Prologue

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Mais qu’est-ce que je fais là ? se demanda Léna derrière le volant de sa voiture.

Dans la nuit, une pluie torrentielle obscurcissait la route, augure d’une tempête qui se préparait sur la région. Le vent soufflait déjà par fortes bourrasques, déviant par moment son véhicule de sa trajectoire. Conduire dans ces conditions relevait de l’inconscience mais peu lui importait. Sa grand-mère venait de mourir et dans, ses derniers instants, elle lui avait reparlé du chat. Ne suis pas le chat. Elle l’avait murmuré du bout des lèvres, dans une lutte contre les calmants qui lui embrumaient l’esprit. Ce chat était mort depuis des années, renversé en bas de chez eux, mais Léna avait tout de suite su ce qu’elle voulait dire.

Léna avait grandi chez sa grand-mère avec sa petite sœur, Hélène. Leurs parents occupaient des postes importants dans une multinationale et n’étaient que rarement là. Elles vivaient dans une grande maison de campagne non loin de l’Oise. Le chat, c’était celui de leur enfance, un bon vieux matou baroudeur, tout en muscles gagnés à chasser les rats des champs. Il s’était souvent retrouvé compagnon involontaire de leurs jeux et, lorsqu’il le pouvait, désertait dans quelque endroit où elles ne parvenaient pas à le trouver. Un jour que Léna le poursuivait dans la maison, il s’était élancé dans les escaliers, avait déboulé sur le palier et foncé sous une banquette. Léna s’était allongée sur le sol, glissée tant bien que mal sous le meuble, avait tendu le bras à tâtons et, là où aurait dû se trouver le mur, sa main n’avait rencontré que le vide.

Elle n’avait pas trouvé le chat.

Quand Léna avait rapporté la scène à sa grand-mère, celle-ci lui avait affirmé qu’il s’agissait de son imagination débordante et qu’elle ferait mieux de ficher la paix à cette pauvre bête. De temps à autres, cette histoire était cependant revenue occuper ses pensées. Léna y songeait parfois, en regardant le chat dormir. Le mur n’avait pas pu disparaître, elle l’admettait bien. Mais où était passé le chat ce jour-là ? Puis, comme toujours, elle finissait par revenir à ses préoccupations. Ce n’était que des fabulations d’enfant rêveur.

Alors pourquoi, dans son ultime soupir, sa grand-mère venait-elle de souffler au creux de son oreille, la voix tremblante comme si elle craignait qu’on ne l’entende, « Ne suis pas le chat » ?

Léna ne saurait expliquer sa réaction. Mais de sentir sa main se crisper sur la sienne, sa voix mourir sur ces dernières paroles, puis ses doigts se relâcher doucement... Alors malgré la crue menaçante, malgré les suppliques de sa sœur, Léna était montée dans sa voiture pour rouler en direction de la maison où elle avait grandi. C’était insensé bien sûr, elle était passée sur ce palier tous les jours pendant des années, qu’espérait-elle y trouver ? Mais elle devait aller voir, aussi stupide que cela soit.

Sur les derniers kilomètres, la pluie redoubla sur son pare-brise pour ne plus former qu’un rideau continu d’eau. Ralentissant, Léna plissa les yeux pour tenter de discerner les contours de la route dans la lumière de ses phares. Elle y voyait si mal qu’elle manqua de dépasser la maison. Elle se débattit un instant sous la pluie avec les clefs pour entrer, puis verrouilla derrière elle. Un essai à l’interrupteur du hall lui confirma l’absence de courant. Cela arrivait souvent dans le coin en cas de tempête mais ne la gênait pas outre mesure. Léna connaissait cette maison comme sa poche. Elle fouilla dans la commode de l’entrée à la recherche de la torche. En l’allumant, elle éclaira l’horloge au mur : 21 h 30. Vu le temps, elle était bonne pour passer la nuit-là.

Le faisceau de la lampe projeté loin devant elle, Léna s’enfonça dans le couloir. Sur l’étagère où trônaient des cadres de photos de famille, un cliché de ses fiançailles avec Benjamin se trouvait dans un coin, enfoui parmi d’autres d’elle plus jeune, sa sœur à ses côtés. Elle eut un petit sourire devant ces dernières, réminiscences d’un temps plus doux et simple, où Hélène et elle partaient chercher Benjamin chez la voisine pour jouer dans les bois tout l’après-midi. Ils rentraient tous trois crottés des pieds à la tête, et sa grand-mère leur servait des tartines de chocolat. Il n’y avait que soleil et amitié dans leurs vies à ce moment-là, exemptes encore des tumultes de l’amour. Dans cette vie, la mort n’existait pas. Les larmes aux yeux, Léna laissa là les photographies et s’avança vers les escaliers menant à son ancienne chambre. Ils montaient raide après un virage et s’enfonçaient dans la pénombre. Léna resta un moment à leur pied, à les éclairer, hésitante. Puis elle se décida finalement à les gravir, marche après marche, une main sur le mur pour s’assurer. Alors que l’obscurité refermait son étreinte derrière elle, elle pouvait presque voir le chat courir devant elle comme il y a toutes ces années. Le chat et ses yeux jaunes.

Jaunes ? Le chat n’a jamais eu les yeux jaunes.

À l’étage, la pluie battait les carreaux, le vent hurlait à faire gémir les poutres. La banquette se trouvait autrefois tout contre une lourde armoire sur le palier. Elle n’existait cependant plus, sa grand-mère s’en était débarrassée cinq ans plus tôt. Léna balaya l’armoire avec la lampe et s’approcha pour mieux l’observer, sans avoir trop idée de ce qu’elle cherchait exactement.

Ce jour-là, le chat avait couru se cacher. Elle s’était penchée pour l’attraper, avait vu le recoin sous la banquette et s’y était faufilée à plat ventre, le parquet glissant sous sa peau, bras en avant pour l’atteindre et alors…

Quelque chose lui avait violemment saisi la main et avait tiré.

Léna eut un long frémissement et se recula immédiatement.

Idiote ! Quelle idée de se monter la tête avec des délires pareils ? Il n’y avait jamais eu ici qu’une armoire, et autrefois une banquette, rien de plus. Il ne pouvait pas y avoir eu quelque chose de plus.

Vorace.

Deux pupilles jaunes dans le noir.

Ça avait été vorace.

Léna éclaira une dernière fois le pourtour de l’armoire de sa torche. Elle ne remarqua rien. Juste le mur. Qu’aurait-il pu y avoir d’autre ? Les poils de sa nuque se hérissèrent cependant d’un frisson désagréable et elle perçut avec acuité le vide sombre dans son dos.

Léna passa dans la chambre où elle posa son sac sur le lit. Elle le contempla, immobile, sans esquisser un geste. Elle ne parvenait pas à penser à autre chose qu’au palier de l’autre côté du mur. Au palier et à l’armoire. À ce sentiment qu’elle discernait comme à travers une brume, une tension, telle une faim, une faim terrible qui...

Bon, ce n’est pas bien grave, se dit-elle, Tu vas descendre dormir sur le canapé du salon.

Léna sortit avec précaution de la chambre, comme pour ne pas faire de bruit. Ne pas faire de bruit pour quoi, au juste ? Un tiraillement lui nouait les entrailles, comme un doigt fouillant les viscères et qui, en touchant la panse, crissait, crissait... Cette tempête n’était pas si terrible. Peut-être pouvait-elle reprendre la voiture et repartir tout de suite ? Elle se dirigea lentement vers l’escalier, sans jamais tourner le dos à l’armoire. À chaque pas, le tiraillement augmentait, les doigts s’agitaient plus avant.

Ils étaient verts. Les yeux du chat. Ils étaient verts.

Lorsqu’enfin elle buta contre la rambarde, une main lui saisit le bras et elle hurla.

— Mais qu’est-ce que tu fiches ?

Léna reconnut immédiatement la voix et prit une inspiration tremblante. Son cœur battait à tout rompre. Dans le faisceau de la lampe, Benjamin recula. Il leva les deux mains comme pour l’apaiser.

— Comment est-ce que tu es entré ? lui demanda-t-elle.

Elle ne reconnut pas le son de sa propre voix. Benjamin écarquilla les yeux. Puis il fouilla dans ses poches pour en tirer un trousseau.

— Ta sœur m’a passé ses clefs. Elle se fait beaucoup de soucis pour toi, tu sais.

À son air inquiet, Léna devina que lui aussi se faisait du souci.

Ainsi dans le noir, la posture défiante, les doigts crispés sur sa torche et la respiration rauque, elle devait avoir l’allure d’une démente. Benjamin reposa sa main sur son bras.

— Hey… Tout va bien ?

Léna ne répondit pas et tourna de nouveau la tête vers l’armoire. Benjamin lui imprima une légère pression de la main.

— Viens, la pressa-t-il, descendons. Je vais allumer un feu dans la cheminée du salon. Ça nous fera de la lumière.

Benjamin l’entraîna à sa suite au rez-de-chaussée, puis l’assit dans le canapé du salon. Il entassa des bûches dans la cheminée et tâcha d’allumer un feu. Léna l’observait machinalement, les yeux dans le vague, et elle songeait toujours au chat, ce chat mort depuis des années.

— Je suis désolé pour ta grand-mère.

Il attisait le feu sans qu’elle ne puisse voir son expression. Léna éprouva soudain une bouffée de culpabilité à la pensée de sa sœur, seule et désemparée à l’hôpital. Elle n’en revenait pas elle-même de s’être monté la tête ainsi.

— Qu’est-ce que tu faisais là-haut ? Tu m’as fait peur, tu sais, lui demanda Benjamin d’une voix douce.

Elle ne répondit rien. Benjamin soupira sans insister. Le feu bien pris, il s’assit à côté d’elle, ramena un plaid sur eux et l’attira contre lui. Enfin, des heures après le décès de sa grand-mère, Léna se mit à pleurer.

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