Chapitre 2 : L'ambassade du monde pair

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Ils roulèrent presque deux heures pour rejoindre le centre de Paris dans un silence confortable. Ni Anmar ni Esther n’étaient très bavards. Avec l’habitude des années, ils n’éprouvaient plus le besoin d’alimenter la conversation par politesse. Anmar prit un dernier tournant sur la rue Henri Rochefort et s’arrêta devant le portail du SSCP. Encadré par de hauts murs de pierre, il dissimulait une vaste demeure du XIXe siècle.

Anmar abaissa sa vitre et se pencha pour taper le code d’accès à l’interphone. Au-dessus de ce dernier, solidement fixée à la paroi, une plaque de métal indiquait avec sobriété :

« Services Spéciaux des Crimes Particuliers – SSCP

Accueil du lundi au vendredi, 8h-18h »

Un peu plus haut, une autre plaque dépourvue d’inscription était vissée au mur, sa surface lisse comme en attente du passage du graveur. C’était tout du moins ainsi que le commun des mortels tel qu’Esther la voyait. Ceux qui possédaient la double-vue pouvaient cependant y lire :

« Ambassade du monde pair – Entrez pour bénéficier de la protection diplomatique »

Le portail s’ouvrit avec lenteur devant eux. Anmar gara la voiture dans la cour d’honneur. Aussitôt descendue, Esther nota l’humidité amoindrie de l’air ambiant, marque de leur entrée dans la capitale. Elle tranchait avec la lourdeur de l’atmosphère du Val-d’Oise, si épaisse qu’elle lui avait paru tangible. L’ambassade s’érigeait en majesté sur trois niveaux, prête à offrir son asile à ceux qui en passeraient le seuil. Sa protection sacrée contre les menaces du monde impair n’était égalée dans les environs que par celle octroyée par la cathédrale Notre-Dame de Paris. Bien que cet endroit l’ait vu grandir, Esther ne put réprimer la pointe de déférence dans sa poitrine en grimpant les marches du perron, comme chaque fois qu’elle pénétrait dans l’ambassade. Le vaste hall d’entrée était silencieux dans le calme du matin. Il s’ouvrait sur un escalier central permettant l’accès aux lieux de vie de l’ambassadeur et sa famille, fermés au public. Anmar et Esther prirent à gauche, en direction des bureaux installés au rez-de-chaussée.

À leur passage, la cousine d’Esther, Céline, glissa la tête dans l’embrasure d’une porte. Le visage auréolé de boucles brunes, ses yeux verts luisaient d’intérêt.

— Vous êtes revenus ! s’exclama-t-elle. Alors ?

— Rien de spécial, lâcha Anmar sans s’arrêter. Une jeune femme dont l’âme a été dévorée par un démon. Le corps va être transféré ici pour que tu l’examines. Henri est dans le coin ?

— Euuuuh…

Le manque inhabituel de conversation de sa cousine et son soudain rougissement suffirent à renseigner Esther. Henri n’était sans doute pas rentré depuis la veille, quand il était sorti avec ses amis pour faire la tournée des bars, et n’avait pas pris son poste au matin. Anmar s’arrêta sur son chemin. Il tourna lentement la tête vers Céline. Gênée, cette dernière tâchait d’éviter son regard de son mieux, comme si elle craignait que ses yeux ne la trahissent et lui révèlent les plus intimes recoins de son esprit.

— Il est sorti fumer ? tenta-t-elle piteusement de couvrir son frère.

Anmar ne répondit rien, les lèvres pincées. Le mécontentement plissait ses traits. À chaque instant passé sans qu’il ne reprenne la parole, sa contrariété paraissait croître : Anmar était de ceux qui désapprouvent par le silence.

— Il serait bon qu’il soit rentré d’ici ce soir, menaça-t-il. Il y a une faille à fermer sur place. On y va cette nuit.

Il poursuivit sa route sans un mot de plus. Une fois qu’il se fut détourné, Céline gonfla les joues.

— Entre lui et Lydia, marmonna-t-elle, je ne sais pas lequel est le pire !

Elle eut un soupir de dépit.

— J’avais un rendez-vous avec Loyd ce soir !

— L’Américain ? demanda poliment Esther.

— Non, il est australien. L’Américain, c’était James, précisa Céline à sa suite. Trop psychorigide, alors je l’ai envoyé balader.

Esther ne releva pas. Elle avait depuis longtemps abandonné l’idée de connaître les nombreux petits amis de sa cousine. Ses inclinations se révélaient aussi changeantes que fugaces ; pour autant, chacune revêtait la passion et la sincérité des élans du cœur.

Esther s’avança vers son bureau, y déposa son sac et l’appareil photo. Derrière elle, Céline se laissa tomber lourdement dans un fauteuil et émit une expiration plaintive :

Au moins, toi, tu n’es pas obligée de bouleverser tes plans. Tu n’as pas à venir.

Occupée à trier ses affaires dos à elle, Esther haussa les sourcils. Elle préféra ne pas répondre.

Esther était la seule membre de la famille Levernier à ne pas posséder la double-vue, alors que pour d’autres, comme sa sœur Lydia, le don s’était manifesté dès l’enfance avec une vigueur remarquable. Cet univers lui était demeuré hermétique malgré les années, séparé par une paroi de verre opaque. Leur père, ancien ambassadeur du monde pair, avait d’abord espéré la voir développer cette capacité avec le temps et l’avait exposée le plus souvent possible aux phénomènes surnaturels. Il avait cependant fini par capituler, rendu à l’évidence : Esther ne possédait pas la double-vue. Elle ne l’aurait jamais. Il avait alors cessé toute tentative de provoquer chez sa fille un éveil aux manifestations du monde impair. Elle était restée à la lisière de cet univers fantastique, à l’imaginer dans les récits de ses proches.

— Tu as déjà mangé ? lui demanda Esther pour changer de sujet. Je vais me commander des sushis.

OOO

Quelques heures plus tard et une barquette de sushis délaissée sur son bureau, Esther s’attelait à la recherche de crimes non élucidés pouvant correspondre à une attaque de démon dans le Val-d’Oise. Des meurtres remarquables par leur violence, sans arme identifiée, dont le corps présentait des traces de brûlures. L’exercice se révélait jusqu’ici infructueux. Elle progressait lentement, sans son efficacité habituelle. Son attention revenait sans cesse à la photographie de la victime et de son compagnon posée sur son bureau.

Sa sœur nous a dit que son fiancé devait venir la rejoindre. Nous ne savons pour le moment pas où il se trouve et nous n’avons pas réussi à le contacter.

La liste des homicides violents reposait à côté de son clavier. Esther avait déjà raturé une dizaine de lignes, mais il lui en restait de nombreuses à vérifier. Anmar s’attendait probablement à voir le travail terminé d’ici la fin de journée.

Nous ne savons pour le moment pas où il se trouve et nous n’avons pas réussi à le contacter.

L’image d’Anmar s’imposa à son esprit, la moue renfrognée, les narines palpitantes d’irritation. Esther tapota un instant des doigts sur son bureau, hésitante, puis poussa un lourd soupir défaitiste. Elle retourna la liste contre le bois. Qui croyait-elle tromper à tenter de lutter ? Anmar râlerait, c’était sûr, mais c’était ce qu’il faisait de mieux. Esther ouvrit le rapport d’intervention sur son ordinateur et le fit défiler rapidement sur son écran. Comment s’appelait-il déjà ? Un nom classique, de ceux qui ne retiennent pas l’attention. Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait en bas de page : les coordonnées de l’inspecteur qui les avait accueillis sur place au matin. Pivotant sur sa chaise, Esther décrocha le téléphone de son poste puis composa le numéro. La tonalité résonna quelques secondes, suivie d’un cliquetis.

— Allô ?

— Bonjour, Monsieur Lemarchant, c’est Esther Levernier du SSCP. Nous nous sommes vus ce matin.

— Ah oui ! s’exclama l’inspecteur. C’était vous qui preniez les photos, non ?

— Oui, c’est ça.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— Dites-moi, le fiancé de Léna Cordier, vous avez réussi à mettre la main dessus ?

Un silence s’installa sur la ligne. Puis l’inspecteur reprit la parole sur un ton soucieux :

— Non. Aucune trace de lui.

Esther coinça le combiné entre son oreille et son épaule pour se saisir d’un calepin et d’un stylo.

— Vous pouvez me donner son nom ?

— Un instant…

Elle discerna à travers la ligne un bruit de dossiers que l’on ouvre et de papiers feuilletés. Tout en patientant, elle aperçut du coin de l’œil une petite araignée cavaler sur son bureau entre les crayons, feutres et gommes. Elle plissa le nez.

— Benjamin Schneider. 29 ans. Il est banquier d’affaires chez Bulger & Fitz Partners.

— Vous n’auriez pas l’immatriculation de sa voiture par hasard ?

— Je peux vous trouver ça. Ah, voilà : CE-145-BU, une Mercedes classe A grise.

Pensive, Esther laissa ses réflexions fuser en tous sens. Elle enroulait machinalement le fil du téléphone autour de ses doigts.

— Est-ce que vous avez déjà vérifié dans les environs du crime pour contrôler si son véhicule est garé dans le coin ? lui demanda-t-elle.

— Aucune trace. Ni de lui ni de sa voiture. Vous croyez qu’il est impliqué ?

Ce n’était pas un homme qui avait tué Léna Cordier. De cela, Esther était sûre. La disparition de son fiancé lui paraissait cependant trop concomitante pour être le fait du hasard. Quelque chose dans cette histoire lui déplaisait profondément, sans pour autant parvenir à mettre le doigt dessus. C’était un malaise qui l’avait pris dès le matin, quand elle avait vu les larmes séchées sur les joues du cadavre de Léna. Comme une odeur de pourriture âpre et lourde, et qui ne la quittait pas depuis.

— Je ne pense pas, lui répondit finalement Esther. C’est juste pour vérifier.

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