Chapitre 5 : La nuit de Samain – 2

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Esther lisait à la lumière de la cheminée dans un fauteuil du salon. Le soleil était couché depuis plusieurs heures. Tout allait bien jusque-là : l’ensemble des équipes de patrouille lui avait fait des rapports de situation réguliers sans rien signaler de notable. Avec ce calme et cette atmosphère chaleureuse, on aurait presque pu croire à une nuit normale.

Esther n’était cependant pas seule. Une jeune médium lui tenait compagnie. Assise sur le canapé en face d’elle, Myriam berçait son bébé, une berceuse fredonnée du bout des lèvres. Elle passait la nuit en sécurité à l’ambassade. Sa nervosité exsudait de ses pores et transparaissait sur la tension de sa silhouette. Son mari faisait partie de l’équipe de Lydia où se trouvait aussi le père de Céline et Henri, et le savoir dehors pendant Samain ne la rassurait pas. Avec ces deux-là pour assurer ses arrières, il ne risquait cependant pas grand-chose, selon Esther.

Leur fille aînée, Leïla, s’amusait calmement sur le tapis devant la cheminée. Elle inventait des histoires avec les jouets que sa mère avait emportés, qu’elle racontait d’une voix joyeuse. La petite avait les cheveux d’un noir profond et brillant, parcourus de reflets mus par le feu.

Les flammèches dansaient au cœur de l’âtre et projetaient des éclats d’or sur les murs et le parquet. Esther se perdit dans la contemplation du brasier. Elle songeait encore à Léna, sans pouvoir s’en empêcher ni se l’expliquer. À Léna dans les bras de son fiancé sur la photographie, elle si heureuse, le sourire plus rayonnant que mille étoiles, et lui la regardant avec adoration, comme une merveille, un miracle que l’on chérit.

Qu’en était-il à présent ? Que restait-il de tout cela sur la table d’autopsie du sous-sol ? Léna, son corps froid et glacé, les larmes séchées sur ses joues qui brillaient à la lumière…

Un grand fracas éclata à l’extérieur. Esther sursauta. Des miaulements rageurs s’élevèrent, entrecoupés de feulements et de grondements furieux. Esther s’approcha de la fenêtre. Par-delà le mur d’enceinte de l’ambassade, les lampadaires éclairaient la rue d’une lueur orangée et étiraient des ombres sur le bitume. Rien ne bougeait, le silence régnait de nouveau. Seule une poubelle gisait renversée sur le trottoir. En périphérie de sa vision, Esther perçut un mouvement dans un buisson, comme un léger bruissement de branches, mais, quand elle tourna la tête, l’arbuste demeura immobile. Sans doute un peu de vent dans les feuilles.


— Qu’est-ce qu’il se passe ? s'inquiéta Myriam.


— Rien, la rassura Esther. Des chats qui se battent aux poubelles.


— Ah oui ? Je n’ai rien entendu.


Esther resta un moment à la fenêtre, sans que le calme de la rue ne soit perturbé. Une torpeur contemplative engourdissait ses pensées.


— Vous voulez une boisson chaude ? finit-elle par demander à Myriam.


— Avec plaisir. Du thé ?


— C’est parti pour du thé, approuva Esther.


Elle revint avec deux tasses fumantes, dont les vapeurs propageaient un parfum de cardamome et de gingembre.

Elle déposa la première sur la table basse et garda l’autre serrée entre ses mains. La brûlure de la porcelaine se diffusait sur ses paumes. Elle se rassit sur le fauteuil, face à Myriam. Lorsqu’elle prit une première gorgée, la chaleur lui mordit la langue. La douleur lui fit l’effet de l’arrimer à la réalité, de la retenir en elle-même.


— Chaque nuit de Samain, je ne vis plus, avoua Myriam sur un murmure. C’est comme si ma respiration se bloquait dans ma poitrine alors qu’il est dehors, loin de moi. Je préfèrerais mille fois être à ses côtés, mais…


Elle jeta un regard sur sa fille, qui jouait à présent aux petites voitures, et resserra ses bras autour du nourrisson.


— Maintenant, on alterne tous les ans, reprit-elle. Pour qu’il reste l’un de nous deux si les choses devaient mal tourner.


Esther ne le comprenait que trop bien. Son père était mort lors d’une nuit comme celle-ci. D’innombrables dangers se tapissaient dans les ténèbres de Samain qui, lorsqu’elle ne prenait pas de vies, semait des blessures sur les corps et les psychés. Comme cette nuit en particulier, où Anmar était revenu à l’ambassade en état de choc, soutenu par Céline qui ployait sous son poids. Ses pupilles dilatées n’étaient plus résumées qu’à deux puits noirs vides et sans fond. Il s’était cependant bien remis. Quand Esther l’avait interrogé, Henri lui avait raconté l’incident à demi-mot sans trop entrer dans les détails. Un démon avait pris l’apparence d’un homme indien devant Anmar – son père, supposait Henri – et il avait perdu tous ses moyens. Ses camarades l’avaient secouru in extremis. La pudeur avait empêché Henri de rapporter à Esther les paroles de l’esprit malin, mais elle en imaginait très bien la teneur. Le père d’Anmar était un monstre. Le candidat parfait pour un démon désireux de personnifier les terreurs les plus enfouies de sa victime.


— C’est le plus terrible, cette attente, n’est-ce pas ? lui demanda tout à coup Myriam avec un sourire triste.


Pendant un long moment, Esther ne répondit pas. Rester ainsi en arrière, ne pas savoir de quoi il retournait, c’était son lot au quotidien. Cette sensation d’angoisse, cet aveu d’impuissance, tout cela s’exacerbait durant la nuit de Samain. Et s’il y avait un blessé ? Ou pire ? Et si le chaos était si important que personne ne parvenait à saisir la radio ? Elle ne pouvait rien y faire. Rien à part attendre.


— Oui, finit-elle par admettre, c’est le plus terrible.

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