16. Darhgo

7 minutes de lecture

« Ta mère me glace le sang. »

Enveloppé dans les draps du lit de son amante, Darhgo fixait le baldaquin tissé de fil d’émeraude. Assise face à sa coiffeuse, Gaella se brossait les cheveux, seulement vêtue de son léger parfum de fleur d’oranger.

« On ne la surnomme par la Dame de Glace pour rien, répliqua-t-elle. Elle donne des sueurs froides à tout le monde. L’ennui c’est plutôt qu’elle m’en donne à moi. »

À la lueur des bougies, la peau cuivrée de Gaella rutilait comme du bronze. Si belle, songea Darhgo. Et de penser qu’elle n’a que dix-huit ans.

« Tu ne parles jamais de ta mère, toi », remarqua la jeune femme en se retournant.

Darhgo s’effondra sur l’oreiller en soupirant.

« C’est une longue et triste histoire, commença-t-il.

— Un récit adéquat pour une longue et triste nuit »

Gaella jeta sa brosse et avança sur le matelas à quatre pattes. Darhgo posa ses mains sur ses hanches. Quelque chose avait changé chez elle. Elle avait peut-être un peu forci, au niveau des seins surtout. Des cernes gris bordaient ses grands yeux gris saupoudrés de fard.

« Pas ce soir, souffla le lieutenant.

— Pas ce soir ? »

Le visage de la jeune femme s’était décomposé.

« Demain », proposa Darhgo. En ce moment, Gaella avait cette fâcheuse tendance à le mettre dehors aussitôt leurs étreintes terminées. C’était à se demander si un autre amant ne lui rendait pas visite, plus tard. « Tu t’en vas bientôt ? »

Gaella se glissa à ses côtés. Son index décrivit des cercles sur la poitrine de Darhgo et commença à jouer avec les poils qui la parsemaient.

« Pas avant la veille de l’ouverture du testament de ma sœur, dans une semaine. Mon père veut m’épargner une nouvelle ennuyeuse procession en compagnie de l’Ordre. Il a compris que je n’étais pas encore prête à les affronter eux. Je ne sais déjà pas gérer une comptable, trois gredines et une vieillarde. » Elle blottit sa tête contre le pectoral de Darhgo. « Je crois que c’est la vieille bique, la Elyse Sinë, qui m’a le plus marqué. Je me suis vue à sa place, vieille et laide, sans enfant, sans personne pour la désirer. C’est peut-être pour cela qu’elle s’entiche des Mères, pour trouver un peu d’excitation dans sa vie de carcasse. »

Darhgo caressa la joue de Gaella. Il ne pouvait s’empêcher de frémir en l’entendant ainsi déblatérer son ignorance. Elle avait tant d’amertume en elle.

« Peut-être qu’elle compatit avec le combat des Mères, tu sais, murmura-t-il.

— Cet idéal-là est quand même bien spécifique. » Gaella roula sur son dos et contempla le plafond, comme pour y chercher des réponses. « Des femmes militent pour découvrir la vérité sur la mort de leurs nouveau-nés. Mais elles l’ont leur explication : une maladie infantile hautement contagieuse.

— Elles disent que leurs enfants ont été empoisonnés.

— C’est des conneries. Ce sont des dissidentes qui veulent perturber le régime de mon père, c’est tout. Tu crois vraiment que l’Ordre aurait accepté d’empoisonner le vin des Premiers Verres à la demande de l’armée, comme ces folles semblent dire ? Qu’est-ce qu’on aurait à gagner, nous, de tuer des centaines de nouveau-nés, hein ? Et celles qui disent que c’est Seth, que c’est pour cela qu’il a été banni, comme s’il voulait réaliser un grand rituel blasphématoire ou je ne sais quoi ? Non mais se rendent-elles comptent de leur crédulité ? Que vont-elles dire ensuite ces garces, qu’il pleut chaque fois que ma mère pleure ? »

Elle criait presque, les yeux imbibés de larmes. Darhgo ignorait pourquoi elle se mettait dans un état pareil. C’était comme s’il l’avait accusée, elle, Gaella, du meurtre de ces enfants.

« Calme-toi… Tu sais déjà ce que je pense de donner un verre d’alcool à un bambin. Des horreurs comme celles-ci étaient courues d’avance.

— C’est une tradition, comme les sacrifices dans ta religion.

— Ce ne sont pas des sacrifices, se courrouça Darhgo, ce sont des offrandes.

— Ce n’est pas du vin, c’est du jus de raisin fermenté. Et un nourrisson a besoin d’en boire une gorgée pour devenir un enfant, tout comme un enfant doit effectuer un pèlerinage à la tour pour devenir un adulte. » Gaella ferma les yeux. « Si elles accusent le Premier Verre, elles devraient s’en prendre à l’Ordre, pas à ma famille. Nous les avons indemnisés, l’Ordre n’a rien fait.

— Vous leur avez rendu leur argent, pas rendu leurs enfants.

— Rien ne leur rendra leurs gosses, alors à quoi bon continuer.

— Elles ne pourront commencer leur deuil qu’une fois la vérité révélée. En attendant, elles sont dans le déni.

— Après tout ce temps, ne jamais s’arrêter, ne jamais tenter de reconstruire quelque-chose, être obsédée à ce point par la vérité. Cela me dépasse. »

Darhgo sourit. Un sourire triste.

« Tu comprendras que tu auras des enfants à toi, je pense. L’amour d’une mère n’a pas de limite.

— L’amour de la mienne en a, rétorqua Gaella, je t’assure. Père me l’a encore dit tout à l’heure. Elle ne croit pas en moi. Elle ne m’aime pas. »

Darhgo passa son bras autour de sa poitrine et lui déposa un baiser sur le cou du bout des lèvres. Il sentait son corps se baisser et se relever au rythme de sa respiration.

« Quand je regarde des portraits d’elle jeune, je vois très bien que je lui ressemble, surtout les yeux. On dit d’Adalyn Tourelle qu’elle était la plus belle femme du monde avant… Mais si c’est pour lui ressembler plus tard, j’aurais préféré être borgne et défigurée comme mon père.

— Avant quoi ? »

Darhgo s’était redressée sur Gaella qui demeurait allongée de côté.

« Avant le Soubresaut d’Arrogance. Quand mon père est arrivé au pouvoir, il y a trente ans, les propriétaires des grandes mines de Ravineï, d’où ma mère était originaire, craignaient qu’il mettre en place un régime communiste, comme il l’avait promis. Il ne l’a pas fait. Il ne pouvait pas le faire. À la mort de ma grand-mère, ma mère avait hérité des mines d’or et de diamant du clan Tourelle. Il dépendait de leur exploitation pour financer les plans de relance et d’industrialisation. Mais, rapidement, il est très vite arrivé à une impasse. Il dépensait trop, trop vite. »

« C’est alors que ma tante Sheeva a proposé une loi, la loi de Commun Effort. Plutôt que de collectiviser les mines, elle a proposé aux propriétaires de les racheter. Ils ont refusé, prétextant que le Commun Effort visait à ressusciter le communisme. Ma mère est donc partie pour Ravineï afin de négocier avec les concernés. Elle se pensait protégée par son statut de propriétaire mais un certain Dennis Serqeï a commis l’erreur de la prendre en otage. Kaeleb et ma mère tombèrent aux mains des Serqeï et de la nouvellement formée Caste des Propriétaires, une sorte de coalition opposée aux mesures de vol organisé orchestrées par mon père. »

« C’était il y a vingt ans. Je n’étais pas encore née et pourtant j’ai l’impression d’en garder des souvenirs. C’est Seth qui m’a raconté tout cela quand je n’étais encore qu’une gamine. Il m’a raconté combien la fureur de Père était grande, combien il frappait les murs, les tables, combien il hurlait partout dans l’Hôtel de Telvah. Mon père a assiégé Ravineï mais il savait que s’il faisait plus, Dennis Serqeï aurait raison de Kaeleb et de ma mère. Il semblait dos au mur quand Maria-Luisa lui a proposé d’entrer seule par effraction dans le domaine des Serqeï. Même s’il lui faisait confiance, je ne crois pas qu’il s’attendait à ce qu’elle réussisse à secourir ma mère, mon frère et à ramener la tête de Dennis Serqeï. Privés de leurs otages, les propriétaires étaient vulnérables et ont de suite accepté les conditions de mon père. Elles n’étaient plus d’actualité… »

« La Caste des Propriétaires a été balayée, annihilée par les forces armées Venator. Les mercenaires qu’ils avaient payés se sont retournés contre eux. À la fin du conflit, mon père était prêt à montrer un peu de compassion pour les femmes et les enfants. Pas ma mère. Toutes les familles de la Caste des Propriétaires furent ensevelies vivantes sous les fondations d’une bâtiment flambant neuf : le ministère des mines et des forages. »

« Quand elle est partie à Ravineï, ma mère était plus belle femme du monde. Quand elle est revenue, elle avait des marques gravées au fer rouge sur tout le corps et l’allure d’un cadavre. Kaeleb aussi… »

Gaella glissa sur son dos.

« Plus aucune fortune n’a depuis osé se rebeller contre ma famille. Ce fut le dernier Soubresaut d’Arrogance de l’histoire d’Araphis. »

Darhgo caressa l’épaule de Gaella. Il caressa une mèche de ses cheveux et la glissa derrière son oreille.

« Ta mère, susurra-t-il, tu l’admires. Ça s’entend. »

La jeune femme tourna vers lui un visage triste. Ses grands yeux orageux brillaient de larmes.

« Tout ce que je voudrais c’est que ce soit mutuel. »

Elle embrassa le lieutenant si fort, si soudainement qu’il chavira en arrière.

Cette nuit-là fut intense, épuisante même, mais bien courte pour Darhgo. À peine Gaella s’était-elle endormie qu’il bondit hors du lit et disparut dans la nuit moite.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Romain G ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0