Chapitre 6 : Le lapin blanc

10 minutes de lecture

Le jour ne tarderait plus sur Paris. Depuis la fenêtre du salon, Esther observait le ciel s’éclaircir et se parer de nuances de bleu. Elle respirait mieux. Aucun incident n’avait été rapporté pendant la nuit. Myriam somnolait dans le canapé avec son bébé. L’épuisement avait eu raison d’elle un peu plus tôt.


— Esther ! Esther ! l’appela Leïla à mi-voix.


— Qu’est-ce qu’il y a ?


— Il y a une araignée ! Viens vite !


Esther rejoignit l’enfant qui, trépignant tout à la fois d’excitation et de dégoût, lui pointait du doigt le sol près de la cheminée. Une petite araignée se baladait en effet sur le plancher ; comme on en trouve souvent dans les maisons, noire et velue, aux longues pattes peintes de nuances de brun.


— Ce n’est rien. Il y en a souvent ici, tu sais. C’est une vieille bâtisse.


— Enlève-là, enlève-là ! s’exclama Leïla en sautillant sur place.


— Chut, lui souffla Esther, ta mère dort. Je vais aller chercher de quoi l’attraper. Ne l’écrase pas d’accord ?


— Mais elle est moche et elle me fait peur !


— Peut-être, mais elle ne t’a rien fait.


Esther passa dans la cuisine et saisit un verre sur une étagère. Non loin derrière, la petite trottait à sa suite. Elles retournèrent toutes deux au salon, où l’araignée ne s’était que peu déplacée. L’animal s’immobilisa lorsque leurs deux ombres vinrent le recouvrir.


— Tu vois ? lui indiqua Esther. Elle ne bouge plus. Elle a peur elle aussi.


Les lèvres de Leïla se plissèrent en une moue dubitative. Esther s’attarda pour bien positionner le verre et abaissa la main d’un mouvement vif. L’araignée fusa sur le côté pour l’éviter, prenant Esther au dépourvu. Leïla poussa un petit cri de surprise. L’arachnide fila sans demander son reste sous une bibliothèque.


— Tu l’as ratée ! se lamenta Leïla.


— Tant pis. Tu n’as…


Esther s’interrompit pour tendre l’oreille. Une voiture se garait dans la cour et faisait crisser les graviers. Des portières claquèrent, suivi de bruits de pas sur les marches du perron et, bientôt, des voix lui parvinrent du rez-de-chaussée. Elles demeuraient cependant étouffées et prudentes, comme pour ne pas attirer l’attention.


— Qu’est-ce qu’il se passe ? marmonna Myriam, tout ensommeillée.


— Je ne sais pas, indiqua Esther. Je vais aller voir, restez-là toutes les deux.


Elle sortit du salon et se dirigea vers les escaliers. L’entrée était vide. Alors qu’elle descendait les marches, elle perçut une discussion animée en provenance de l’aile des bureaux.


— Voilà où on en est, avec vos belles conneries !


— Tais-toi. Montons-le là-haut, je crois qu’Esther a allumé la cheminée.


Henri surgit tout à coup dans le hall, le visage fermé.


— Place ! s’exclama-t-il depuis les premières marches de l’escalier.


Esther fit immédiatement demi-tour pour libérer la voie.


— Il y a des blessés ? s’alarma-t-elle en se penchant par-dessus la rambarde.


— Pas de chez nous, la rassura Céline qui venait à la suite. Juste ce pauvre gars.


Elle poussait un jeune homme hagard, la vingtaine tout au plus, les cheveux emmêlés et piqués de feuilles mortes. Il portait un sweat à capuche et un jean, tous deux crasseux, parsemés d’accrocs et de taches de boue. Ses mains étaient couvertes d’égratignures, ses doigts rougis par le froid. De la terre s’accumulait sous ses ongles. Le plus impressionnant restait son regard, grand ouvert sur une scène que lui seul semblait distinguer.


— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Esther.


— Il est passé dans le monde impair, répondit Céline sans s’arrêter.


— Pardon ?


Le petit groupe poursuivit son chemin vers le salon. Esther s’élança derrière eux.


— Des jeunes organisaient une fête en forêt pas loin de la ligne de Ley, ajouta Céline. Le meilleur endroit pour une bonne dose de frissons, tu penses. On est tombés sur eux au milieu de la nuit. Ils ne trouvaient plus un de leurs amis.


Elle désigna l’inconnu du doigt.


— Il a traversé une faille par accident.


— Mais… comment ? s’étonna Esther. Il a la double-vue ?


Céline secoua la tête.


— Je ne crois pas. Il doit avoir une sensibilité légère. Heureusement, Anmar avait son laissez-passer du corps diplomatique. On était en règle, alors on a pris le risque d’aller le chercher.


À ces mots, Henri eut un reniflement irrité.


— Il n’a pas l’air bien, releva Esther en observant le jeune homme.


Ce dernier, silencieux, gardait les bras ballants, le visage vide de toute expression.


— Son état devrait s’améliorer au cours des prochaines heures, pronostiqua Céline. Il n’est pas resté longtemps de l’autre côté, alors il ne devrait pas présenter de dommages permanents. Et puis, il n’a pas de blessures physiques. Je l’ai examiné dans la voiture avant de rentrer.


Elle arrêta là ses explications, souffla d’exaspération, puis se tourna vers Henri qui fulminait près d'elle.


— Tu as une remarque à faire peut-être ?


— On a pris trop de risques, lâcha Henri entre ses dents. On n’aurait pas dû passer du côté impair une nuit de Samain.


— Et donc ? rétorqua Céline les mains sur les hanches. Il fallait le laisser se faire dévorer ?


— J’en sais rien ! Je n’ai pas dit ça. Mais il était de l’autre côté et ce n’est pas sous notre juridiction.


— Si ça ne te plaisait pas, tu n’avais qu’à…


Esther guida l’homme loin du tapage et l'assit dans un des canapés près du feu. Elle l’enroula dans un plaid. Il se laissa faire comme un pantin. Ses yeux s’ouvraient telles deux énormes soucoupes. Esther passa lentement la main devant lui, du bas vers le haut, puis dans l’autre sens. Il ne réagit pas. La petite tête curieuse de Leïla apparut au-dessus du dossier du canapé.


— Dis, Esther ?


— Mmmmh ?


— Il va devenir zinzin le Monsieur ?


— Leïla ! tonna sa mère. Viens ici tout de suite !


L'enfant se rembrunit mais obéit sans discuter. Esther s’abaissa pour se mettre au niveau de l’homme. Avec beaucoup de précautions, elle prit sa main dans la sienne.


— Monsieur, vous m’entendez ? appela doucement Esther. Monsieur ?


Elle imprima une légère pression des doigts. Allez, reviens parmi nous. Le jeune homme papillota des paupières.


— Qu’est-ce… qu’il se passe ? murmura-t-il du bout des lèvres.


Il la dévisagea quelques secondes, puis regarda tout autour de lui. Ses pupilles se dilatèrent, sa respiration s’accéléra et il se raidit de la tête aux pieds. Sa main se referma avec une poigne d’acier sur celle d’Esther, qui tressaillit mais ne recula pas.


— Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qu’il se passe ?


— Tout va bien, Monsieur, tenta-t-elle de le rassurer, vous avez juste fait un petit malaise. Vous pouvez peut-être me donner votre nom ?


— Al… Ale…


Le regard de l’homme se perdit une nouvelle fois dans le lointain et Esther lui pressa la main. Il sursauta.


— Alexis. Alexis Brodin.


Elle lui adressa un sourire encourageant.


— Très bien, Alexis. Quelle est votre adresse ?


— 42 avenue du Maréchal Joffre, à Montigny


Leïla se faufila encore jusqu’à eux, un lapin en peluche entre les bras. La curiosité surmontait sa crainte des remontrances. Elle tendit d’autorité le doudou à l’homme, qui lâcha la main d’Esther pour s’en saisir.


— C’est Monsieur Lapin, expliqua Leïla. Il est fortiche pour faire fuir les cauchemars. Avec lui on n’a jamais peur. Tu peux le garder si tu veux.


L’homme acquiesça machinalement. Il triturait le lapin blanc entre ses doigts, le tournant et le retournant en tous sens.


— Je l’aime bien. Il est joli.


— Moi, c’est Leila, se présenta la petite.


Elle pencha la tête sur le côté.


— Pourquoi tu es tout sale ?


Le jeune homme considéra ses mains éraflées, ses vêtements boueux. Stupéfait, il sembla les remarquer pour la première fois.


— Je… Je ne sais pas. Je crois que je me suis perdu.


— Tu as dû avoir peur ! Moi, je ne trouvais plus ma maman au magasin une fois, raconta Leïla, et j’ai eu très très peur !


— Peur ? répéta le jeune homme, Peur… Oui. Je crois bien.


Il se tut et son visage se tordit. Il luttait pour remettre de l’ordre dans ses idées.


— J’étais dans la forêt, reprit-il. Je suis venu à la fête de la promo avec Greg et Lucie. Mais je me suis perdu. Je ne retrouvais plus mon chemin et il y avait… Il y avait…


Il devint tout à coup livide. Esther se précipita vers la bibliothèque, saisit un vase sur une étagère. Elle le glissa juste à temps devant le jeune homme qui se mit à vomir. Un spasme violent parcourut son corps. Il rejeta la tête en arrière, chercha l’air puis eut un autre haut-le-cœur. Il se plia en deux pour vomir à nouveau. Le vase maintenu d’une main, Esther lui soutenait la tête de l’autre, apaisant ses tremblements d’un mouvement du pouce sur son front.


— Voilà, tout va bien, lui murmura-t-elle. C’est très bien.


Impressionnée, Leïla avait reculé de quelques pas. Les haut-le-cœur finirent par se calmer.


— Leïla, demanda Esther, tu veux bien aller chercher un verre d’eau ?


La petite courut dans la cuisine. Elle revint une poignée de secondes plus tard, le verre d’eau à la main. Dans son empressement, elle en renversa un peu sur le parquet. Esther posa la vase au sol pour tendre le verre au jeune homme. Il le saisit d’une main tremblante et le vida d’une traite. Il émit un gémissement soulagé.


— Ça va mieux ? s’inquiéta Leïla.


— Oui, je crois. Beaucoup. Mais je me sens très fatigué.


Malgré les vomissements, le teint du jeune homme reprenait des couleurs. Il releva la tête et son attention se fixa sur Esther, cette fois sans difficulté.


— Je peux appeler mes parents ? Ils vont s’inquiéter de ne pas me voir rentrer.


— Je vais m’en occuper, lui assura Esther. Vous devriez dormir un peu.


Elle n’aurait aucun mal à trouver le numéro grâce au nom du jeune homme.


— Viens Leïla, on va le laisser se reposer, d’accord ?


Elle la poussa en avant d’une pression légère dans le dos. La petite n'opposa pas de résistance, docile. Henri boudait avec application dans un fauteuil, renfrogné derrière le journal. Céline, quant à elle, patientait plus loin.


— C’est encourageant, commenta-t-elle quand Esther et Leïla arrivèrent à son niveau. Il a l’air de bien récupérer. Un peu de repos et il sera sur pieds. On l’a sorti de là à temps.


Henri abattit le journal sur ses genoux.


— Bon Dieu, Céline ! explosa-t-il. Tu as manqué de te faire tuer quatre fois cette nuit ! Et tu es contente de toi ?


Céline releva le menton, dédaigneuse.


— Seulement trois, rectifia-t-elle.


— Tu n’es pas assez prudente, Céline, la morigéna-t-il. Un de ces jours ça va mal tourner.


— Tu n’es pas assez prudente, Céline, le singea-t-elle d’une voix criarde. Arrête un peu, on dirait Anmar ou Lydia !


Vexé, Henri se tut et fit mine de reprendre sa lecture du journal. Un fourmillement désagréable parcourut le dos d’Esther, comme un poids sur sa colonne, et elle pivota sur ses pieds pour en identifier la source. Le jeune homme la fixait sans bouger. Un fin sourire lui étirait les lèvres. Quelque chose dans son regard perturba Esther, la déstabilisa profondément. Un long frisson lui hérissa l’échine, mais alors qu’elle allait lui parler, Leïla s’approcha d’elle et tira sur un pan de sa chemise.


— Je peux avoir un chocolat chaud et des tartines ? J’ai faim.


Céline se pencha pour lui ébouriffer les cheveux.


— Bien sûr, trésor. Je pense même qu’on devrait tous se prendre un bon petit-déjeuner.


Esther tourna de nouveau la tête vers l’inconnu. Il ne la regardait plus, son attention reportée sur le lapin en peluche entre ses doigts. Sa sensation de malaise se dissipa. Céline avait sans doute raison. Après un somme, il se sentirait bien mieux.


— Esther ? Tu m’entends ? Esther ?


Une main se posa sur son épaule. Céline attendait sa réponse, la tête penchée sur le côté.


— Oui, pardon ?


— Ça va ? s’enquit sa cousine. Je t’appelle depuis un moment.


Esther s’ébroua.


— Excuse-moi. J’étais perdue dans mes pensées. Qu’est-ce qu’il y a ?


— Tu veux un café ? Je vais préparer des boissons chaudes.


Puis tout s’enchaîna très vite.


Un bruit de course effrénée résonna dans son dos. Myriam hurla.


— Par tous les saints !


— Putain de merde ! jura Henri en se jetant en dehors du fauteuil.


Il ne devait cependant pas arriver à temps. Céline écarquilla les yeux, ouvrit une bouche immense comme pour crier. Esther y repenserait de nombreuses fois par la suite. Malgré la rapidité des évènements, elle aurait pu décrire dans le détail les yeux de Céline s’agrandissant, la façon dont son expression s’était métamorphosée en un masque d’effroi.

Il y eut un bruit de verre brisé, suivi d’un choc épais et sourd.

Céline plaqua Leïla contre elle pour lui cacher le visage. Henri passa en coup de vent à côté d’elle pour se ruer en dehors du salon.


— Mon Dieu, quelle horreur, Myriam porta les mains à sa bouche. Quelle horreur !


Leïla se mit à pleurer. Esther se précipita à la fenêtre.

Le jeune homme gisait face contre terre sur les escaliers du perron, au milieu d'une mare de tessons de verre. Sa colonne vertébrale formait un angle aigu difforme. Le crâne avait frappé l’arête d’une marche et un filet écarlate ruisselait sur la pierre, se mêlant par endroit à des mouchetures roses et gélatineuses. Henri déboula sur le perron. Haletant, il retourna le malheureux. La tête bascula en arrière, les yeux ouverts sur le vide. Il souriait toujours, un sourire immense et grotesque, aux dents tachées de rouge. Au bout du bras tordu, le lapin blanc se gorgeait progressivement de sang.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Calyspo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0