23. Stefan

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« Cette femme est cinglée. »

Les colibris butinaient d’immenses fleurs odorantes pendant que Joanha mâchait rageusement ses baies de raisin. Stefan leva les yeux de son rapport sur Lucien Manther, l’un des prétendants au trône impérial. Attablé autour d’un buffet bien garni, il petit-déjeunait dans le cloitre de la tour de Pereterra en compagnie d’Edrian, de sa sœur et de sa mère. Si Théa, l’esprit encore embrumé par son réveil tardif, se contentait de bâiller en grignotant un sablé, Joanha, elle, calomniait sa demi-sœur depuis le levée, sans même s’occuper de la présence du fils de cette dernière à table.

« Où a-t-elle trouvé cette idée ? Un mariage ? Avec Capra Chimera ? Avec la fille aînée de l’ennemi numéro un de l’Empire ?

— Techniquement, rectifia Stefan en caressant machinalement Groucha qui somnolait à ses pieds, Quantyr Kaedredin est l’ennemi numéro de l’Empire, par le roi Teodyr.

— Kaedredin est un bouc émissaire. Ce sont les deux faces d’une même pièce. »

Convaincu que sa mère dépassait les bornes, Stefan n’avait que faire de ses injures. Le deuil de sa vie de célibat, il l’avait déjà fait, la veille. Aussi, préférait-il éplucher les profils de ses concurrents directs. Gabrien Harda était un corsaire influent, Octavia Niuë une femme - dommage pour elle - et Edgar Volher, un ancien ministre et ornithologue de passion. Seul ce Lucien Manther semblait empêtré dans une sordide affaire qu’il pouvait exploiter, en l’occurrence une histoire d’héritage.

Il est aisé de le faire couler, lui, songea Stefan. Un fond de cyanure dans le verre de son aîné et c’est un procès qui s’annonce !

Stefan reporta l’information dans le dossier, un rictus aux lèvres. Joanha, quant à elle, n’avait pas dit son dernier mot.

« Et elle dit que c’est mon idée ? poursuivit Joanha en se beurrant une tartine de pain grillé. Ha ! Cette vipère sans gêne. Elle n’est même pas fichue de garder Ciudacarmina en état. Je ne t’ai pas dit ? La nouvelle des femmes décédées dont je t’ai parlé s’est ébruitée. Des groupuscules religieux y voient un message de la Déesse exprimant son mécontentement. D’autres y voient l’œuvre de sorcières. Toujours est-il qu’ils ont pris d’assaut un entrepôt, n’entendent pas en rester là et que pendant ce temps, ta tante se gausse avec des aristocrates et se rend à des beuveries.

— Que voulez-vous qu’elle fasse ? Tirer dans le tas ?

— Je veux qu’elle fasse quelque-chose.

— Quand Roymar était duc, il n’était pas bien plus proactif, si j’ose dire. Au moins ma tante s’acharne à servir son Empire avec ce bal qu’elle organise et ce mariage qu’elle défend.

— Il n’y a pas de mariage ! Jamais ton père ne serait complice d’une telle… boutade !

— Alors comment justifiez-vous, ceci ? » Stefan tira une lettre cachetée et la poussa vers l’extrémité de la table. Dans un tourbillon de dentelle immaculée, Joanha se tordit pour la ramasser. « Une missive signée par le roi Teodyr et par Père.

— Pourquoi ne m’aurait-il rien dit ? protesta Joanha en pliant rageusement la missive.

— À voir votre réaction, je comprends leurs cachoteries. Vous avez de sérieux problèmes avec votre belle-sœur, Mère. Cela cache quelque chose. » Les joues de l’impératrice s’empourprèrent. « Avec du recul, moi, je trouve la proposition alléchante. »

Les lèvres pincées, Stefan déposa sa plume de paon, rassembla ses papiers dans un petit tas et se tourna vers sa mère.

« Meredys n’a rien exigé de moi, la rassura Stefan, pas plus qu’elle ne m’a balancé un plan nébuleux. Elle m’a livré un projet crédible et réfléchi… porté par les deux camps. Une telle occasion ne se présente qu’une fois par siècle. Il me faut la saisir.

— Une occasion pour quoi ? Pour te vendre à l’ennemi ? Pour devenir la créature de ta tante et de ton père ?

— Une occasion pour faire de moi l’Empereur ! »

Joanha soupira. Machinalement, elle se tripotait les doigts. Stefan ne cillait plus. Peu lui importaient les sévices de Lucien Manther à présent. Il ne comprenait plus sa mère. Épouser n’était rien d’autre qu’un verbe à ses yeux. Un verbe suffisamment puissant pour le conduire au sommet mais un verbe dont il pourrait se délester selon son bon vouloir. Mariage ne signifiait pas fidélité. Voilà plus de six ans qu’il entretenait une relation secrète avec Edrian sans que nul, excepté sa mère et sa sœur, ne le sache. Ce n’était pas la présence d’une épouse qui allait l’enchainer à un quelconque devoir de mari. Il se moquait de tout cela : seuls importait l’union et ce qu’elle lui apporterait. Le pouvoir.

« Tu es prêt à t’enchaîner à un contrat éternel pour un titre ? » demanda Joanha, une pointe de déception dans la voix.

Stefan plongea son regard dans le sien.

« Les Pereterra règnent sur l’Empire depuis cent ans. Je n’ai pas envie d’entre dans l’Histoire en devenant le premier de ma lignée à échouer. »

Edrian et Théa les dévisageaient tels deux gladiateurs en plein combat.

« Moira Chimera aussi avait de grands rêves, Stefan. Maintenant, elle n’est plus qu’une prisonnière politique. » Joanha se leva. « Tu es encore libre de tes choix. Ne te jette pas dans une vie dont tu ne veux rien, ne te lie pas à un mariage politique pour un pouvoir que tu n’es pas sûr d’avoir… ou de vouloir. »

Quand Joanha eut disparu, Théa éclata de rire.

« Eh bien ! La pression, grand frère, la pression.

— Ferme-la », grinça-t-il avec un sourire.

Edrian ne s’amusait pas. Ses doigts malaxaient une baie de raisin machinalement.

« À la raison, tu sais, ta mère à propos de la mienne.

— Et pourquoi cela ? s’enquit Stefan en piquant un morceau de lard refroidi.

— Si tu veux je peux te montrer. » Edrian éclata la baie entre ses doigts. « Mais il faudra d’abord t’habiller chaudement. »

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