19. Gaella

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Gaella approcha une main tremblante de la porte.

Elle n’osa pas frapper. Le bruit l’irriterait, la mettrait hors d’elle. Inutile de rendre ce moment plus désagréable encore.

Ses ongles vernis roulèrent doucement contre l’acajou. Ils émirent un son presque inaudible, une caresse. Elle ne voulait pas la déranger. Il ne fallait pas la déranger. Surtout pas.

Le silence. Dormait-elle à cette heure-là ? La jeune femme frappa de nouveau, avec l’articulation de son index. Un geste feutré, audible cette fois.

Il était six heures du matin, juste assez tard pour qu’elle se soit déjà endormie en boule, au coin du feu. Seth avait mentionné une urgence. Tant pis, il attendrait.

Gaella allait se détourner lorsqu’elle entendit le loquet coulisser. C’était un crissement de rien du tout, mais il lui arracha un sursaut. Quand le visage de sa mère parut dans l’entrebâillement de la porte, le cœur de Gaella battait la chamade.

« Qu’est-ce que tu fais là ? » Aucune tendresse, aucune surprise, juste un regard, glacial. « Tu es malade ? »

Gaella secoua la tête. Il n’y avait aucune once d’inquiétude dans la voix flûtée de sa mère.

« J’ai quelque chose pour vous. »

Les lèvres d’Adalyn se pincèrent. Enfant, Gaella avait demandé à son père si Adalyn était l’une de ces sorcières dont il lui racontait les histoires. Julian avait ri, fort, et avait ébouriffée sa fille sans rien ajouter.

« Ah oui ? Bon. Ne t’occupe pas du désordre », râla-t-elle en se détournant.

Désordre était un euphémisme.

Depuis la mort de son aînée, Adalyn avait élu domicile dans un cloitre, au pied de l’Aile Ouest du palais. L’Aile d’Ariane. L’endroit sombre et désuet s’ouvrait sur une cour de lierre et de statues décapitées. Des palétuviers ombrageaient un banc de pierre, dont l’un des pieds en patte de lion flottait parmi les caïmans nains, dans un lac d’eau vaseuse bruni par la lueur de l’aube.

Partout où le regard de Gaella se posait, il trouvait un tableau, horrible, à craindre ou à abhorrer. Çà, un sexe féminin, d’où sortaient des griffes noires, griffonnées à la va-vite. Là, un visage basané et cabossé, du sang blanc ruisselait de ses orbites vides. Et le clou du spectacle, une immense toile clouée au-dessus de l’âtre crépitant. Une explosion de rouge et de noir et de vert et d’ocre. Un bazar magnifique et écœurant, où des formes vaguement humaines étouffaient sous les coups de pinceau négligés.

Adalyn était une passionnée, une vraie. De celles qui, une fois l’art du dessin réaliste maîtrisé, ne s’adonnaient plus qu’aux expérimentations douteuses.

Gaella s’assit sur un lit de paille. Sa mère déambulait sous ses yeux, un peignoir tâché à la taille et une carafe de rhum à la main. Une vaste toile recouvrait une partie du carrelage bicolore. Gaella avait beau la lorgner, elle n’y comprenait rien. Elle crut d’abord voir une silhouette de femme, puis un serpent. Une étoile filante, enfin.

« C’est l’une de vos nouvelles œuvres, Mère ? » s’intéressa-t-elle.

Adalyn la dévisagea, comme on dévisageait une inconnue qui s’intéresserait de trop près à votre enfant.

« Nouvelle, oui. Dernière, même.

— Et elle a un nom ?

— Pour l’instant, juste des ébauches. »

Accroupie sur la toile, Adalyn avait sorti une cigarette des lourdes poches de peignoir et fumait à bout de lèvres. Elle n’avait pas invité à sa fille de prendre une bouffée, pas plus qu’elle lui avait proposé un verre.

« C’est magnifique, mentit Gaella.

— Je pensais l’appeler Message de Mort. Ce n’est pas censé être beau. »

Les griffes d’Adalyn se plantèrent dans la toile. La peintre détaillait son œuvre avec un dédain acéré. Gaella songea qu’elle était en quête de la moindre tâche parasite, du moindre trait malvenu. Aussi sursauta-t-elle quand Adalyn arracha la toile au sol et la jeta dans l’âtre. Les flammes se jetèrent sur les fibres, les dévorèrent en crépitant et, bientôt, il ne resta plus de Message de Mort qu’une odeur écœurante.

« Puis-je te demander la raison de ta visite ? » demanda Adalyn sur un ton voilé, presque effacé.

À la lueur de l’âtre, la Dame de Glace semblait encore plus pâle, plus creusée, plus cadavérique qu’à l’accoutumée. Sa peau translucide reflétait le feu rougeoyant. Ses grands yeux ternes et vides tremblaient en suivant le mouvement des flammes. Comme une sorcière sur le bucher, sans remord ni supplications. Gaella sentit un frisson lui dévaler la colonne.

« J’ai un message à vous transmettre. » Adalyn ne tourna pas la tête. Pas plus qu’elle ne répondit. « De la part de Seth. »

Gaella s’attendait à ce que sa mère lâche la cruche et que le rhum noie le damier noir et blanc. Au lieu de cela, elle ne cilla pas.

« Que dit-il ?

— Il vous est dédié. Je ne l’ai pas lu. »

Adalyn tourna vers elle ses deux yeux gris cernés. Les mêmes que sa fille, la vie en moins. Elle ne la croyait pas.

Gaella se releva, son petit poing fébrile refermé sur la lettre cachetée. Elle la tendit à sa mère qui fixa sa main, un long moment, avant de la lui prendre. Sèchement.

« Eh bien voilà. Tu as accompli ta besogne. »

Sur ce, elle se retourna vers l’âtre et souffla un nuage de fumée. Sa fille se précipita vers la porte.

« Gaella. »

La jeune femme s’arrêta net. Jamais sa mère ne l’appelait par son prénom. Elle ne l’appelait que rarement en réalité.

« Oui ? »

Gaella se retourna. Appuyée contre la tablette de cheminée, Adalyn se caressait le ventre en observant sa fille.

« Je connais les gens qui le font vite et bien, discrètement. » La dame fit glisser son doigt de son ventre à son nombril, de son nombril à son entre-jambe. « Ne fais pas les mêmes erreurs que moi. J’ai longtemps cru que la Mère de toute chose ne me le pardonnerait pas. Je me suis retenue. Je m’étais trompée. La Déesse est miséricordieuse. La jeunesse faute, elle la pardonne volontiers. Une confession suffira. Une confession contre une vie de regret, qu’est-ce donc pour une jeune fille comme toi ? »

Sur ce, elle fit un signe, discret mais autoritaire, pour congédier sa fille. Tant mieux, cette dernière ne pouvait plus retenir ses larmes.

Elle avait la nausée.

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