil tourmenté par des rêves dont elle ne gardait qu'un souvenir fiévreux et flou. Des images sans queue ni tête lui parvenaient pour lui échapper aussitôt. Elles ne laissaient derrière elles qu’une sensation diffuse impossible à saisir. Une myriade de couleurs, parasitée par un grouillement noir, un frémissement tel les ondulations d’un lac. Toute cette affaire lui montait à la tête et tournait à l’obsession, elle en était sûre. Elle ne pouvait pourtant s’empêcher de poursuivre, comme poussée par une force irrépressible venue de l'extérieur d'elle-même.

Le visage d’une femme blonde lui apparut derrière les paupières, aussi net que si Esther le voyait dans le reflet du miroir. Dans les divagations de son esprit, la femme se penchait sur elle, ses cheveux lui effleuraient la joue. Elle était glaciale, si glaciale et lourde sur son épaule, comme une morsure de givre. Des filaments incarnats sinuaient sur ses paupières et ses pommettes, traversant des ravins de peau brûlée. Mais les orbites n'étaient pas vides, non, cette fois elle avait des yeux jaunes et luisants, à la pupille fendue. Des yeux de chat !

— J’ai froid, dit Léna.

Esther happa goulument de l'air. La lumière blanche de la salle de bain lui brûlait les rétines. Un mal de tête atroce lui déchirait les méninges. Son souffle était court et haché, et elle avait l'impression d'avoir fendu la surface d'une étendue d'eau, de pouvoir enfin respirer dans un mélange de salvation et de douleur. Elle se retint au lavabo, les mains crispées sur les rebords. La porcelaine était froide et dure sous ses doigts, réelle et tangible. D’un geste saccadé, elle ouvrit le robinet, s’aspergea le visage. L’eau glacée lui fit du bien et lui éclaircit les idées. Des gouttes lui glissaient le long du nez puis s’écrasaient dans la vasque avec un “ploc” léger mais net. Elles roulaient alors le long de la paroi pour s'échapper dans le trou d’évacuation. La goutte chutait, ploc, et elle roulait, roulait sur la paroi, et alors… Un mouvement furtif parcourut la bordure de la bonde. Esther plissa les yeux. Ploc, une goutte roula de nouveau, s’écoula dans le trou. Le mouvement reprit, plus net cette fois. Ploc. Une araignée immense s’extirpa alors de la canalisation pour se hisser dans l’évier.

Esther laissa échapper une exclamation de surprise et se jeta en arrière. Elle heurta du coude le porte serviette qui chut au sol avec fracas. L’araignée courut à toute vitesse sur la porcelaine puis descendit sur le meuble de salle de bain. Elle fila sur la planche vers le mur et se glissa dans l’interstice pour disparaître. Esther eut une expiration tremblante. Elle fixa avec insistance le fin espace entre le mur et le meuble où l’araignée s’était terrée, mais elle ne ressortit pas de sa cachette.

C’est l’eau. Elle a été dérangée par l’eau dans la canalisation. Ce n’est rien. Reprends toi.

Mais il lui semblait que l’araignée l’observait depuis le meuble, patiente, prête à ramper vers elle pour la suivre dès qu’elle tournerait le dos.

C’est juste une araignée, Esther. Ce n’est rien. Reprends toi.

On toqua à la porte de la salle de bain.

— Tout va bien là dedans ? lui parvint la voix de Céline étouffée par le battant.

— Oui, s’empressa de répondre Esther. J’ai juste trébuché.

— Ah. Fais attention !

Le bruit de ses pas s’éloigna.

Tu as l’air d’une folle, songea amèrement Esther, Ce sont les folles qui croient être épiées par des araignées.

Elle n’osa pas pousser sa réflexion plus loin, anxieuse du chemin qu’elle prenait. Esther jeta un dernier coup d'œil au meuble – l’araignée s’y dissimulait toujours – puis à sa montre. Il était plus que temps d’y aller.

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