Chapitre 5 : La nuit de Samain – 1

6 minutes de lecture

À la sortie de la banque Bulger & Fitz Partners, Esther tomba dans les embouteillages de fin de journée. Elle s’y attendait vu l’heure, et la raison aurait dû la pousser à rester à l’ambassade. Mais quand le responsable de Benjamin Schneider lui avait annoncé pouvoir la recevoir en début d’après-midi, elle avait sauté sur l’occasion. Une nouvelle déception : rien de concluant n’était ressorti de l’entretien. Monsieur Schneider constituait un très bon élément aux dires de son supérieur, à l’efficacité redoutable et très apprécié de ses collègues. Il n'aurait jamais disparu comme ça, sans prévenir. « Nous sommes tous très inquiets », lui avait-il dit. « Il venait de recevoir un message lui annonçant le décès de la grand-mère de sa fiancée. Je l’ai laissé partir plus tôt ». Esther avait tout de même fait un tour de leur parking à la recherche de sa voiture, sans succès.

Cela faisait plusieurs jours qu’Esther furetait dans le passé du fiancé de Léna. Elle s’en chargeait seule, presque en catimini. Céline était parvenue à récupérer les traces d’un rayonnement à haute fréquence sur le corps de Léna, caractéristique du démon qui l’avait dévorée. Mais sans attaque supplémentaire, comment identifier et capturer celui qui se réfugiait probablement dans le monde impair ? Pour les autres, l’affaire était close tant qu’aucun nouvel incident ne surviendrait, et les intuitions d’Esther ne trouvaient que peu d’échos à leurs oreilles. Après tout, qu’en savait-elle au fond ? Un démon pourrait danser la gigue sous ses yeux qu’elle ne le verrait pas.

Esther avait exhumé au cours de ses recherches de nombreux documents officiels concernant Benjamin Schneider. Son diplôme de master en sciences juridiques et financières par exemple, et les bulletins de notes associés, mais aussi d’autres, beaucoup plus anciens. Esther était remontée dans son acharnement jusqu’à ses années de primaire, contactant les établissements qu’il avait fréquentés les uns après les autres. Elle disposait des rapports de conseils de classe, des appréciations de ses professeurs : « Élève sérieux et agréable. Très bon troisième trimestre » commentait l’un, ou encore « Dynamique, participe bien ». Tout autant de traces attestant de l’existence de cet homme jusqu’à plus de vingt ans en arrière. La mairie de sa commune d’origine lui avait même transféré son acte de naissance. Elle ne trouvait rien qui sorte de l’ordinaire ou qui éveilla son attention, que ce soit de son côté ou de celui de Léna. Un petit couple heureux et tranquille, à la vie heureuse et tranquille. Du moins jusqu’ici.

Esther pesta et frappa le volant de la main. Les voitures devant elle n’avançaient plus et formaient à présent une file compacte qui congestionnait le boulevard. Des klaxons rageurs commencèrent à résonner tout autour d’elle. Voilà bien sa veine. L’horloge de son autoradio affichait déjà 16 heures. Elle ne serait jamais à l’ambassade à temps.


« Et maintenant, annonça la voix grésillante de l’animateur à travers les haut-parleurs, un intermède musical pour nous mettre dans l’ambiance avec Thriller de Michael Jackson ! Sortez les costumes et les bonbons, préparez-vous à frissonner et, surtout, bonne soirée d’Halloween à tous ! »


— Bouge ta caisse ! beugla quelqu’un plus en arrière.


Esther gonfla ses joues et expira avec lenteur pour s’exhorter au calme. Elle avait apporté le plus grand soin à la préparation du planning de l’ambassade pour la nuit de Samain. La liste des équipes et leurs plans de patrouille, le matériel et les armes, les kits de premiers secours… Tout était opérationnel. Tout sauf…

Le téléphone d’Esther se mit à vibrer sur le siège passager. L’écran affichait « LYDIA » en lettres capitales et clignotait au rythme des brondissements de la sonnerie. Elle l’ignora pour se concentrer sur la route, soudain démangée par l’envie de klaxonner à son tour.

Tout, sauf elle, qui n’était pas là.


Je vais me faire tuer.


Lydia serait furieuse de ne pas la voir rentrer avant le crépuscule. Aucune nuit de l’année ne présentait plus de dangers que celle du 31 octobre. Dès le coucher du soleil, la barrière entre les mondes s’amincissait, alors aussi fine qu’un voile transparent. De nombreuses failles se formaient durant Samain et se concentraient le long des lignes de Ley. Autant de passages pour des démons dont la faim n’égalait que leurs vices et qui attendaient cette nuit avec excitation, prêts à laisser libre cours à leurs plus terribles pulsions.

Le regard d’Esther dévia de nouveau vers l’autoradio. 16 h 20. Elle avait progressé d’à peine cent mètres. Son corps se crispa derrière le volant qu’elle frappait d’un tapotement nerveux des doigts. La fébrilité tendait ses bras en ressorts et une goutte de sueur glacée glissa le long du cou. Son téléphone vibra une fois de plus sur le siège.


Fais chier. Fais vraiment chier.


Esther donna un vif coup de volant sur le côté et engagea sa voiture sur la voie de bus. Elle la remonta sur une cinquantaine de mètres avant de prendre un sens interdit. Lorsqu’elle atteignit enfin les grilles de l’ambassade, le soleil baissait dangereusement.

L’ambassade palpitait d’agitation telle une ruche. Des dizaines de personnes s’affairaient au rez-de-chaussée et formaient une masse bruissante d’activité. Les uns vérifiaient leurs pistolets à balles d’argent. D’autres s’équipaient de lunettes que la lumière des lampes faisait miroiter de reflets multicolores. Le verre iridescent transformait la forme originelle des démons en une image compréhensible par l’esprit humain, une précaution nécessaire dès la tombée du jour. Le monde impair transparaissait par endroit à l’état brut lors de la nuit de Samain, et sa vue rendait fou.

La malle des kits de premiers secours traînait ouverte dans le hall. Esther en avait prévu un par équipe de trois ou quatre médiums. Par-dessus le brouhaha, la voix de Céline lui parvint haute et claire de l’aile des bureaux.


— Équipe 5, vous êtes en charge du secteur B4 !


Esther fila dans sa direction, slalomant entre les volontaires amassés dans le couloir. Au sein de la salle de réunion bondée, Céline se tenait devant un grand tableau épinglé de plusieurs cartes. Recouvertes de surligneur, elles découpaient les lignes de Ley en zones de patrouille. Esther se glissa discrètement jusqu’à sa cousine.


— Mais qu’est-ce que tu fichais ? lui souffla Céline à mi-voix. Il est 17 heures !


— Je suis désolée, répondit Esther sur le même ton en ôtant son manteau. Je me suis retrouvée bloquée dans les bouchons.


Céline lui tendit un porte-document.


— J’ai commencé à répartir les équipes selon tes dossiers. Les antennes de Bordeaux, Lyon et Marseille sont prêtes.


— Merci, Céline. Je te revaudrai ça.


— Je peux savoir où tu étais ?


La voix glaciale de Lydia souffla un vent polaire dans la pièce. Les bavardages ambiants se turent. Droite comme un I dans l’embrasure de la porte, elle dardait sur Esther un regard meurtrier. Anmar se tenait à côté d’elle, silencieux et fuyant.


— Ne me dis pas que tu étais encore à perdre du temps sur l’affaire Cordier, l’admonesta-t-elle. Pas aujourd’hui.


— Et bien en fait je…


— Je ne crois pas te demander grand-chose, Esther, poursuivit-elle, gorgée de venin. Il n’y a qu’un jour dans l’année où nous avons absolument besoin de toi ici. Et c’est déjà trop pour toi ?


— Je suis désolée, je ne…


Lydia leva la main, excédée.


— En fait, tu sais quoi ? Laisse tomber. Je ne veux rien entendre. Je n’ai que faire de tes excuses.


Un silence de mort accueillit ses paroles. Esther se sentit rougir d’embarras face au mur de spectateurs qui l’encerclait, des dizaines d’yeux qui la fixaient sans un mot. Elle aurait souhaité pouvoir rentrer sous terre.


— Mets-toi au travail, siffla Lydia.


Elle sortit telle une reine sur ces derniers mots. Anmar resta sur le pas de la porte, indéchiffrable, puis secoua la tête et quitta les lieux à son tour. Le brouhaha des préparatifs reprit progressivement. Céline s’abstint de tout commentaire.

Une chaleur brûlante envahissait Esther et lui incendiait les joues. Bien que chacun soit retourné à ses occupations, la sensation prégnante d’être toisée par tous lui collait à la peau.


Il n’y a qu’un jour dans l’année où nous avons absolument besoin de toi ici.


Elle se mordit les lèvres et prit appui sur la table. Elle s’interdisait de pleurer. Hors de question. Elle se redressa.


— Bien, commença-t-elle en se raclant la gorge. Bonjour à tous. Excusez-moi pour mon retard. Équipe 6…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Calyspo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0