21. Gaella

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Dans son rêve, Gaella tombait.

Elle avait gravi la tour de Jade et glissé. Ses mains tentaient de se refermer sur un rebord, une corde, une aide, en vain. Elle tombait comme une pierre, à toute vitesse. Les formes se confondaient autour d’elle. Rien ne se distinguait, rien sinon le froid et l’humiliation. Ses ailes avaient fondu. Son bras l’avait abandonnée. Elle était seule dans sa chute. Personne ne la rattrapait. Tous la regardaient s’effondrer. Le vent se gaussait. Le sommet de la tour de Jade lui sembla si loin…

Quand elle heurta le sol, Gaella ouvrit les yeux. Le jour était plein dans sa chambre. À travers la fenêtre, le soleil régnait déjà sur Ophis.

« Vous vous reposez avant le bal, ma douce ? »

Madame Vautour avait ouvert le baldaquin. Un plateau entre les mains, elle s’assit sur la taie verte du lit, un sourire béat sur ses lèvres de grenouille.

« Un jus d’ananas vous aiderait à ouvrir les yeux ? »

Gaella secoua sa tête enfouie dans l’oreiller. La vue de la bécasse avec son crâne chauve et son nez tordu lui coupait l’appétit. Ça et surtout cette sensation étrange dans son ventre. Elle avait la nausée. Elle voulait tout vomir.

« Un croissant alors ? »

Sans se détacher de la couette, Gaella leva sa jambe et heurta le plateau. Le verre de jus et les mignardises se déversèrent sur le sol dans un fracas assourdissant. Au bord du lit, Madame Vautour regarda tristement les mets gâtés. Une tâche jaunâtre s’élargit sur le tapis de laine. Gaella sentit la pression qui compressait la couette se relâcher ; Madame Vautour s’était levée. Elle l’entendit ramasser les couverts et rouler le tapis. La nausée était toujours là.

« Vous me rappelez votre sœur quand vous vous comportez ainsi. »

Les yeux de Gaella roulèrent dans leurs orbites.

« Je croyais qu’elle était parfaite.

— Mais elle, elle avait la décence de s’excuser. » Madame Vautour déposa sur la commode la seule assiette qui avait survécu à la chute, un plat d’argent où trônait une grenade. « Si je n’avais pas veillé sur votre père quand il était enfant, je vous aurais abandonnée il y a bien longtemps, Gaella. »

La jeune femme sursauta quand la porte claqua. Ses yeux se gorgèrent de larmes.

Les mots de son père, de sa mère et de sa gouvernante l’accompagnèrent toute l’après-midi. Gaella n’allait pas mieux mais elle ne voulait plus se lamenter seule. Elle voulait sentir la présence de son frère, de son vrai frère. Pas de Seth et de ses complots. Kaeleb saurait la réconforter dans les moments douloureux, il l’avait toujours fait.

Tandis qu’elle traversait le couloir au damier bicolore, la jeune femme sentit les bustes des ancêtres Estyr la suivre, l’épier, la jauger. Elle accéléra.

Gaella découvrit Kaeleb au plein cœur des jardins, du côté du mausolée d’Ariane. Elle aurait souhaité lui parler seul à seul mais pour son plus grand déplaisir, elle le trouva en compagnie de Maria-Luisa, de l’Arme Seconde Marielo Herdesh et d’une poignée de soldats parés de shakos.

« Il se passe quelque-chose ? », demanda-t-elle en s’avançant.

Dans son ample chemise blanche, Kaeleb secoua la tête. Sa barbe était rasée et ses longues boucles brunes tombaient sur ses épaules. Il avait meilleure mine, lui.

« La tombe de notre sœur a été violée.

— Il est grand temps qu’on scelle cette merde, grogna Herdesh.

— Tu parles de ma sœur, vieillard, tiens ta langue. »

Gaella ne comprenait pas. Quand Seth avait détruit le cadenas qui condamnait le mausolée, il l’avait remplacé par un autre. Personne ne l’avait remarqué, il y a trois jours. Pourquoi se réveillaient-ils maintenant ?

« Le corps a disparu ? demanda-t-elle.

— Il est toujours là, intervint Maria-Luisa.

— La Déesse soit bénie », souffla Kaeleb. Il avait hérité de la piété maternelle. Le saphir de l’Ordre de Berenessa luisait sur son torse, entre les boutons de sa chemise. « Tu voulais me voir, petite sœur ?

— Oh, minauda Gaella. Non, ne t’en fais-pas, grand frère. Je ne veux pas te déranger. Ce n’était pas important.

— Tu ne déranges pas tu sais. Je ne pense pas que les Armes Première et Seconde aient besoin d’un petit gars comme moi. »

Maria-Luisa sourit poliment, Herdesh ne prit même pas la peine de souffler du nez. Chauve et torve, le capitaine ressemblait vaguement à Julian, en plus grand et massif. Ses yeux étaient des morceaux de charbon incandescents, sa mâchoire un caisson de roc. Une médaille cabossée était piquée sur son veston vert. Héros du Soubresaut, lut Gaella. Pourtant, elle ne lui avait jamais trouvé l’air héroïque.

La jeune femme mena son frère à l’écart, derrière un hibiscus, non sans jeter des petits coups d’yeux furtifs dans leur dos.

« Quelque-chose ne va pas ? » l’interrogea son frère.

Le vent balayait les fleurs éclatantes et les feuilles vertes. Dans le ciel, l’orage s’annonçait.

« Père veut que je prenne sa suite », confessa-t-elle en se penchant sur un muret.

Kaeleb écarquilla les yeux. Un sourire ne tarda pas à illuminer son visage.

« C’est ce que tu as toujours voulu, non ?

— Ce devrait être toi, tu es son fils, tu es plus vieux.

— J’ai vingt-cinq ans, toujours pas d’épouse et aucun désir de diriger l’Araphis. Père le sait, Père le respecte et donc Père me laisse tranquille. Il ne te l’aurait pas proposé s’il te savait capable de supporter son fardeau.

— Peut-être. Si seulement il n’y avait que ça. » Gaella croisa les bras. Une première goutte tomba sur son épaule dénudée. « Je crois que je suis enceinte. »

Son frère tituba en arrière. Gaella avait espéré une réaction plus discrète.

« Oh. Comment…

— Je n’ai pas saigné depuis longtemps. Je me sens mal à longueur de temps, je me sens… différente. Et Mère me l’a dit. Elle a l’œil pour ces choses-là. »

Le malaise de Kaeleb était palpable. Il ne tentait pas de le cacher.

« Tu comptes le garder ? »

Gaella déglutit. Elle y avait réfléchi.

« Meredys Incarnat me rejettera si elle découvre que je suis enceinte.

— Donc tu le tueras. »

Son frère tripotait le saphir à son cou.

« Je crois, oui. » Elle n’aimait pas le terme tuer. Cette créature qui grandissait en elle, qui la rendait malade et bouleversait ses humeurs, n’était pas une chose que l’on pouvait tuer. « La Déesse est miséricordieuse.

— C’est le Darhgo, le père ? » Son frère avait parlé crument. Gaella hocha timidement la tête. « Cet enfant de putain.

— Je l’aime, plaida Gaella.

— Tu l’aimes car tu n’as connu que lui et il a dix ans de plus que toi, petite sœur !

— Sebastan Incarnat n’est pas beaucoup moins vieux que lui ! Et notre père entend lui donner ma main, pour ta gouverne. »

Ses lèvres se mirent à trembler. La fatigue l’accablait depuis trop longtemps. Le poids de ses responsabilités nouvelles l’avait déjà éreintée, et maintenant ça ? La Déesse était miséricordieuse, mais surtout cruelle. Kaeleb l’étreignit contre sa poitrine. Il lui caressa les cheveux, doucement comme il le faisait toujours.

« Si seulement je pouvais être toi, sanglota Gaella. Si seulement, je pouvais fuir tout ça, comme… »

Ariane. Gaella se retint de dire son nom. Kaeleb ne savait pas. Il ne devait pas savoir. Il fallait le préserver de ces intrigues et de ces manipulations. Ce monde de coups bas ne le méritait pas. Kaeleb ne se souciait pas de Seth, d’Ariane, de Julian et d’Adalyn, il ne se préoccupait que des vieillardes qu’il assistait dans tous leurs besoins. La dernière en date était la fameuse Elyse Sinë et son pont envahi de dissidentes accusatrices. Je me demande s’il sait des choses. Leur parle-t-il quand s’occupe d’elles ? L’idée la révulsa. Si tu savais tout ce que je sais, grand frère, que dirais-tu ? Est-ce que toi aussi tu te soucierais de Seth, d’Ariane et de Père ?

Des trombes d’eau se déversèrent sur eux. Les nuages noirs avaient enveloppé le soleil. Pourtant, aucun d’eux ne bougea. Gaella resta blottie dans les bras de son frère, bercée par la pluie.

« Je suis sûre que tu seras une merveilleuse comtesse, petite sœur. »

Gaella souriait comme une enfant lorsque Kaeleb lui déposa un baiser sur le front.

« Kaeleb… », murmura Gaella. Elle sentait les vibrations de sa petite voix contre l’épaule de son frère. « Si tu fuyais Ophis, où irais-tu ?

— Aussi loin que possible. »

Gaella se mordit la lèvre. Elle aurait voulu lui dire pour Seth, pour le corps, pour les souterrains. Kaeleb aurait tenu sa langue, comme toujours. Si elle lui avait demandé son aide, il le lui aurait donné sans rien demander en retour. Il était comme cela, fidèle, attentionné.

« Ton frère est un chien et toi tu es un chat, disait Madame Vautour. Il est loyal, tu es manipulatrice. Et vous allez tous les deux mourir jeunes. »

« J’espère qu’Ariane est vivante, chuchota Gaella sans même savoir si son frère pouvait l’entendre. Heureuse. »

Mais aussi loin de moi que possible.

Une larme perla au coin de son œil et se perdit dans l’averse.

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