22. Seth

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« Étranglée. »

Penché au-dessus du cadavre dénudé de Vimily, Ray la détaillait à travers son monocle sous la surveillance attentive de Seth, adossé contre un brancard. Un coffret de pinces, de scalpels et de bistouris trônait sur un établi de ferraille. Aux pieds du meuble, un amas informe de serpents sifflait dans une bassine rouillée. Ray disait qu’il les nourrissait des plus petites dépouilles. Seth se demandait ce qu’il entendait par là : jeune ou petit ? Enfant ou nain ?

« Tu vois là, dans ses yeux, constata le légiste en approchant son visage de la dépouille, on voit plein de petites taches rouges et là, sur son cou, l’os hyoïde a été fracturé. Vues les marques, je dirais que c’est une corde qui a fait ça.

— Pendaison ?

— Meurtre. Elle a tenté de se défendre. Lèvres bleues et enflées, elle s’est mordu la langue et son corps est couvert d’œdèmes plus ou moins gros mais tous récents. Ça se voit à la couleur. »

Seth croisa les bras. Ray avait éventré la jeune femme et une odeur abjecte s’était répandue dans la morgue. Si Ray n’avait pas cillé, Seth, lui, avait enfoui son nez dans un mouchoir en tissu.

« C’est tout ? » demanda le Paria au légiste.

Le vieil homme tourna vers lui un bec de lièvre résigné.

« Non mais le reste n’a rien à voir avec la mort de ton amie. » Seth lui intima d’élaborer d’un geste de la main. Ray soupira en se voutant. « Elle a des traces de brulure au niveau de la cuisse. Tisonnier, je dirais. La forme y ressemble. Elles sont anciennes, je dirais un an, un an et demi : elles ont bien cicatrisé en tout cas. À ses poignets, tu peux voir des marques fines pas profondes pour un sou. S’il s’agissait de liens, elle aurait pu s’en défaire d’un simple geste » Il mima inconsciemment ledit geste avant de continuer à pointer les imperfections du bout de son scalpel. « Son dos est strié de griffures, là ici dans le cou, tu peux voir des traces de dents et… hm. Comment dire ? Quand j’ai jeté un œil à sa… son… » Il s’éclaircit la gorge, incapable manifestement de trouver le bon mot. « J’y ai trouvé des tâches pas jolies à regarder. La forme était bizarre aussi. »

Ray se redressa et se torcha la main avec une serviette imbibée de sang séchée et d’alcool.

« Voilà ce que je peux te dire, Seth. Tu me l’amènes trop tard, ta gamine. Son ventre est déjà bien gonflé, elle a déjà commencé à se décomposer. Quand tu renifles, tu peux sentir un mélange de parpiin, d’éthanol et d’Éveillée. Quelqu’un a tenté de ralentir la dégradation des tissus en donnant à bouffer des onguents à son cadavre. Mais ça va pas marcher longtemps. Enfin… »

Seth jouait avec un étrange outil d’embaumement, une sorte de lame recourbée plus rouillée encore que le légiste lui-même.

« Je sais que tu souhaites dire quelque-chose que tu ne devrais pas dire, Ray, grinça-t-il en décrivant des cercles avec le bistouri. Je t’écoute. »

Le vieillard hésita un temps.

« Tu sais comment elle s’appelle cette petite ?

— Non », mentit Seth.

Ray s’épongea le front avec son torchon.

« Quand tu me l’as amenée, j’ai cru que c’était Ariane. C’est pas la première fois que j’ai cette impression-là. C’est même de plus en plus fréquent » Seth se figea, la lame recourbée dans la main. « Cheveux auburn, robe saumon déchirée, lentilles vertes. Toutes les femmes d’Ophis veulent lui ressembler, tous les hommes veulent la baiser. Se déguiser en ta sœur est devenu une mode dont certains ont su tirer profit.

— Viens en aux faits.

— Ta gamine est une pute, payée par des merdeux qui rêvent de forniquer avec Ariane. Il y a un homme qui a fait de ça sa marque de fabrique. Le Chien Galleux qu’on l’appelle, de son vrai nom Haro Peqtor, cousin de ce crétin de Cesyr. Le propriétaire de la Nuisette Déchirée. Chaque soir il organise des beuveries où une nouvelle Ariane de contrefaçon est reine de danser devant un public en chien et de se faire trouer par le plus offrant. »

Seth frappait fébrilement la lame de l’ustensile rouillé contre le brancard. Cette ville était tombée si bas.

« Julian laisse passer cela ?

— Il l’encourage, même, s’exclama Ray. Comme ça personne ne tente de s’en prendre à la vraie et… il touche une partie des bénéfices de Peqtor. Qui plus est, le Chien Galleux sait garder les secrets. »

Seth fronça les sourcils. La lame frappait le brancard fort, fort, fort. Ariane était sienne.

« Les secrets ? Tu veux dire que mon père ne rechigne pas à tringler des putains qui ressemblent à sa fille ? »

Ray éclata de rire mais se calma aussitôt quand il aperçut le manège névrosé de Seth.

« Non, non, pas du tout mais…

— Inutile de la fermer maintenant, vieillard. Tu en as déjà trop dit. »

Ray soupira.

« Une fille au service de ta sœur travaillait là-bas comme danseuse, de nuit. Pour l’argent sans doute. C’est un soldat de ton père qui est allé lui répéter. Une catin au service de sa fille, ton père n’a pas apprécié, pas du tout même.

— Tu sais de qui il s’agit ?

— Le soldat ?

— La fille.

— Non. Tu sais, moi à part ta sœur, ton père et toi je vois pas grand monde de l’Hôtel. Tout ce que je sais c’est que ton père n’l’a pas renvoyée pour ne pas attirer l’attention. Il a dû lui passer un savon, la menacer, tout ce que tu veux. C’était il y a quoi, six mois peut-être. Plus personne en a reparlé depuis. »

Seth jeta un coup d’œil au corps étendu dans la morgue. Vimily, songea-t-il, dans quelle merde t’es-tu fourrée ?

« Comment sais-tu tout cela ? demanda-t-il au légiste.

— C’est moi qui me suis occupé des corps du bavard, répondit-il penaud en jetant son monocle sur la table, à côté du corps sans vie de la servante. Enfin bavard. Il l’était beaucoup moins, la langue arrachée et les couilles au fond de la gorge. »

Seth sourit tandis qu’il sentait une idée germer dans son esprit. Une idée excitante.

« Et où est-elle cette Nuisette Déchirée ? »

La maison close se dressait Quartier des Fleurs de Vase, au nord-est de la ville. Paré d’une chemise de fortune et d’un masque pour cacher son identité, Seth se pressa dans les rues bondées accueillant toute sorte de musiques déplaisantes et de spécimens nocturnes : femmes en tenue de plumes de paon, jongleurs, cracheurs de feu, hommes au pagne et aux visages masqués et vagabonds perchés sur des chevaux rayés. Les néons crépitants annonçaient les devantures de bordels aux noms exotiques tout en évitant à Seth de buter sur l’un des pavés irréguliers de la route qui menait au perron de la Nuisette Déchirée. Le portrait d’Ariane souriait sur la façade rosâtre de l’établissement.

Ça ne lui ressemble pas, songea Seth. Ma sœur n’avait pas ses formes et elle ne se cambrait certainement pas comme cela.

Seth sentait son sang lui monter à la tête tandis qu’il se joignait à l’interminable file d’attente entortillée au pied des escaliers de bois clair.

Tous ces gens rêvent de la baiser.

Ils étaient laids, vieux, sales, poilus, aux mentons doubles voire triples, dans des pourpoints trop criards, trop moulants.

Ils la violeraient avec plaisir si l’occasion se présentait.

Il y en avait des plus jeunes, des élégants aussi. Des femmes, pas forcément jolies ou parfois un peu.

Et son cadavre, qu’en feraient-ils ? Ils forniqueraient avec, gaiement, sans le moindre regret.

Seth tira une cigarette du doublon de sa veste. Les minutes passaient, la file n’avançait pas. Les grognements alentours lui retournaient l’estomac.

Ce sont les cris qu’ils pousseront quand ils seront en elle.

Seth porta la cigarette à sa bouche, craqua une allumette. La première bouffée envahit son esprit.

Mais dans leur médiocrité, ils n’essaieront même pas. Ils se contenteront d’une fausse, d’une contrefaçon fantoche. Pathétiques et détestables petites créatures poltronnes.

Droit devant, au sommet des marches, un filet de lumière. Seth ignora les us de bienséance et se jeta en avant, dépassant dans son sillage des habitués beuglards. Des mains et des « Hé », « Chacun son tour », « Pauvre merde », « Arrête-toi tout de suite » tentèrent de l’arrêter mais il les ignora. Arrivé face au portier, Seth tapota la broche d’émeraude. Le visage du petit homme se décomposa.

« Monsieur, je… »

Seth n’attendait pas de réponse. Il se glissa dans son dos et pénétra dans la Nuisette Déchirée. Si la musique des guitares stridentes importées de l’Est lui parut insupportable, la moiteur et la promiscuité étaient pourtant bien pires. Des hommes et des femmes, nus, habillés, écharpés de serpents ou de châles, criaient, dansaient, se collaient, s’exclamaient. Les néons clignotaient sans s’accorder au rythme de la mélodie, affreuse mélodie. Seth ferma les yeux. Les couleurs étaient imprégnées sur sa rétine. La musique ne devint qu’un acouphène, un son odieux qui lui scia la tête. Et l’odeur… de la sueur, du parpiin fumé, du sang séché et du foutre, partout.

Seth poussa les corps sans tête qui l’entouraient, il se frayait un chemin entre les fessiers et les danses et les bras serpentant dans les airs. La pièce semblait ne jamais finir. La semelle de ses bottes collait au sol trempé de rhum. Les murs, suffoqua-t-il. Je dois atteindre les murs.

Il remarqua soudain, entre les bustes d’un odieux couple s’enlaçant, l’estrade au centre. La cible de tous les regards. Un homme hurlait, la foule hurlait en retour. Seth s’approcha, aussi curieux qu’indisposé. Derrière le crieur se dressaient les deux immenses battants de bois couronnés de roses pourpres. Les préférées d’Ariane, songea le Paria en serrant le poing. Des gardes armés de fusils flanquaient les portes.

« Vous l’attendiez, vous la désirez, repris l’homme sur la scène, je ne vous la cache pas plus longtemps. Ariane ! »

L’euphorie résonna, couvrant la musique pourtant assourdissante. Les battants coulissèrent et de l’embrassure de la porte, émergea une femme. Seth sentit son cœur s’écrouler dans son ventre. Une goutte de sueur perla sur sa tempe, il serra la mâchoire, les yeux écarquillés, affamés.

La foule se tut. Les musiciens avaient troqué leurs atroces guitares pour un oud, des percussions et une flûte envoutante.

Ariane s’avança en dansant, parée d’une robe de soie saumon enflammée. Le tissu virevoltait, se consumait, fumait à chacun de ses mouvements. Son opulente chevelure d’auburn nouée dansait avec elle, tombait dans sa ronde, tournait à ses côtés. Seth la suivait du regard, sans songe ni pensée, en transe. Une larme roula sur sa joue sans qu’il ne l’eût sentie arriver. Sa sœur se mouvait devant lui, dénudée par les flammes. Vivante, sans pour autant être elle. Voir l’inconnu danser lui rappelait sa jumelle, lui rappelait leur complicité, leurs mots échangés, combien elle lui manquait.

La fausse Ariane dénoua ses cheveux. Ils cascadèrent sur ses épaules nues. Les flammes avaient dévoré sa robe mais elle se tenait là, intacte, luisante. Sur ses lèvres rouges, un sourire aux dents du bonheur. À son cou, une chaîne d’argent. Le médaillon, rond et simple, rappelait celui qui sommeillait en ce moment-même sur le torse de Seth. La musique rythma ses pas tandis qu’elle s’avançait vers le bord de la scène. Des mèches auburn voilaient sa forte poitrine.

Ariane n’en a jamais eu des comme ça, songea Seth en fixant la danseuse. Et elle n’a jamais eu les yeux aussi sauvages.

Elle le regardait aussi, de ses prunelles vertes, trop vertes pour être réelles, se mordillant la lèvre. Seth l’imita. Un sourire élongea ses lèvres fines.

Le crieur parvint de nouveau sur l’estrade et avec lui les guitares stridentes. Suant à grosses gouttes, il haleta un moment pour reprendre son souffle.

« Qu’avez-vous à offrir pour Ariane Venator ? » s’exclama-t-il.

Ariane dévisageait Seth et Seth la dévisageait. Une œillade sans fin.

« Mille ! beugla quelqu’un dans la foule.

— Déjà ? s’étonna le crieur.

— Deux mille !

— Trois ! »

Et les enchères grimpèrent, grimpèrent… Les chiffres mirobolants ne cessèrent de gonfler et gonfler, encore et encore jusqu’à une pause, plus longue que les précédentes.

« Un, deux…, commença le crieur.

— Vingt-deux mille ! avança quelqu’un.

— Vingt-deux mille ! »

Et le ballet repris, inlassablement. Mais pendant que les petits egos crasseux chahutaient, Seth la regardait et elle le regardait.

Lentement, le Paria porta la main à sa poitrine et éleva la voix.

« Ça ! »

Il brandit la broche d’émeraude bien haut, à la vue de tous. L’assemblée s’était tue, les guitares aussi. Une lueur de défi luisait dans les prunelles vertes. Les néons clignèrent, le crieur pouffa.

« Eh bien, je crois que nous avons un vainqueur. »

Le silence s’appesantit encore quand Ariane tendit une main à Seth pour l’inviter à la rejoindre. Il la prit et gravit l’estrade à ses côtés. Tous deux avancèrent vers les battants bordés de fleur tandis que l’odieuse musique et les clameurs retrouvaient peu à peu leurs coffres.

Ils traversèrent en silence le couloir des loges, une antichambre peu éclairée et un cloître tapissé de passiflores. Ariane empestait les cendres et la rose. Du coin de l’œil, Seth remarqua les brulures sur son bras, discrètes certes, mais croutées de noir. La peau de la danseuse luisait à la lueur combinée des lointaines lune et tour de Jade.

Des onguents ignifugés de l’Est, songea Seth. Peu efficaces lors d’une exposition durable.

Il frôla le bras d’Ariane mais elle se déroba aussitôt. La danseuse n’avait pas souri depuis son numéro. Elle regardait droit devant elle, bras croisés, grelotante, nue.

Elle l’invita finalement à pousser une porte en bois de cyprès. Son visage ne trahissait aucune émotion. Avant d’entrer, Seth s’arrêta devant elle.

La même taille que ma sœur, songea-t-il. Mais plus jeune. Elle doit avoir vingt-trois, vingt-quatre ans. Du khôl et du fard suffiront à lui en donner vingt-neuf.

Elle évitait son regard, tremblant comme une feuille. De peur ou de froid ? Il l’ignorait mais cela de l’empêcha pas de porter sa main au cou de la jeune femme. Elle sursauta. De l’index, il lui intima de se taire et, du même doigt, il caressa le médaillon d’argent.

« Ce n’est pas du vrai, si ? interrogea-t-il sur un ton détaché.

— Si », riposta-t-elle.

Sa voix était douce, le timbre similaire à celui d’Ariane quoique moins assuré. Elle ne semblait pas venir de la danseuse sulfureuse qui se cambrait une dizaine de minutes plus tôt.

Seth se détourna sans un mot et pénétra dans la loggia. Un balcon ouvert donnait sur une cour intérieure miteuse où s’amassaient arbres morts et déchets. Au centre du cloitre, se dressait un mirador en terre cuite, à peine trop haut pour que Seth ne puisse distinguer son sommet. Le Chien Galleux a des yeux partout, songea-t-il. Repérer les riches prêts à dépenser des coffres d’or entiers pour une nuit avec une contrefaçon et les faire chanter avec des photographies volées. Pourquoi pas…

La danseuse ferma la porte dans son dos. Outre la lumière extérieure, la pièce baignait dans l’obscurité. Les yeux rivés sur le mirador, Seth entendit Ariane frotter un drap, fouiller dans un tiroir, disperser des onguents et s’installer. Elle réajusta ce qui semblait être un coussin, écarta ce qui devait être ses jambes et, sans n’être parée de rien d’autre que le grincement des criquets, patienta.

Seth commença à se déshabiller. D’abord il ôta la broche qu’il posa sur un guéridon puis déboutonna sa chemise avant de tirer sur les jambes de son pantalon. Pour une fois, la nuit était fraîche, il en sentit la brise caresser son torse. Sans jamais détourner son regard du sommet de la tour, le Paria tourna machinalement la chevalière d’améthyste à son annulaire et glissa sa main entre ses cuisses, prêt à se caresser. Ils devaient croire qu’il était l’un des leurs, qu’il jouait selon leurs règles. Les vieux souvenirs lui revinrent en tête et avec eux un gémissement. Derrière lui, il surprit le plissement d’un drap. Elle se lassait…

Avec une profonde inspiration, Seth tripota la chaîne qui tombait sur sa poitrine.

« Pardonne-moi, ma sœur, car je vais fauter. »

Il se saisit de la broche, la roula entre ses doigts et, sur ce, se détourna. Il n’avait pas ôté son masque.

Comme il l’avait escompté, elle était appuyée contre la tête de lit. Ses boucles auburn tourbillonnaient sur sa poitrine nue. Posé sur un guéridon, un pistolet l’attendait à portée de main.

« Précaution, expliqua-t-elle en notant l’intérêt de Seth. Depuis peu.»

La jeune femme s’alluma une cigarette. Seth, lui, la regardait faire, pensif, avant de s’asseoir sur le lit. La couverture rugueuse lui gratta la peau. Il approcha sa main du visage de la catin.

« Ton nom ? susurra-t-il en lui caressant les lèvres. Ne me réponds pas Ariane.

— Tu ne veux pas continuer l’immersion ?

— Tu l’as déjà brisée. Ariane ne fumait pas. Elle ne fumait pas et ne se cambrait pas comme une putain. »

La prostituée gloussa.

« J’ai donc affaire à un expert. D’ordinaire les hommes ne se préoccupent que de l’apparence. » Un frisson le parcourut. Son visage, son nez, ses pommettes. C’est son portrait craché. « Bon, eh bien, pour toi je n’aurai pas de nom ! » s’exclama-t-elle.

Et sur ce, elle baissa la tête et arracha un glapissement à Seth. Il se concentra sur le mur des minutes durant. Il canalisait chaque soupir, chaque once de plaisir pour n’oublier ni son plan ni la raison de sa venue. Ses dents marquaient ses lèvres, des gouttes de sueur dégringolait son dos. Quand il sentit qu’il ne pouvait plus se retenir, il agrippa les boucles auburn de la prostituée et la repoussa en arrière. Elle leva les yeux, sourcils froncés et une sorte de moue sur le visage.

« Assez… », soupira Seth en roulant hors du lit.

Il alla quérir son pantalon et l’enfila aussitôt.

« Une pipe incomplète c’est cher payé pour une broche Venator, railla la jeune femme en se glissant sous un châle de soie vaporeuse. Hommes et femmes tueraient pour en avoir une.

— Hommes et femmes ont tué pour avoir cette broche.

— Tu as tué qui, toi ? »

Seth fouilla dans les poches de son pantalon pour dénicher un paquet de cigarettes et s’en allumer une. La catin l’imita.

« Personne, grogna le Paria. Je l’ai volée.

— Volée ? À qui ? »

La curiosité dévorait les prunelles d’émeraude de la jeune femme. Des lentilles, probablement, mais il fallait bien connaître Ariane pour le remarquer.

« À un gueux qui l’aurait perdue quoiqu’il arrive.

— Je connais un gars qui en avait volé une. Il s’était jeté sur un vieux marchand, l’avait saisi par le col et jeté en arrière. Le vieillard est atterri dans une flaque d’eau stagnante. Quant au voleur… on l’a retrouvé mort le lendemain. Trois balles dans le dos. » Elle souffla un cercle de fumée. « Les gens n’osent pas les dérober. Elles sont maudites, on dit. Si on m’avait demandé mon avis, j’aurais refusé ton paiement. Les choses maudites, très peu pour moi.

— Je peux te payer avec autre chose si tu préfères. »

La danseuse éclata de rire, découvrant ses dents du bonheur. Le Chien Galleux n’hésitait pas à mettre les moyens pour de la chirurgie dentaire.

« Je t’en prie, trésor, contrattaqua la jeune femme, ne te comporte pas comme les autres crasseux qui pensent pouvoir me payer en coups de rein et en chaude-pisse. J’aime mon travail mais je ne le ferai pas gratuitement.

— J’avais autre chose en tête, à vrai dire, une proposition.

— De quel genre ? »

Sa voix feignait d’une indifférence que ses iris ne parvenaient à démentir. Seth s’assit sur le lit.

« Quitter ce cloaque et travailler pour moi. »

De nouveaux éclats de rire envahirent la pièce.

« Je ne bosse pas pour n’importe qui. Le Chien Galleux est un con mais c’est un bon payeur…

— Qui étrangle tes comparses sous prétexte qu’elle mène une double-vie. »

La jeune femme se raidit aussitôt. Seth ne lui laissa pas le temps de dire quelque chose et ôta son masque.

« Le frère d’une femme que toi et tes amies avez bafoué depuis trop longtemps. »

Elle bondit bras tendu vers le pistolet mais Seth fut plus vif. D’un bras solide, il la retint en arrière et envoya son pied contre le guéridon qui chavira aussitôt. L’arme glissa par terre et il n’eut qu’à tendre les orteils pour l’atteindre et s’en saisir. La danseuse cessa de se débattre quand il pressa le canon du pistolet contre sa tempe.

« Je savais que l’un d’entre vous viendrait, je savais, bafouilla la jeune femme. J’aurais dû m’en douter en voyant la broche…

— Comment t’appelles-tu ? » rugit Seth en resserrant son étreinte. Constatant qu’elle ne souhaitait lui répondre, il s’acharna de plus belle et lui décrocha un piaillement de colère.

« Lys, gémit-elle. Je… Je m’appelle Lys.

— Bien. Tu vas m’écouter attentivement, maintenant, Lys. » Seth tira ses cheveux pour retenir sa tête en arrière. Peau contre peau, souffle contre souffle, ils étaient entortillés là, sur le lit. « Je vais te relâcher et tu vas te calmer et répondre à toutes mes questions.

— J’ai rien à te… »

Seth baissa le pistolet et le glissa entre les mains de la prostituée. Elle parut désarçonnée l’espace d’un instant mais se ressaisit rapidement. Elle bondit sur ses pieds, pointa le canon sur Seth et tira. Le coup de feu fut étouffé.

Le sourire triomphant de Lys se figea. Elle fixait le front de Seth en battant des cils. Le pistolet qu’elle tenait dans les mains s’effondra par terre avec un craquement sonore.

« C’est… Je… »

Une perle de sang ruisselait le long du visage du Paria. La balle lévitait entre ses deux yeux, son nez à peine planté dans sa peau. La marque de Seth luisait. D’un geste du doigt, il fit léviter la balle vers Lys. Le cylindre se rapprochait lentement de la jeune femme qui, haletante, s’écroula dans sa fuite.

« Comme je te l’ai dit, Lys, maugréa Seth, je ne te veux aucun mal. J’espère que c’est réciproque. »

Il tendit une main réconfortante en avant mais Lys se redressa d’elle-même. Elle ne parvenait à décrocher son regard de la balle de plomb qui flottait au-dessus de son nez.

« Tu vas me dire tout ce que tu sais sur la fille qu’on a retrouvé morte ici, Vimily. »

Lys déglutit. Appuyée contre le mur, elle parvint à balbutier une réponse.

« J’ai entendu qu’une fille parmi nous travaillait chez les Venator mais on ne savait pas laquelle avant que… avant que Vimily ne revienne couverte de bleus et terrifiée. On a tous compris mais le Chien Galleux nous a fait comprendre qu’il fallait qu’on la ferme. Et Vimily a écopé des pires clients jusqu’au jour où… où l’un d’eux a disjoncté.

— Mes parents paient bien pourquoi venir ici ?

— Ils… » Elle marqua un temps d’arrêt avant de se reprendre et d’afficher un regard mauvais. « Ils paient que dalle. Vimily voulait quitter l’Hôtel de Telvah. Elles étaient quatre au service de la Fine Fleur, quatre. Mais c’était la dernière. Les deux autres ont disparu. Une il y a huit ans, l’autre y a quatre ans, la dernière il y a six mois. Vimily s’est rendue compte que son tour allait venir. C’est là qu’elle a décidé qu’elle n’était plus en sécurité avec son…

— Avec son quoi ?

— Avec son… Son fils. » Elle s’était redressée et son châle tombait sur son épaule. « T’es content maintenant ? Tu vas pouvoir t’en prendre à un orphelin ? »

Seth souffla. Ces accusations d’infanticide le lassaient plus qu’elles ne lui soulevaient le cœur. Il s’y était habitué, malheureusement.

« Vimily n’est pas la première victime de mon père, elle ne sera pas la dernière. La prochaine pourrait être toi.

— Ça n’arrivera pas, grinça Lys en secouant la tête.

— Je suis d’accord, je vais t’accorder ma protection. »

Un sourire amer tordit les lèvres de la prostituée.

« Ta protection ?

— Et bien d’autres choses. En échange d’un tout petit service.

— Pourquoi voudrais-je quoi que ce soit de toi ? On dit que t’es le diable, Perihite en personne. »

L’expression lui extirpa un rictus.

« Mieux vaut pour toi que tu m’aies de ton côté, alors. Ma proposition est simple. Tu peux rester ici et tailler des pipes jusqu’à l’obsolescence avant de te faire remercier par le Chien Galleux, le Cobra Borgne ou qu’en sais-je. Ou alors tu peux me rejoindre, venger ta Vimily et devenir la femme la plus aimée de l’histoire d’Araphis. »

Lys fronça les sourcils.

« Qu’est-ce que tu me veux ?

— Je veux, Lys, que tu deviennes ma sœur, Ariane. »

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