Chapitre 3 : Le placard à balais

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Esther observait la petite troupe se mettre en marche depuis une fenêtre du salon. La nuit commençait tout juste à tomber. Anmar se trouvait en tête et se dirigeait d’un bon pas vers la voiture. La lumière du soleil déclinant réchauffait sa peau de tons chocolat. Derrière lui, Céline tâchait de tenir le rythme. Sans doute craignait-elle de susciter son agacement : auquel cas il pesterait tout le long du trajet jusqu’au Val-d’Oise. Henri suivait mollement en trainant des pieds. Esther discernait de sa place les cernes immenses qui lui mangeaient les joues, marques évidentes d’un lendemain de soirée difficile. Elle réprima un sourire et se détourna de la vitre.

Blottie dans un fauteuil, un plaid molletonné étendu sur ses jambes, elle venait d’entamer un roman. Une histoire à l’eau de rose piquée à Céline, un peu niaise certes, mais de celles qui ne demandent pas de trop réfléchir. Elle avait quitté son bureau une dizaine de minutes plus tôt, un dossier sous le bras. Sans surprise, il traînait abandonné sur la table basse – Esther se convainquait toujours qu’elle continuerait de travailler dans le salon. Elle préférait cette pièce à toute autre dans l’ambassade, avec ses hautes bibliothèques emplies de bibelots adossées à des boiseries lustrées. Démodée, mais empreinte de chaleur. Un épais tapis persan s’étalait sur le vieux parquet, vermoulu par endroits et grinçant sous les pieds. Près de l’escalier menant au deuxième étage se trouvait un petit cagibi qui faisait office de placard à balais, tout du moins, c’était ce qu’il abritait la plupart du temps. Cet endroit recelait le plus de souvenirs heureux de sa mère, à l’époque où elle allait encore bien. Esther pouvait presque la voir, assise sur le canapé les jambes en biais dans une robe en soie, à la regarder jouer, un doux sourire aux lèvres.

Une série de bruits sourds et saccadés lui parvinrent du cagibi, étouffés par la porte de bois, et Esther releva les yeux de son livre. Lydia sortit du placard à balais. Une mallette glissée sur son bras, elle portait un trench-coat beige ceint à la taille. Ses longs cheveux blonds s’enroulaient en un chignon parfait – tout l’était toujours chez elle de toute façon. Elle déposa l’attaché-case sur le guéridon voisin, referma la porte derrière elle et traça dans l’air des signes des doigts sur la poignée. Elle scella ainsi le passage vers le monde impair. La crispation tendait ses muscles.

— Dure journée ? s’enquit Esther depuis le fauteuil.

— Fatigante, précisa Lydia en ôtant ses escarpins. Cela a duré bien plus longtemps que prévu. L’ambassadeur Alastor était fidèle à lui-même : il a repris et contesté chaque point de l’accord. Cela n’en finissait plus.

Elle se défit de son manteau et lissa du plat de la main des plis imaginaires sur sa jupe. Les négociations avec le monde impair faisaient partie des attributions de Lydia en tant qu’ambassadrice. Objets de brûlants pourparlers, ils maintenaient un ordre fragile entre les deux factions. Lydia trouvait en Lord Alastor un adversaire à sa juste mesure dans cette mission. Il pinaillait sur tout sans rien céder, tâchait à chaque point discuté de grappiller quelques avantages. Lorsque l’ambassade du monde pair demandait l’extradition d’un démon reconnu coupable de meurtre, comme les traités le prévoyaient, Lord Alastor s’empressait toujours d’affirmer mielleusement son soutien, mais rechignait à s’exécuter. Lydia lui offrait en retour toute la pugnacité de son caractère intraitable – de cochon si Esther devait le qualifier.

— Enfin, au moins c’est terminé pour aujourd’hui. Où sont les autres ?

— Partis refermer une faille clandestine repérée ce matin.

— Parfait, une soirée au calme, statua sa sœur.

Lydia ressemblait beaucoup à leur défunt père. Elle était grande et svelte, les traits fins, le port altier. Une certaine sévérité habitait cependant son visage, une froideur qui raidissait son regard d’acier. Esther, au contraire, tenait de leur mère, une particularité longtemps source de chagrin pour ses proches. Petite et menue, les cheveux bruns parcourus d’ondulations lâches, tout dans sa silhouette évoquait la souplesse.

Lydia disparut dans la cuisine. Elle ouvrit le réfrigérateur, fureta dans la porte. Esther entendit le son caractéristique d’une bouteille de vin dont on extrayait le bouchon. Lydia repassa la tête dans le salon :

— Tu veux un verre ? demanda-t-elle.

— Non, ça ira, merci.

Lydia reparut un instant plus tard, un verre de rouge à la main. De l’autre, elle entreprit de fouiller dans sa mallette, dont elle finit par extirper un lourd dossier.

— Si tu me cherches, lui lança-t-elle, je suis dans mon bureau.

Pieds nus, elle sortit à pas feutrés du salon et disparut bientôt. Le silence régna de nouveau.

Esther replia les jambes dans le fauteuil et réarrangea la couverture autour d’elle. Elle tenta de se replonger dans son roman, mais son attention ne cessait de s’éparpiller en divagations. Le vin lui disait bien, finalement. Esther repoussa le plaid de ses genoux et se faufila dans la cuisine. Lydia avait abandonné la bouteille sur le plan de travail. Esther se servit un verre puis, après un instant de réflexion, emporta la bouteille dans le salon qu’elle posa sur la table basse. Là, seule, elle s’installa de nouveau dans le fauteuil pour poursuivre sa lecture.

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