Chapitre 1 : Le cadavre

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— C’est parti, dit Anmar à la sortie de la voiture.

Esther descendit à sa suite. Le temps était maussade, ce matin-là. Des relents d’humidité pénétrants s’accrochaient aux vêtements, les imbibant d’une moiteur lourde et froide. Les services de police avaient tiré un ruban jaune le long de la maison et écarté quelques curieux. Ils s’agglutinaient un peu plus loin, hissés par moment sur la pointe des pieds pour mieux voir. En s’approchant, Esther et Anmar croisèrent un camion de pompiers stationné en bordure du trottoir. Un soldat du feu se tenait assis à l’arrière, immobile, les yeux hagards et les bras ballants. Accroupie près de lui, une femme pressait un de ses genoux de la main et y imprimait du pouce des cercles concentriques. Elle lui murmurait des paroles qu’Esther ne parvenait pas à distinguer. Anmar passa devant eux sans leur prêter attention. Il fila droit vers les forces de l’ordre massées au niveau du portail de la maison. Trois policiers en civil formaient un cercle serré et échangeaient des conciliabules sur un ton bas, le visage grave. Anmar se dirigea d’un pas décidé vers eux.

— Bonjour, Messieurs. Anmar Banerjee des Services Spéciaux pour Crimes Particuliers. Voici mon assistante, Esther Levernier.

L’un des hommes s’écarta du groupe.

— Inspecteur Lemarchand, content que vous ayez pu venir aussi vite.

Il tendit la main et Anmar la serra brièvement. Sa silhouette se crispa. Il prenait sur lui, Esther le savait bien.

— Suivez-moi, leur indiqua l’inspecteur en ouvrant le portail, je vais vous montrer ce qu’il en est.

Alors qu’elle s’engageait dans l’allée, Esther perçut le regard circonspect des deux autres agents sur son dos. Il faut dire qu’Anmar et elle formaient un duo à la drôle d’allure. Lui tout en longueur et maigrichon, l’air revêche, et elle, petite et fluette, comme une feuille morte soufflée là au hasard des vents. Les forces de l’ordre se défiaient des services spéciaux et leur réservaient la plupart du temps un accueil mitigé. Esther pouvait le comprendre : la police était systématiquement dessaisie des affaires où le SSCP intervenait, sans recevoir d’explication. S’ils savaient, pourtant. Aucun d’entre eux ne voudrait se trouver nez à nez avec l’une des choses qu’ils traquaient.

— Ce sont les pompiers qui sont arrivés en premier et qui ont forcé la porte, précisa l’inspecteur en montant les escaliers du perron. La sœur de la victime les a appelés quand elle n’a pas pu entrer. Lorsqu’ils ont vu à quoi ça ressemblait… Ils ont pris garde à ne plus toucher à rien.

— Parfait.

— Sa sœur nous a dit que son fiancé devait la rejoindre, ajouta l’inspecteur. Nous ne savons pour le moment pas où il se trouve et nous n’avons pas réussi à le contacter.

La porte pendait en travers du chambranle, les charnières arrachées. Esther constata que les pompiers n’avaient pas eu à aller bien loin. Le corps gisait dans l’entrée, recouvert d’un drap blanc. Anmar posa son sac au sol et enfila une paire de gants.

— La porte était-elle verrouillée de l’intérieur ?

— Oui. Les clefs étaient dans la serrure.

— Et les autres issues ?

— Rien. Les fenêtres sont intactes. Aucune trace d’effraction.

Anmar s’accroupit auprès du cadavre et souleva le drap. À côté de lui, l’inspecteur Lemarchant s’était raidi, les bras croisés. Son pied ne cessait de tapoter sur le sol.

— Quand les pompiers nous ont prévenus, j’ai d’abord pensé à un suicide. Mais elle n’a pas pu se faire ça toute seule.

— Non, en effet, répondit Anmar en observant le corps. Elle n’a pas pu.

Sans se retourner, il fit signe à Esther de s’approcher et lui désigna du doigt le visage de la jeune femme.

— Veille à bien prendre ça en photo.

Esther saisit l’appareil et plaça son œil derrière l’objectif. Se concentrer sur sa tâche lui permettait de se tenir en retrait de l’horreur qui se jouait sur le sol, de l’observer cliniquement. Les cheveux blonds de la victime s’étalaient en auréole autour de sa tête. Ses traits étaient figés en un rictus crispé, la bouche ouverte sur un cri muet. Le plus impressionnant demeurait ses yeux, ou du moins ce qu’il en restait. Les orbites se résumaient à des trous béants, bordés d’une chair à vif et légèrement brûlée. Esther effectua des réglages de mise au point, s’assura de la netteté de l’image et prit un premier cliché. Elle se décala, changea de point de vue. De ce côté-là, les rayons du soleil frappaient les joues du cadavre avec un angle rasant. Esther remarqua alors deux traces de larmes rectilignes sur la peau, brillantes à la lumière. Déstabilisée, elle s’ébroua pour se reprendre.

Anmar l’observait du coin de l’œil.

— Ça va ? lui demanda-t-il sur un ton qui sous-entendait « Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ? »

— Oui, s’empressa de répondre Esther. Tout va bien.

Elle prit rapidement les clichés suivants, sans laisser son attention s’attarder. Puis elle recula de trois pas et photographia le corps dans sa globalité. Chose inhabituelle, il était intact en dehors du visage. Elle n’osa cependant pas le mentionner à Anmar, occupé à analyser la scène les sourcils froncés. Il l’avait sans doute déjà remarqué de toute manière.

— Pas de trace de coup ni de blessure à l’arme blanche ou par arme à feu, énuméra Anmar. C’est bien un cas qui concèrne notre juridiction.

— Ah oui ? releva l’inspecteur sans qu’Anmar daigne lui répondre.

Il souleva un peu plus le drap :

— Pas de lacération ni de déchirure en revanche…

La mine de l’inspecteur s’assombrit.

— Le gars que vous cherchez est adepte de ce genre de trucs ? Ça m’a tout l’air d’être un bon taré.

Tu n’as pas idée…

Anmar replaça avec délicatesse le drap sur le cadavre. Son visage ne trahissait aucune émotion mais son mouvement avait été précautionneux, presque tendre. Il prit appui sur ses genoux pour se redresser et se tourna vers l’inspecteur.

— Nous allons faire transférer le corps à nos services.

— Vous avez une idée de la cause de la mort ? demanda l’inspecteur. Elle n’a pas de blessure létale visible. Ça ne me plait pas trop, tout ça.

— Notre légiste connaît bien ce genre de cas.

— Dites, vous êtes spécialisés dans quel type d’affaires au juste au SSCP ?

— Les crimes particuliers, éluda Anmar.

L’inspecteur laissa échapper un soupir de frustration.

— J’avais compris. C’est dans le nom. Mais ça consiste en quoi exactement ?

— C’est confidentiel.

Esther s’éloigna dans le couloir attenant. Il s’enfonçait jusqu’au bout de la maison et donnait à mi-distance sur une cage d’escalier. Une étagère courait sur toute la longueur du mur, recouverte de nombreux cadres entassés pêle-mêle. Alors qu’Esther observait les photographies, Anmar passa derrière elle et s’engagea dans les escaliers.

Le cliché d’un jeune couple enlacé retint l'attention d'Esther. Ils échangeaient un regard d’une grande tendresse. Elle reconnut immédiatement la femme. Ses yeux étaient verts, finalement. Esther sortit le cliché de son cadre et le retourna. On y avait inscrit, d’une écriture assurée et régulière : « Fiançailles de Léna et Benjamin – 2018 ».

Sur la photographie voisine se trouvaient trois enfants d’une dizaine d’années, deux filles et un garçon. Assis sur un tronc d’arbre, ils souriaient de toutes leurs dents à l’objectif. Leurs bras s’entremêlaient par-dessus leurs épaules et leur joie saisie sur le vif paraissait encore vivante. Esther effleura du bout du doigt le visage de la petite fille au milieu de ses comparses. Ses cheveux blonds brillaient d’or dans la lumière. Au verso, la même écriture indiquait : « Hélène, Léna et Benjamin – Été 2000 ».

— Esther ! l’appela Anmar depuis l’étage.

L’assistante sursauta. Sans réellement savoir pourquoi, elle glissa les deux photographies dans son sac.

Anmar se tenait sur le palier, devant une armoire adossée au mur. Esther contrôla les alentours. La pièce n’avait rien de particulier et permettait simplement l’accès aux chambres. Anmar lui pointa du doigt la paroi à droite du meuble. À ce niveau, l’enduit portait une légère trace de frottement à mi-hauteur, vestige d’un ancien canapé qui devait se trouver là.

— C’est là. Presque au ras du sol. Passe-moi l’appareil, demanda Anmar, la main tendue.

Il changea l’objectif pour une lentille multicolore et prit une série de clichés du mur sous plusieurs angles. Esther, elle, ne voyait ni ne ressentait rien.

— Il va falloir boucler la zone et prévenir Céline et Henri pour faire les mesures et tout refermer. C’est juste une brèche, commenta Anmar. Elle est fine mais… très ancienne on dirait. Elle est probablement là depuis des années.

— Mais il n’y a pas eu de cas auparavant dans le coin, non ?

— Non, c’est vrai, admit Anmar.

Le front plissé, le regard vague, il était reparti dans ses pensées.

— Peut-être qu’il était prudent, reprit-il, et qu’au début il s’éloignait d’ici pour chasser, pour éviter de faire repérer la faille. Il faudrait faire une recherche sur les meurtres et disparitions non élucidés des environs. Voir si certains peuvent correspondre.

— Entendu, je vais m’en occuper.

Ça, c’était dans ses cordes.

— Et pour celui d’aujourd’hui… Anmar haussa les épaules. Et bien peut-être qu’il a fini par avoir un excès de confiance. Ou alors peut-être qu’il avait tout simplement trop faim.

Un frisson parcourut Esther à cette mention. Quelque chose dans ce « trop » la hérissait de la tête aux pieds. Il n’avait pas eu « faim » ou « très faim ». Non « trop », comme quand l’instinct prend le dessus, incarne sa volonté propre et dévore tout. « Trop », comme cette chose, terrée depuis son enfance dans la pénombre, dont elle connaissait la réalité mais qu’elle ne pouvait voir. Toutes ces choses, cachées dans le noir, toutes ces choses qui sont « trop », mais devant lesquelles elle se révélait impuissante.

Non, décidément, la police n’avait aucune idée de ce à quoi elle échappait.

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