Chapitre 4 : La salle d'autopsie

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La nuit était noire quand Esther émergea. La lampe d’appoint crevait l’obscurité d’un unique rond de lumière. Elle s’était assoupie dans le salon. Sa nuque l’élançait, raidie par l’immobilité. Elle se redressa et bâilla avec mollesse. Les deux verres de vin l’emplissaient d’une chaleur légère et agréable. Son livre gisait à ses pieds, ouvert face contre le tapis. Encore engourdie de vapeurs de sommeil, Esther s’étira entre les bras du fauteuil. Alors qu’elle allait partir se coucher, son regard se posa sur le dossier abandonné sur la table basse. Elle grimaça. Les remarques ne manqueraient pas le lendemain si elle ne le rangeait pas à sa place. Esther se redressa et saisit le document. Elle se glissa sans un bruit vers les escaliers. L’horloge du salon marquait les 1 heures du matin.

L’ambassade conservait ses archives au sous-sol, à côté de la salle d’autopsie, au bout d’un couloir éclairé par une simple ampoule pendue à des fils électriques. La pièce n’était qu’enfilade d’armoires métalliques aux tiroirs numérotés. Esther y déposa le document et remonta d’un pas tranquille le chemin en sens inverse, dans le calme de la nuit. Quand elle passa devant la salle d’autopsie, elle discerna un léger bruit en provenance de la pièce, comme une sorte de fourragement étouffé.


— Céline ? appela-t-elle. Tu es là ?


Seul le silence l'accueillit. Esther entrouvrit la porte et glissa la tête dans l’entrebâillement. Une vague de froid lui lécha le visage – la pièce était climatisée – et une odeur de chlore lui emplit les narines. Une unique raie de lumière du couloir éclairait les lieux, effleurant le corps de Léna Cordier étendu sur la table. Engloutis dans l’ombre, les ustensiles de Céline dessinaient des masses informes sur les plans de travail. Tout était calme. Esther haussa les épaules. Elle s’apprêtait à poursuivre son chemin lorsqu’elle se figea.

Deux yeux jaunes la fixaient dans l’obscurité, tels deux éclats de miroir brillants et immobiles. Un lourd grondement résonna dans la salle d’autopsie, si profond qu’elle en perçut les vibrations dans l’air. Esther finit par distinguer dans la pénombre la silhouette d’un chat perché sur la poitrine du cadavre, plus noire encore que les ténèbres environnantes. Plus noire, en vérité, que tout ce qu’elle avait jamais vu jusqu’ici. Son esprit se vida de toute pensée. Un froid glacial l’emplit toute entière et la pétrifia sur place. Sous son regard stupéfait, l’animal se hérissa et, plissant ses yeux luisants, feula dans sa direction. La lumière du couloir se refléta sur ses canines et Esther se jeta en arrière. Ses pieds se prirent l’un dans l’autre. Elle chuta durement sur les fesses et, quand elle releva la tête, le chat s’était volatilisé tel un mirage. Esther se précipita sur l’interrupteur. Les ampoules de la salle d’autopsie illuminèrent la pièce d’un blanc froid et intense. Aucune ombre ne demeurait sur les lieux, aucun espace ne restait laissé à l’imagination. Il n’y avait rien. Le corps de Léna n’était même pas sur la table. Céline y avait seulement abandonné un drap roulé en boule.


Trop de vin. Tu as bu trop de vin.


Peut-être. Sans doute. Mais pouvait-elle en être certaine ?

Son cœur palpitait sur un rythme affolé. Chaque battement faisait vrombir le sang à ses oreilles. Esther prit une longue inspiration, expira avec lenteur. Son souffle tremblait. Elle inspira à nouveau. L’image de sa mère s’imposa alors à son esprit, son visage amaigri, ses yeux effarés, dévorés par la folie. Les traces de griffures qu’elle s’était infligées lui striaient les joues. Et elle riait, riait !


L’hérédité, ça te parle, Esther ?


Elle chassa violemment l’idée de ses pensées.

Esther referma la porte et remonta le couloir. Elle s’efforçait de marcher calmement, de contrôler sa respiration, mais bientôt, sur une impulsion viscérale, elle ne put s’empêcher de courir et se précipita vers les escaliers. Alors qu’elle avalait les marches, elle songeait à ce qu’il se passerait si l’ampoule grillait. Si l’obscurité tombait d’un coup. Et si le chat se trouvait derrière elle ? Toutes sortes de pensées irrationnelles l’assaillaient en un flux ininterrompu. Sur la dernière volée, elle manqua de percuter Anmar qui descendait au sous-sol.


— On peut savoir ce que tu fabriques, à courir comme ça ? râla-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?


— Je… Je… bégaya-t-elle, essoufflée.


Elle tâcha de mettre de l’ordre dans ses idées – Calme-toi, Esther – de contrôler son affolement – Calme-toi.


— Un rat, inventa-t-elle. Il y avait un rat dans la salle d’autopsie.


— Un rat ? s’interloqua Anmar. Dans la salle d’autopsie ? Ça m’étonnerait. Et puis, qu’est-ce que tu faisais là-dedans ?


— J’ai entendu du bruit en passant, broda Esther, alors je suis entrée pour jeter un œil.


— On va aller voir ça.


Esther ne voulait pas redescendre. Surtout pas. Mais elle savait que son refus susciterait des suspicions, aussi le suivit-elle au sous-sol à contrecœur. Anmar pénétra à l’intérieur de la salle d’autopsie. Esther resta en arrière. Quelque part, elle eut la pensée folle que le chat était là, tapi dans un coin ou derrière la porte, et qu’il se ruerait soudain sur lui pour lui arracher les yeux. Mais il fit tranquillement le tour de la pièce sans rien trouver.


— Il n’y a rien, constata-t-il.


Il pivota la tête vers elle :


— Tu as peur des rats maintenant ?


Ses paroles revêtaient des inflexions dédaigneuses et vexantes.


— Non, se défendit-elle. J’ai simplement été surprise.


Ou bien simplement très, très fatiguée.


Anmar ne sembla pas convaincu.


— Tout s’est bien passé avec la fermeture de la faille ? demanda Esther pour détourner son attention.


Il mordit à l’hameçon.


— Rien à signaler, raconta-t-il en repassant dans le couloir. On a pu la sceller sans encombre, même avec Henri et sa gueule de bois. Tu as trouvé quelque chose d’intéressant dans les meurtres des dernières années ?


Il prit la tête pour remonter à l’étage.


— Non. Rien du tout.


— C’est curieux. Il devrait y en avoir. Cette faille était très vieille.


Il fronçait de nouveau les sourcils en réfléchissant. Une habitude typique chez lui, déjà présente lorsqu’ils étaient de jeunes adolescents. Elle avait creusé deux rides précoces sur son front, deux saillies qui parlaient de lui sur sa peau. Esther vit là l’ouverture qu’elle attendait. Si Anmar trouvait lui-même la situation étrange…


— Il faut que je te parle de quelque chose. Benjamin Schneider, le fiancé de Léna, ils ne l’ont toujours pas retrouvé alors qu’il devait aller la rejoindre la nuit du meurtre.


— C’est mauvais signe, grimaça-t-il. Il a dû se faire dévorer lui aussi.


Esther accéléra le pas pour remonter à son niveau.


— Il y a autre chose : l’inspecteur Lemarchant m’a dit qu’ils n’ont pas pu trouver sa voiture aux alentours de la maison.


Au premier abord, Anmar parut perturbé par son annonce – et Esther eut l’espoir d’être parvenue à la convaincre – mais il finit par hausser les épaules.


— Peut-être qu’il a eu un accident avec la tempête ?


— Il a disparu le même jour que Léna, avec sa voiture, insista-t-elle. C’est bizarre, non ?


— Oui, mais quoi alors ? Tu penserais à une possession ? Ces cas-là sont très rares.


Il s’arrêta pour se tourner vers elle.


— Écoute, Esther, ce gars, tout le monde le voit, non ? Il a un boulot, des amis, une fiancée. Si c’était un démon, ça voudrait dire qu’il est incarné là depuis, quoi… Une quinzaine d’années ? En permanence ? Il faut beaucoup d’énergie pour ça. Céline en aurait forcément vu les stigmates sur le corps de cette pauvre fille, et elle ne portait pas de traces de possession apparentes sur elle.


Les démons se faufilaient souvent dans le monde pair par le biais des failles. Ils n’y restaient jamais longtemps : chaque instant passé de ce côté-là de la barrière leur demandait une énergie colossale. Il arrivait cependant qu’un démon s’accroche à un être humain pour s’en nourrir petit à petit, le vidant lentement de sa substance. Esther n’avait jamais rencontré de cas de possession, mais les archives en répertoriaient plusieurs, pour certain avec photographies. Ce n’était pas beau à voir.


— Je ne sais pas, plaida-t-elle. Il y a quelque chose dans tout ça qui me…


— Esther, la coupa-t-il. On sait ce qu’on fait, d’accord ?


Il essayait d’être diplomate, elle le voyait bien, tout du moins aussi diplomate qu’Anmar pouvait l’être. De lui dire les choses avec délicatesse. Laisse faire les spécialistes, Esther. Une bouffée de frustration lui comprima la poitrine. Elle la réprima néanmoins et lui sourit.


— Entendu, tu me diras si tu veux que je me renseigne sur autre chose pour ce dossier.


Le malaise l’envahissait de nouveau. Dans le dos d’Anmar, une araignée courait sur le mur. En l’observant, un fourmillement parcourut la nuque d’Esther et elle se surprit à se demander quand le cataclysme frapperait. Il se dissimulait pour le moment dans la brume, sans se laisser identifier. Mais elle pressentait son imminence : quelque chose de fondamental n’allait pas dans toute cette affaire. Elle ne savait simplement pas encore quoi et ne pouvait en convaincre les autres. Quelque chose – mais quoi ? – se préparait en silence dans l’envers du décor et n’attendait que l'instant propice pour se dévoiler.

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