20. Seth

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Sa peau halée luisait contre l’air humide. De temps à autre, une goutte de sueur perlait sur son torse et lézardait paresseusement le long de ses abdominaux. Avachi sur le plumard de paille dévorée par la moisissure, Seth n’y accordait aucune attention. Il appuyait le pendentif de sa sœur sur son front. Ses yeux fermés, ses tempes accablées par la migraine, il inspirait, expirait profondément.

Ses mains tremblèrent lorsqu’il les éloigna de son crâne lancinant. La fine chaîne en argent s’écoulait de ses doigts.

Le petit journal de cuir trônait sur la table de planches, face à lui. Il n’avait osé l’ouvrir. Il n’avait osé pénétrer l’intimité de sa jumelle. Il craignait ce qu’il risquait de trouver, les mots qu’elle emploieraient pour le décrire, les vérités qu’il ne voulait pas revivre.

D’un autre côté, la curiosité le dévorait. Ariane elle-même avait pris place, à ses côtés, avait déployé ses bras et posé sa tête sur l’épaule de son frère. Son opulente chevelure auburn cascadait sur son corps, caressait sa chair. De l’index, elle avait parcouru le dos de son jumeau jusqu’au creux de ses reins, sa bouche entrouverte laissant voir les dents du bonheur, ses yeux vert sombre plongés dans les siens.

« Tu sais ce que tu dois faire, petit frère. Ouvre-le. Lis-le. Découvre les mensonges de notre famille. » Il l’avait regardée. Ses lèvres jadis rebondies chatoyaient d’une pâleur mortelle. « Et retrouve-moi. Rejoins-moi. »

Les deux s’étaient observés, une minute durant, avant que le spectre de la jeune femme s’estompe. De nouveau, elle l’avait abandonné dans ce monde pernicieux.

« Retrouve-moi. » Il balaya ce songe d’un détour de la tête. Le doux toucher de sa sœur courrait encore dans son dos. Il savait qu’elle était vivante quelque part. « Rejoins-moi. »

Ses mains se refermèrent brusquement sur son crâne. Les mains d’Ariane lui couraient partout sur le corps à présent. Sa voix lui soufflait des incantations éthérées dans son esprit.

« Tu as les moyens d’agir, seule ta lâcheté t’enchaîne à la léthargie. Ils sont tous coupables, petit frère. Gaella, Adalyn, Julian… Tu le sais parfaitement, et pourtant tu ne fais rien. Tu es trop lâche. Ils savent où je suis. Pourquoi n’interviens-tu pas ? N’as-tu pas promis de me protéger, petit frère ? »

Seth inspira profondément. Son regard s’attarda sur le tableau de bois placardé au fond de sa chambre de fortune. Jonché de noms, de cartes, de croquis et d’arbres généalogiques, celui-ci affichait sans le moindre doute la solution de toute cette histoire. Seth le savait. Il trouverait un moyen de faire cracher la vérité au Cobra Borgne mais… comment ?

Soudain, il entendit du grabuge au-dessus. Un coup de feu, une injure. Quelqu’un cria, une femme.

Avec un geste nonchalant, Seth referma une main bourrue sur une bouteille de rhum arrangé, s’étira péniblement puis se traîna hors de sa chambre.

Voilà bien un mois qu’il logeait dans la cave d’un vieux taudis, un cinéma bancal avachi tout au nord du quartier Ylast Syralzar. Le propriétaire était un ami de longue date, un ancien templier de Berenessa à la retraite, estropié et acariâtre. Vulgis de son vrai nom. Il laissait Seth dormir dans son cellier miteux en échange de services, dont la sécurité de son établissement. Parfois, il s’agissait de chasser un boa qui s’était frayé un chemin entre les poutres. Le plus souvent, c’étaient les Bigots, des malfrats de bas étage aux ordres des différents cartels qui pénétraient dans l’établissement, armés jusqu’aux dents.

Seth gravit piteusement l’échelle. Sa migraine tapait contre ses tempes. Le moindre geste trop brusque suffirait à le faire chavirer comme un navire. Brinqueballant, il émergea au pied de l’immense toile dans la salle obscure. Face à lui, une trentaine de rangées de fauteuils rongés par les mites se succédaient. L’unique spectateur gisait dans une position improbable, son sang pâteux imbibait le sol. Pour avancer Seth ne pouvait se fier qu’à la seule lumière émanant du film bouclant toutes les deux minutes.

« L’incendie a brûlé Ophis mais il a surtout brûlé les libéraux ! » y criait un Communiste borgne devant ses camarades hilares.

Au sommet des marches, là où Vulgis avait implanté son bar de fortune, un homme pointait un revolver contre la tempe du vieux tenancier.

« …du clan des Dévoreurs, braillait-t-il sans baisser son arme.

— Tire-toi, pauvre con ! », rétorqua Vulgis.

Terré dans la pénombre, Seth escaladait lentement les marches. De l’autre côté des fauteuils, un autre Bigot patrouillait, à la recherche de quelque-chose. Seth comprit soudain. Croupie sous un siège, une femme sanglotait en silence.

« Ah, t’es là, ma grande ! », se réjouit soudain le Bigot en se jetant sur la femme.

Avec un haut-le-cœur parfumé, Seth découvrit grâce à la lumière du projecteur que le malfrat était queue à l’air. L’habituel foulard cramoisi des Bigots lui enserrait le crâne. Seth s’efforça d’ignorer l’agression et se servit des cris de la femme pour couvrir le bruit de son ascension.

« T’as de la chance pour cette fois, le vieux, grinçait le Bigot qui menaçait Vulgis. Et t’as de la chance aussi que je respecte les vétérans, surtout ceux qui servent la Mère de toute chose. »

Les cris devenaient insupportables.

« Qu’est-ce que tu lui veux ? » ronchonna Vulgis.

Seth sourit lorsqu’il vit que le vieux essuyait ses verres avec son habituel torchon sale sans s’émouvoir de la situation.

« Cette salope nous a trahi. Elle bosse pour les Mères. Maintenant on l’a, tu vas nous laisser partir. J’n’ai pas envie de m’en prendre à un ancien templier. »

Genou à terre, Seth en avait assez entendu. Avec le plus de force qu’il parvint à rassembler, il jeta sa bouteille de rhum à travers la salle. Elle vint s’exploser dans un fracas assourdissant de verre éclaté. Les deux Bigots se retournèrent d’un bond.

« Qu’est-ce que c’était que… »

« L’incendie a brûlé Ophis mais il a surtout brûlé les libéraux ! »

L’inattention de trop pour celui qui se tenait du côté du trottoir. Vulgis avait troqué son torchon pour un immense fusil bardé de métal et l’avait abattu d’une balle dans la tête. Son comparse ne connut par un meilleur sort. Seth avait tendu la main, la marque s’était embrasée. Suivant son geste, les éclats de verre qui jonchaient le sol se murent en un nuage dentelé qui se rua sur le voyou. Les morceaux s’enfoncèrent dans sa peau comme autant de dagues. Il se tordit en spasmes et en cris et en jets ensanglantés, puis s’effondra sur la femme trop choquée pour crier.

Seth tituba jusqu’au comptoir et se laissa tomber sur un tabouret bancal. Vulgis décrottait son buffet avec son torchon, plus crotté encore. Des moustiques virevoltaient. Aucun n’osait piquer Seth, l’alcool ayant remplacé le sang dans ses veines.

« L’incendie a brûlé Ophis mais il a surtout brûlé les libéraux ! »

« Tu ne te lasses jamais de cette…, commença Seth.

— Saloperie ? Si. Mais j’sais pas comment ça fonctionne.

— Pourquoi t’emmerder avec un cinéma dans ce cas ? »

Vulgis haussa les épaules. Ses cheveux bruns et sales étaient retenus en arrière par un chignon désordonné. Un tatouage bleuâtre barbouillait l’entièreté de son visage. La marque des templiers.

« La compagnie et j’aime les films. Ça change du théâtre. On peut reprocher beaucoup de chose aux Impériaux mais ils savent y faire avec la technologie. Tu veux de l’eau ? 

— De la bière.

— Pour que tu me dégueulasses ma moucade ? Va crever, gamin. »

Gamin. C’est comme cela que l’appelait Julian. Du coin de l’œil, Seth vit la femme s’échapper, un morceau de verre pointu dans la main. Il renifla bruyamment, sous le regard dégouté de Vulgis qui lui tendit une chope remplie d’eau trouble.

« Elle t’a vu, reconnu et toi tu la laisses partir comme ça ?

— Ma mère m’a appris à être galant, grinça Seth en sifflant la chope.

— Un vrai fils à maman. » Il récura de plus belle, sans se rendre compte qu’il rongeait la surface polie du bois. Ou alors il s’en moquait. Difficile de savoir avec Vulgis. « Je t’ai pas vu hier, t’étais passé où ? »

Seth haussa les épaules. Depuis les funérailles d’Ariane, Seth avait perdu l’envie de voir du monde. Qui plus est à l’heure actuelle son père devait encore le chercher activement. Il préférait se consacrer à l’élaboration d’un plan et surtout à la bouteille. Il ignorait si Gaella avait transmis son message. Il n’avait pas eu d’autre choix que de se fier à elle, Adalyn était introuvable.

« J’avais des affaires à régler, s’expliqua le Paria.

— On dit que t’as fait une entrée magistrale lors des funérailles de ta sœur.

— Mmh, mmh. Je voulais que mon retour soit en public. Apparemment j’ai réussi mon coup.

— C’était comment, à part ça ? Tout le monde en parle et s’contredit.

— C’était morne et ma sœur n’était pas invitée.

— La petite ? On m’a dit qu’elle était là.

— Non. Ariane. » Seth se redressa sur son siège. « Ce n’était pas elle dans le cercueil.

— Ou tu l’as juste pas reconnue.

— Ce n’était pas elle. J’ai demandé à Gaella de vérifier, elle m’a confirmé. Je pense qu’Ariane a fui.

— Où ?

— À moi de le découvrir. »

Vulgis remplit de nouveau la chope de Seth.

« Bah putain, bougonna-t-il sans avoir l’air surpris. Dire qu’il y a dix ans tout le monde voulait vivre à Araphis. Tes parents ont redressé ce pays, ils lui ont apporté un âge d’or. Aujourd’hui, ils pataugent dans la boue. Surtout avec ces Mères là… Sont convaincantes les garces.

— Gaella m’a dit que mon père avait envoyé l’armée, il y a huit ans.

— Sur des manifestants, ouais. Ils clamaient haut et fort que tes parents avaient empoisonné leur gosse. Tes parents ont parlé d’une maladie infantile. Quand le Cobra Borgne t’a exilé, ils ont commencé à dire que c’était toi qui étais à l’origine de ce foutoir. Apparemment, tu voulais organiser un grand sacrifice, l’Ultime Blasphème de Perihite, rien que ça.

— Ces cons pensent vraiment que je suis un Prêtre du démon.

— Ah ça ! S’ils te voyaient là, nu comme un verre à quémander de la binouze, ils chieraient dans leurs frocs, ces gueux ! » Il guigna la paume de Seth, son sourire s’estompa. « Quoiqu’avec ça… On pourrait avoir des doutes, gamin. »

Seth sentit sa tête vibrer. Il crut l’espace d’un instant qu’il allait vomir.

« C’est l’avantage de m’avoir exilé sans raison, grogna-t-il. Chacun est libre de refaire l’histoire.

— En attendant, les Mères, elles, elles essaient de découvrir la vérité. Pas comme tous les idiots qui te pointent du doigt dès qu’une vache a perdu son veau. Par Perihite, qui sait… Elles pourraient blanchir ton nom, un jour. »

Seth traça les contours d’une marque dans la table du bout du doigt.

« Malheureusement, je doute qu’elles puissent. »

Dehors, la nuit était pleine. Les immenses cheminées du quartier nord vomissaient leurs serpents de fumée au point d’en étouffer la lueur de la lune mais pas celle de la tour de Jade. Elle se dressait au-dessus de tout, plus vive encore que l’eût été le soleil.

Seth avança dans la pénombre gorgée de lueurs verdâtres. Partout autour, des dédales de bois et de caillasses renforcés de paille et de chaux accueillaient des émigrés de l’Est aux yeux jaunes et au teint olivâtre. Quelques natifs d’Araphis vivaient aussi ici, dans des labyrinthes de carton en hauteur, joints par des planches lézardées en guise de pont. À terre, le charbon s’amoncelait dans les allées et les ruelles, noircissant les façades et infestant l’atmosphère. Des masques de peau protégeaient la bouche des passants nocturnes, Seth, lui, se couvrait le nez à l’aide de sa main gantée. Il prenait soin d’enjamber les rails en chantier que fracassaient les ouvriers armés de marteau. Quand ils le voyaient passer, ils s’arrêtaient de travailler.

Ils croient que je suis un Bigot, songea Seth. Ou bien le Démon.

C’était tout ce qu’il y avait ici, des pauvres, des ouvriers et des criminel, entassés dans le plus petit quartier d’Ophis, au nord de la tour de Jade. Dans ces favelas croupies au pied de la muraille de la cité où pullulait la racaille, les Bigots, protégés par les mafias, se prenaient pour les rois. Aucun garde ne les dérangerait. Ici, ils faisaient la loi.

La place que surplombait la tour de Jade semblait déserte. En se rapprochant, Seth comprit pourquoi. Des gardes armés de lourds fusils surveillaient la zone, des shakos vissés sur leurs crâne et de solides épaulières d’écailles noires plaqués sur les bras. Le Paria hésita. Le regard noir de l’un d’eux se posa sur lui. Il ne bougea plus. Le soldat se contenta de pointer la tour derrière lui en émettant un son guttural.

Seth escalada les marches du perron quatre à quatre. Si les gardes l’avaient laissé passer, il se sentait toujours à la merci de leurs armes et s’empressa de se glisser dans la tour de Jade.

Accueilli par l’écho de ses pas, Seth s’avança jusqu’à l’autel. L’espace d’un instant, il se vit remonter l’allée comme durant les funérailles de la fausse Ariane. Il s’était joint au cortège, avait marché à côté d’un vieux marchand et s’était assis à l’arrière, comptant sur sa broche pour ne pas élever les soupçons.

On toussa soudain dans son dos. Seth dégaina son pistolet et le pointa en avant. Jusque-là avachie sur une stalle, Adalyn se leva à sa rencontre et lui sauta dans les bras.

« Mon fils… »

Sa main pâle caressa les cheveux de son fils comme elle le faisait jadis. Pourtant Seth n’en tira aucune tendresse. L’odeur de peinture et d’alcool lui était insupportable. Il la repoussa.

« Mère, murmura-t-il doucement. Vous avez bonne mine. »

Quand il était parti, Adalyn avait déjà perdu son titre de plus belle femme du monde. Maintenant, elle se confondait avec une dépouille emmitouflée dans un paréo de laine verte décousue. Son visage fardé était aussi pâle que ses cernes étaient noirs. Ses cheveux bruns et secs tombaient sur des épaules décharnées, osseuses. Étrangement, elle était encore belle à sa façon, comme aurait pu l’être un corps pomponné par les soins d’une Prêtresse, mais seuls ses grands yeux d’argent trahissaient un semblant d’âme.

« Tu as toujours été un amour, mon chéri, dit-elle en lui caressant la joue avec une main si froide et calleuse, mais je t’ai connu meilleur menteur. Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, la Déesse veille sur ta vieille mère.

— Comme elle a veillé sur Ariane ?

— Comme elle a veillé sur toi, en réponse à mes prières. » Seth ne dit rien. Il ne voulait pas l’interrompre, la froisser. Elle semblait si fragile. « Je suis si contente que tu sois de retour parmi nous. Tu n’es pas fait pour courir les rues comme un criminel. Tu vaux plus que l’univers.

— Vous êtes bien la seule à penser cela. »

Adalyn sourit, un beau sourire. Sa mère était si belle quand elle n’avait pas l’air triste.

« Laisse-leur du temps, Seth. À ton frère, à ton père, à tes tantes, à tout le monde. Ils comprendront. Ils te verront comme je te vois, comme le beau jeune homme que tu es devenu… et que tu étais déjà. » Son sourire se crispa. Adalyn se retourna, ses doigts tordus. « Je suis heureuse de te voir, vraiment, mais tu n’aurais pas dû venir ici.

— Enfin, vous partagez le même point de vue que les autres. »

Elle était de mèche avec Julian, finalement. Seth aurait dû s’en douter. Ses parents avaient toujours partagé cet amour vénéneux, cet amour qui se confondait parfois avec haine et confiance.

« Je veux dire là, dans cette tour, à cet instant précis.

— Et pourtant, vous avez accepté mon invitation.

— Oui, pour te mettre en garde. Ton père surveille mes déplacements. Demander à me voir n’est pas prudent. Surtout si c’est elle ton intermédiaire… »

Seth réprima un rire.

« Je ne vais rien lui faire, si c’est cela qui vous inquiète…

— C’est toi qui devrais te méfier d’elle, coupa sa mère. Tu es resté trop longtemps, loin d’Ophis. Le monde a changé, elle… Elle a pris beaucoup de place, trop de place. Ne te fie pas à sa tête innocente. C’est une vipère, maintenant. »

Adalyn n’avait toujours pas tourné la page. Certaines choses étaient condamnées à ne jamais changer.

« Comme tout le monde ici, grinça Seth.

— Elle plus que tous. Julian veut en faire son petit soldat. Elle doit jubiler.

— Il cherche une relève. 

— Il cherche à me cracher au visage, surtout. »

Adalyn caressa son ventre. À dix ans, Seth avait surpris sa mère en train de se frapper le nombril à l’aide d’une crosse. Il n’avait pas compris, alors. Comment une femme si douce pouvait s’infliger de telles sévices.

Aujourd’hui, il comprenait.

« Écoutez Mère », murmura-t-il en lui tapotant l’épaule. Seth avait tenté de mimer le geste complice qu’ils partageaient, enfant. Il avait perdu la main. « Je ne… »

Adalyn dégagea la main de son fils et recula.

« Pourquoi es-tu revenu ? Tu savais ce que ta présence allait déclencher. 

— Je voulais la voir.

— Qui ?

— Ariane. » Le visage de sa mère se détendit. « Elle m’avait contacté, pour me dire qu’elle était souffrante…

— Souffrante. » Adalyn prononça le mot comme une insulte. « Ce n’était qu’une simple grippe. C’était ton père qui en a fait tout un foin…

— Elle souffrait de désespoir. Elle me suppliait de revenir, elle voulait me parler. Alors, je suis revenu.

— Seth…

— Et je lui ai parlée. Dans les souterrains où nous allions, enfants. Je l’ai revue une dernière fois. Ariane m’a supplié de partir avec elle, elle m’a supplié… Elle voulait revoir les Canyons avant de se laisser mourir. » Une larme dévala le long de sa joue. Sa mère voulut l’essuyer mais il lui attrapa la main. « J’ai refusé. Si je la laissais sans soin, elle serait morte. C’est ce que je lui ai dit. La vérité est que j’ai tourné la page. Elle aurait dû prendre cette décision des années plus tôt. Avant… Quand elle le pouvait encore. »

Sa mâchoire se crispa. Les mots lui nouaient la gorge et l’empêchaient de déglutir.

« J’allais franchir les portes de la ville quand j’ai entendu la nouvelle. Ma sœur est morte, de la grippe dont mon père a fait tout un foin, je crois. Et moi, je lui avais refusé sa dernière volonté.

— Je… »

Seth ne l’écoutait plus.

« Je suis resté plus longtemps que prévu. Jusqu’à la cérémonie. Je voulais… J’ignore ce que je voulais. Vous faire souffrir, je crois. Vous faire culpabiliser, au moins. » Seth caressa machinalement le pistolet à sa ceinture. « Toutes les personnes qui ne m’ont jamais fait du tort, réunies dans une même salle. J’ai songé à faire feu. »

Il soupira. Sa tête lui faisait mal.

« À quoi bon. Une vie plutôt que cent. J’avais déjà assez fait de déjà comme cela. Il m’aurait suffi d’une balle. J’étais prêt à me la foutre. Je n’aurais même pas tremblé. Et puis, je l’ai vue… ou plutôt, je ne l’ai pas vue. Ariane. Elle n’était pas là. Son corps n’était pas là. Pour la première fois depuis huit ans, j’ai eu de l’espoir. Celui de pouvoir corriger mes erreurs, au moins une fois dans ma vie. Ma sœur est peut-être vivante, quelque-part. Peut-être qu’elle me maudit. Peu m’importe. Je vais l’amener aux canyons. Je vais l’amener, je le jure devant cette putain de Déesse. »

Seth releva la tête. Adalyn le dévisageait, les yeux vides. Elle ne pleurait pas. Elle ne pleurait jamais. Mais Seth savait. Elle le regardait comme elle l’avait regardé tant de fois, avec compassion. Ils n’avaient pas besoin de mots pour se comprendre, autrefois.

Aujourd’hui, Seth avait besoin qu’elle parle. Il voulait savoir

« C’est pour cela que je suis là, Mère. Pour la retrouver. Dès que je saurai où elle est, je partirai. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi, je vous le jure. 

— J’aimerais pouvoir t’aider, Seth. Vraiment. Mais je suis dans le noir, comme toi. 

— Ce n’est pas elle dans le cercueil.

— Non, ce n’est pas elle. Ton père refuse de me dire pourquoi. » Adalyn s’arrêta un instant, une phrase au bord des lèvres. « Personne ne sait où est ta sœur. Elle a disparu. 

— Disparu ? » Il avait hurlé. La négligence de sa mère l’enrageait. « Vous perdez de vue votre fille malade, vous décidez d’en enterrer une autre et vous, vous ignorez ce qui s’est passé ? »

Adalyn haussa les épaules.

« Quand ton père m’a annoncé la mort de ta sœur, il… Je me suis évanouie. »

Elle n’osait même plus regarder son fils dans les yeux, de honte, peut-être.

« Lorsque je me suis réveillé, ton père m’a dit qu’il avait perdu le corps. Je n’ai pas eu l’occasion de voir ma fille. J’avais beau le supplier de me dire la vérité, le menacer, le gifler, il n’a jamais changé de discours : officiellement, il a confié ta sœur à un légiste expérimenté, officieusement… eh bien, il l’aurait perdu. Je lui ai dit que la cérémonie ne pouvait avoir lieu dans ses conditions. La Déesse nous aurait maudit pour cet affront. J’ai tenté de le raisonner, de le secouer. Il m’a repoussée, violemment. »

Elle se massa le cou. Seth s’approcha pour l’aider mais elle recula d’un pas.

« La nouvelle avait déjà fait le tour de la ville, la cérémonie ne pouvait être annulée et… ton père avait déjà trouvé une remplaçante pour l’inhumation.

— Une remplaçante ?

— Vimily. Tu t’en souviens peut-être. L’une des servantes de ta sœur. Triste petite chose, elle laisse un petit garçon de quelques mois derrière elle. J’aurais souhaité confier l’enfant à une famille respectable mais mes gardes ont échoué à le retrouver. Peu importe, ton père avait refusé de toute façon. Vimily avait déjà eu des problèmes avec lui.

— Des problèmes ?

— Insubordination, mauvaises fréquentations, prostitution. Ce genre de choses. On a retrouvé le corps sans vie de Vimily, je-ne-sais-où, on l’a maquillée, poudrée et faite passer pour ta sœur. Enfin on. C’était l’idée de ta tante. Moi, j’étais contre cette proposition. Un blasphème odieux directement fomenté sous le nez de l’Ordre. »

Adalyn faisait les cent pas désormais. Son paréo de laine découvrait son épaule à chaque pas et elle devait sans cesse le réajuster pour ne pas se dénuder.

« Je suis retournée voir Julian la veille des funérailles et je lui ai exigé des explications. Il ne m’en a pas donné. Tant pis. J’avais compris par moi-même. Ariane voulait partir depuis un moment, déjà. Elle ne se sentait plus à sa place avec tous ces médias, tous ces dévots, tous ces fous qui la désiraient oui qui voulaient être elle. À sa place, n’importe qui aurait voulu fuir ce cloaque et se laisser mourir autre part. 

— Elle est malade, sans soin…

— Elle va mourir, oui. Si c’est sa volonté, alors…

— Non ! » Seth agitait la tête. La tour de Jade devenait floue autour de lui. « Je dois la retrouver. »

Adalyn soupira.

« Pourquoi Seth ? Après tout ce temps…

— Ariane est ma sœur jumelle. Je dois être à ses côtés. 

— Attends ici. » Sa mère le suppliait à présent. « Elle finira par revenir, j’en suis sûre…

— Elle mourra si je ne la retrouve pas. 

— C’est sa volonté ! »

Adalyn avait hurlé à son tour. Avec un mouvement de recul, elle reprit son souffle et réajusta son peignoir.

« Maman. » Seth avait parlé doucement. Sa mère fut prise de court. « Je vous en supplie, aidez-moi. 

— Très bien, déglutit Adalyn. Je veux te dire ce que je sais. » Chaque mot semblait lui coûter. Elle ne soutenait toujours pas son regard. « Ta sœur cherchait à obtenir la nationalité impériale auprès de Canterra. Elle n’arrêtait pas de visiter l’ambassade. Ton père… ça le mettait hors de lui. Les Impériaux l’ont peut-être aidée à quitter Ophis, après tout. » Adalyn baissa les yeux, les lèvres plissées. Ses traits devinrent ceux d’une gamine qui en avait trop dit. « Je ne peux pas t’en dire plus. 

— Merci. »

Seth serra sa main dans ses bras. Elle blottit son crâne contre sa poitrine. Ses pommettes osseuses se fichèrent entre ses pectoraux. Sa tête était engourdie, comme s’il l’avait plongée dans un bac de glaçons froids. Une Ariane éthérée se pencha sur lui, un sourire malicieux sur les lèvres.

« Tu me manques, petit frère. Retrouve-moi. »

Seth trouva la force d’articuler.

« Le corps de Vimily. Pourriez-vous le déterrer pour moi ? J’aimerais entendre l’avis de quelqu’un. »

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