12. Dannie

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Les filles dansaient. Une danse horrible.

Assise en tailleurs sur un plaid de fortune, Dannie Weugrey les observait derrière la fumée de sa cigarette. Elles se mouvaient comme des bêtes, agitant leurs bras, leurs jambes comme autant d’insectes, se cambrant, se pliant comme autant de roseaux face au vent. Elles avaient la peau blanche, noire, olivâtre, beige, jaunâtre et des cheveux bruns, roux, ocres, noirs. Elles venaient d’Edenfjord, Carmesi, Qu’Oth, Tenedor ou bien Araphis.

Et elles étaient douées. Douées mais pas bonnes danseuses. Elles étaient d’agréables tarentules. Dans un spectacle bien ficelé, bien chorégraphié elles auraient dénoté, comme des amatrices ivrognes au sein d’une pièce bien dirigée.

Mais elles étaient parfaites pour un rituel. Un rituel horrible.

Dannie regardait mais ne les voyait pas. Leurs gestes se perdaient dans le flou de son esprit qui vagabondait de problème en problème. Le mécénat, les élections, la réception du soir…

Et bien sûr, le fameux rituel. Jael lui avait donné un horizon : six mois. Il s’affolait de voir les tours briller plus fort chaque nuit.

« La Déesse se renforce, disait-il. Elle se renforce pour nous écraser. Bientôt, son Envoyé naîtra d’une immaculée conception. Il nous chassera comme des bêtes. Tu te rends compte, Dannie ? Nous risquons de crever si nous ne faisons rien. Cela n’arrivera pas. »

Chaque jour, il se montrait de plus en plus insistant, pressant, voire paranoïaque. Dannie craignait ses terreurs et ses délires plus que l’échéance dont il ne cessait jamais de parler. Berenessa, Perihite, les autres… Ils ne s’étaient pas manifestés depuis la victoire de l’Empire sur le nord d’Aralan, vingt ans plus tôt. À quoi bon les craindre. Ils sommeillaient. Ils avaient abandonné la Terre.

Tant mieux.

Le tintement d’une cloche la tira de sa torpeur.

Déjà ? songea Dannie en réarrangeant sa tresse rousse. Elle ne l’attendait pas avant ce soir. « Très bien, les filles, soupira Dannie. Ce sera tout pour aujourd’hui. »

Et sur ce, la mécène gravit quatre à quatre les marches du couloir dérobé sans prendre la peine de les saluer, de les applaudir ou de les remercier.

Le Manoir Weugrey était juché sur une colline fleurie, bordée à l’ouest par un jardin tortueux de quatre hectares, et leur port personnel, au nord. Dannie déboula ici, sur le quai qu’un bateau à vapeur s’était arrogé. Au bout de la petite jetée de pierre, un serviteur frappait la grosse cloche de bronze à l’aide d’un marteau. Sa maîtresse le rejoignit et attendit, appuyée contre le garde-fou. Le vent salé balaya sa tresse vulgairement nouée. Elle aimait attendre. L’attente c’était la vie. Une sensation de paix profonde naissait de la contemplation de ses marins s’affairant à décharger le navire à l’aide de grues de fortune et de ces caissons, parfois minuscules parfois imposants, suspendus au-dessus des vagues fatiguées et qui se posaient sur le quai avec un bruit sourd.

Et puis, les boucles auburn et le torse nu de Jael pénétrèrent son champ de vision. Son sourire s’estompa. Elle sentit la marque au creux de sa main la picoter.

« Puis-je te demander ce que tu comptes faire avec tout cela ? » demanda-t-elle en s’allumant une cigarette.

Jael la salua d’une bise. Il dégageait une odeur de lilas. Un parfum entêtant, bien trop fort. Un parfum de séducteur de vieilles dames et de frustrées. Jael n’était que cela, rien de plus. Sa peau avait la pâleur d’une étendue neigeuse, sa mâchoire le cisellement d’un bloc marbré. Et ces fins poils auburn qui lui striaient le torse saillant et ces yeux de biche aux reflets orangés ; un homme de polichinelle, pas beau pour un sou, simplement assez confiant et arrogant pour le faire croire à qui le voulait bien.

« Nous voguons depuis trois jours, sans nous arrêter ou presque pour te l’apporter. Si bien que la duchesse est partie deux jours après nous mais elle est déjà arrivée, donc un peu de considération, ma sœur. On a emprunté le canal qui relie Juliangald à Puertasilva et qui se jette dans les fleuves de Rojoria et de Heriphis. C’était splendide, tu aurais dû voir. Les terres étaient bordées de jungles luxuriantes, de plaines, de fermes… Magnifique. Enfin. Ça. » Il désigna les grues. « Ce sont des présents de l’Araphis. Les Venator ont signé un traité au nom des Communistes, il y a quoi, vingt ans ? Bref, ils ont promis l’exploitation exclusive de quinze pourcents de leurs ressources par la Compagnie Marchande, au nom de l’Empire.

— Tu m’offres donc du pétrole et de l’uranium, il ne fallait pas, ironisa Dannie en soufflant un nuage de fumée.

— Non, je t’offre du parpiin, de l’herbe de Kalancth, de l’alcool. Beaucoup d’alcool.

— De la drogue. » Parmi les plus dangereuses et aliénantes, qui plus est. Chère, aussi. Pourtant, il y avait tant de conteneurs de bois. « Tu as donc une si piètre image de moi. »

Jael éclata de rire. Même ses dents immaculées paraissaient jaunâtres à côté de sa peau livide.

« Nos stocks commençaient à s’émietter. Or, nous avons beaucoup de soirées et de réceptions en approche. »

Dannie n’aimait pas cet air suffisant ; celui d’un homme bien trop informé sur un sujet dont il devait pourtant ne rien connaître.

« Tu crois toujours qu’il suffira d’une cuite à nos invités pour qu’ils vendent leurs âmes à Perihite ?

— Non, dit Jael. Mais nous avons assez de trésorerie pour essayer. »

Dannie ricana. L’autre fit un pas en avant, les sourcils froncés. Derrière, les vagues se brisaient sur les rochers décoratifs.

« Pourquoi ris-tu ?

— Parce que tu vis dans le passé, Hérad, se moqua Dannie.

— Et toi tu le fuis, Eugénie. Or, il est en train de te rattraper. » Il avança sa main glaciale sur l’épaule de sa compagnonne et caressa sa tresse. « Ne laisse pas tes titres factices et ta prétendue notoriété dans cette ville te le faire oublier. Ni ce gamin… »

Dannie dégagea sa main d’un geste.

« Il serait temps que tu passes outre. »

Jael la dévisagea, d’un regard neutre, impénétrable.

« Figure-toi que j’ai repéré l’orphelinat que tu cherchais. Lors d’une escale à Ciudaeterna, un pêcheur a mentionné un accueil pour enfants, tombé en ruines après un incendie daté d’il y a quatre ans. Il était tenu par des Sœurs, dit-on. Une certaine Carlyne a été mentionnée. » Il lui prit la cigarette des mains et tira une longue bouffée. « Tu vois que je pense à toi, Dada. »

Dannie retint la nouvelle mais décida de ne pas entrer dans son jeu.

« Comment étaient les funérailles ? »

Jael haussa les épaules et se détourna. Au passage, ses bras solides happèrent un tonneau qu’il souleva sans aucun effort.

« Mouvementées. »

Alors, il lui raconta l’attaque du cortège, le retour du fils prodige et l’enterrement confidentiel dans un mausolée bâti à l’écart du public. Dannie écoutait en jouant avec sa cigarette.

« Et Artos, tu l’as vu ? »

Elle était censée s’y rendre en personne et en profiter pour assister à une réunion tenue à l’ambassade entre les plus éminents représentants de la Compagnie Marchande ; Bevriz Artos avait bien insisté sur ce point. Il lui avait reproché son absence à plusieurs reprises, par téléphone. Dannie se serait inquiétée de ses sermons, si elle avait un tant soit peu de respect pour le vieux ministre.

« La réunion est dans une semaine, je n’y suis pas allé. »

Dannie haussa les sourcils.

« Plait-il ?

— Artos a ajourné la réunion.

— Tu as insisté pour te rendre là-bas, je pensais que…

— Nous n’avons pas de temps à perdre avec les délires du vieux fou. Il nous enverra un communiqué, si cela lui chante. Son fils va rentrer par le même zeppelin que la duchesse. Tout le monde a déserté Ophis. Tu t’attendais à ce que je reste en compagnie des vieux croutons d’Artos, de Darttoder et de Forsae ? Tu te mets le doigt dans l’œil, ma grande. Même Adma est partie. »

Sur ces mots, il traîna le tonneau le long de la jetée. Dannie le héla juste avant qu’il ait disparu.

« Je sais que tu me caches quelque chose !

— Pas pour longtemps, Dada ! Tu comprendras bientôt, c’est promis ! »

Il disparut dans les docks, la laissant seule avec sa fumée et sa moue. Elle songea à ses cheveux auburn, à ses petits poils sur son torse, à la blancheur de sa peau. Elle songea à les voir fondre, se consumer, brûler. Cela arriverait un jour. Elle le savait ; il le savait.

Quand Dannie pénétra dans le hall, elle recouvra la chaleur rassurante de sa demeure. Engoncée dans un châle de soie vaporeuse, elle franchit le portail de cerisiers, au pied des escaliers à colimaçon principaux et accéda à l’étage, ouvert sur le vestibule.

Un fauteuil poussiéreux trônait au milieu de la passerelle. Sur ses accoudoirs, un cadavre encore plus morbide croulait. Dannie salua son époux d’un baiser sur le front. Un grognement austère la remercia.

« Que fabriques-tu ici ? Qui t’a déposé là ? » Un nouveau grognement. Les petits yeux jaunes roulaient dans leurs orbites. « Jael va m’entendre. »

Moriscio ne bougeait plus. Il n’avait pas bougé depuis deux ans, lorsqu’il avait contracté la langourdie. Sa bouche de travers dévoilait deux incisives jaunâtres et figées là pour l’éternité. Dannie essuya le filet de bave qui s’évadait de ses lèvres humides et vint se ranger derrière le fauteuil.

Une fresque immense habillait le mur en face. Un intrus l’avait peinte récemment, après avoir pénétré sans accord ni permission dans la demeure Weugrey. Jael avait exigé qu’on le châtie, cet artiste voleur, ce brigand talentueux. Dannie s’y était opposée. Elle n’avait jamais vu pareille fresque. Punir le génie qui en était l’architecte ; voilà un comportement indigne de son statut de plus riche mécène du Quartier des Arts de Ciudacarmina. La sanction aurait été le choix d’un censeur, pas d’un visionnaire. Or, visionnaire, elle se targuait de l’être.

Haute de huit mètres et deux fois plus large, fresque représentait un incendie. Des flammes plus vraies que nature dévoraient un manoir vétuste, aux cheminées trop larges et à la toiture émiettée. Partout autour de la maison flamboyante, des êtres désemparés se tenaient le visage, hurlaient, fuyaient. Et derrière ce raffut, se dressait une ombre. Un serpent noir. Il dévoilait ses crochets et sa langue tordue. Il sifflait au-dessus de cet enfer rampant dont il était, songeait Dannie, l’origine.

« Magnifique, n’est-ce pas ? »

Son époux râla. Un râle inhumain mais guère surprenant car, humain, il ne l’était plus depuis longtemps. Dannie s’en était assurée. D’un geste froid et sans même détacher son regard de la fresque, elle balaya les pellicules blanches de l’épaule du vieillard. Elles étaient plus grosses, plus rêches, plus rouges chaque jour. Qui sait ce qu’il perdrait bientôt. Un nez, une oreille, un œil…

Une vie ? Dannie poussa le dossier du fauteuil. Les roues crissèrent en s’activant. Il l’avait déjà perdue.

Elle le conduisit au fond du corridor le plus reculé du manoir ; dans une impasse qu’aucun candélabre n’osait éclairer. Des contours discrets dans le bois du plafond trahissaient une trappe dérobée. Dannie s’empara d’un bâton posé contre le mur et tapa le carré au-dessus. Trois coups suffirent à déployer la trappe avec une déchirure sèche. Une poulie de fer s’effondra sur le tapis à frange de Markanthen. Dannie la vissa dans un maigre interstice, creusé au sommet du dossier de la chaise de son époux. Puis, elle ôta la ceinture de cuir qui lui enserrait la taille, l’utilisa pour figer les bras de Moriscio et commença à tirer sur la poulie.

Le fer rouillé grinça, tandis que le corps brinqueballant et malade se hissait en tanguant, en frappant contre les murs, en bavant. Les yeux jaunes regardaient autour, perdus, suppliants. Dannie les ignora. La besogne terminée, elle se saisit du bâton et referma la trappe.

« Et restes-y, vieil homme. 

— Dada ? »

Dannie sursauta. La perche lui glissa des mains et heurta le mur dans un claquement rauque. La voix du peintre, douce et aigüe s’était élevée dans la pénombre du couloir.

« Eyden ? s’enquit-elle en balayant son front maculé de gouttes de sueur d’un revers de la main. Que fais-tu là ? »

Son cœur tambourinait encore dans sa poitrine, lorsqu’elle s’avança dans les ténèbres. Elle le trouva à l’entrée de l’aile principale, sous une tête de zèbre empaillée. Ses cheveux noirs tout ébouriffés, il grattait ses grands yeux verts et cernés avec une moue boudeuse. La cire de la bougie qu’il tenait avait coulé sur ses doigts sans le gêner outre mesure et il serrait contre lui une peluche rafistolée. Un tigre sans rayure, borgne et privé de queue.

« Mon grand, murmura Dannie en s’agenouillant face à lui. Tu ne dois pas t’aventurer ici, je te l’ai déjà dit. Tu ne dois pas franchir les portes rouges.

— Je sais Dada », bougonna-t-il. Il bascula sur ses talons, d’avant en arrière, comme chaque fois qu’il se sentait coupable. Il était petit pour son âge ; ou plutôt pour l’âge que les médecins avaient estimé : huit ans. Dannie n’avait jamais eu aucune certitude à son sujet, seulement des estimations, des peut-être, des il se pourrait. Rien qui ne la satisfait jamais.

Elle lui caressa ses joues, olivâtres et dodues. Elle l’avait bien remplumé depuis leur rencontre dans son hall, deux ans plus tôt. Il avait un pinceau alors. Il peignait la fresque ; une fresque quatre fois plus haute que lui…

« Ce n’est pas grave, le rassura-t-elle. Fais attention avec cela, tu vas te brûler. » Elle lui prit la bougie des mains et l’éloigna avec précaution du petit. Eyden la regarda faire, en silence, en frottant son poignet contre son œil, en redoublant d’intensité. « Ça te démange ? » Il hocha la tête, une risette de gamin sur les lèvres. « Montre-moi. »

Des lisérés rouges striaient le contour de ses prunelles vertes.

« Ça brûle !

— Reste tranquille. Que s’est-il passé ?

— J’ai fait un rêve. Un grand serpent m’a craché dessus.

— Un grand serpent ? »

Il hocha la tête et bascula de plus belle sur ses talons.

« Oui. Il était grand comme une ferme.

— Comme une ferme ? Cela n’existe pas, les serpents aussi grands.

— Si. Jael m’a dit qu’il y en avait dans la mer au nord.

— Il était dans la mer ton serpent ? » demanda Dannie avec un sourire.

Elle toucherait deux mots à Hérad. Hors de question qu’il empoisonne l’esprit d’Eyden comme il lui empoisonnait le sien, depuis quelques mois déjà.

« Non, il était comme ça. »

Eyden s’empara de sa peluche et fouilla dans sa poche ventrale, d’où il tira une feuille jaunie roulée en boule. Sous l’œil attentif de Dannie, il la déplia et la lui tendit.

« C’est ce serpent qui t’a attaqué ? 

— Oui. Mais je suis parti en courant. »

Eyden avait représenté chaque écaille noire et les avait toutes fait miroiter au soleil. Ce n’était pas un dessin d’enfant. Ce n’était pas non plus un dessin d’adulte.

Dannie croyait voir une photographie. Elle crut tenir entre ses mains un véritable reptile, avec ses anneaux, ses crochets découverts et cette langue crochue. Une telle œuvre nécessitait des heures, des jours peut être même, et encore… seulement pour un artiste doué, entraîné et talentueux, à l’origine. Eyden avait un don. Un vrai don. Découvrir sa source, voilà ce qu’elle entendait accomplir. Le rituel de Jael attendrait.

« Tu sais, Eyden… Les rêves, ce n’est pas la réalité. Tu ne peux pas être blessé dans un rêve. Tu as simplement eu peur. C’est tout. Ne t’inquiète pas, la douleur va passer. Arrête de gratter, tu vas finir par te faire réellement mal, petit bonhomme. »

Elle écarta les bras pour le serrer contre sa poitrine. Son petit cœur battit contre le sien.

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