11. Stefan

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Un vent doux soufflait sur la terrasse. Vêtu d’un simple pagne en taupe, Stefan frissonna. Ses pieds se ballottaient au-dessus du vide, de l’autre côté de la rambarde de marbre. Il relisait le discours qu’il avait écrit en sirotant son verre de whisky.

Chaque mot le décevait plus que le précédent.

« Comment ai-je pu écrire cette horreur ? Même Toma aurait fait mieux. »

Agacé par sa propre négligence, Stefan coinça sa cigarette entre ses lèvres et parcourut la deuxième page à la va-vite. Elle n’était pas plus qualitative. Avec des mots pareils, il ne serait jamais élu empereur.

De rage, le jeune homme roula le papier en boule et le jeta sur un plateau de charcuterie posé à côté de la porte vitrée. La panthère noire de Stefan, Groucha, leva paresseusement le museau et plissa ses grands yeux verts à la vue de la boulette de papier. Visiblement lasse de chaparder des tranches de jambons cru, elle vint se prélasser aux côtés de son maître. Ce dernier lui caressa machinalement le front, ses iris bleus concentrés sur le couchant.

En contrebas, la vie nocturne de Ciudacarmina s’éveillait sous un crépuscule étoilé. Précipitée au pied de la falaise où s’enchevêtrait le réseau complexe de remparts nacrés, de tours à vitraux et de jardins tortueux du Palais Écarlate, la cité s'étendait à perte de vue. Un flot incessant de troubadours, amuseurs, travailleurs et promeneurs se déversait entre les superbes demeures aux toits cuivrés. Un festival battait son plein, au cœur de la ville, au pied de l’immense bibliothèque surplombée d'un cadran lunaire de la place Clavel.

Au loin, au-dessus du port et de l’océan qui le bordait, flottait un dirigeable rouge que personne ne pouvait manquer. Meredys était de retour d’Ophis, lasse sans doute d’avoir autant ciré les chausses du vieux Venator et de son épouse dégénérée. Le zeppelin avançait, parmi les feux d’artifices argentés projetés depuis les extravagantes demeures du quartier des Arts, puis il survola le flanc ouest, où la tour de Rubis dominait les recoins les plus industriels de la ville. L’engin ombragea des engrenages géants, des monstres d’acier et des éoliennes métalliques, avant de se poser au loin, du côté de la gare et des chemins de fer.

Il aurait pu se poser ailleurs, dans le parc dédié, par exemple. Mais non, la duchesse était à ce point une enfant : il lui fallait son train privatif pour la raccompagner chez elle, dans son palais de nacre et de sang.

Stefan avala ce qui lui restait de whisky. Meredys lui demanderait sans doute pourquoi il ne buvait pas le fruit du vaste vignoble qu’elle lui avait offert, à l’ouest de la vielle. Il lui répéterait qu’il n’aimait pas le vin, trop sucré à son goût, et lui cacherait qu’en réalité, il n’avait aucune confiance en ce qu’elle lui faisait boire. Un jour, le prince s’était demandé s’il ne risquait pas de se mettre Meredys à dos en refusant ses cadeaux. Après tout, même s’il adorait cet endroit, son parfum fleuri envoûtant et ses douces soirées ni trop froides ni trop chaudes, il n’était qu’un invité ici. La campagne terminée, il rentrerait au nord, sur Edenfjord, la terre natale de l’Empire.

Si tu es élu seulement….

Stefan frissonna. Les Pereterra régnaient sur l’Empire depuis deux siècles.

Je serai élu.

Il eut très froid, tout à coup…

Je serai élu…

« Viens Groucha… Il est temps de rentrer. »

Stefan inspira un long moment, puis poussa la porte, Groucha à ses côtés.

De tous les appartements du Palais Écarlate, il jouissait pour son séjour des plus élégants et des moins pratiques. Le sol était si poncé que Stefan manquait de déraper à chaque pas ; le lustre si fourni — mille chandelles apparemment — que de la cire gouttait sur les taies bleues du lit à baldaquin. Enlacé dans les draps vaporeux qui révélaient jusqu’au grain de sa peau, Edrian ne semblait pas s’en préoccuper. De son héritage Incarnat, le jeune homme arborait le teint sombre et cuivré, de son ascendance Pereterra, il avait le regard bleu azuré, et sans l'aide personne, il s’était forgé une silhouette svelte et musculeuse.

Stefan s’éclaircit la gorge.

« Ta mère est de retour, tu sais ce que ça signifie.

— Que vous allez encore vous crêper le chignon ? bougonna l’autre.

— J’ai besoin de ton sérieux pour une fois, Ed. »

Si un grognement fut sa réponse, son cousin daigna tout de même s’élever de l’oreiller. Ses cheveux bruns et bouclés tombaient devant ses yeux encore clos. Il bailla à s’en décrocher la mâchoire.

« Donne-moi une minute ou deux.

— Mon espionne va arriver.

— Tu es le Prince impérial, tu peux la faire attendre.

— Madame la duchesse dirait que prince n’est plus un vrai titre depuis que l’Empire n’est plus un régime héréditaire. »

Un nouveau grognement, plus docile cette fois-ci. Edrian s’était dressé. À pas feutrés, il vint enlacer Stefan et lui déposa un baiser sur le front, avant de s’envelopper sous une tunique cramoisie. Il réarrangea ses boucles, se parfuma, lissa les plis de son gilet.

Le Prince prit place devant une coiffeuse d’acacia poli et patienta, ses yeux rivés sur le miroir.

« Tu es parfait, constata Stefan sans le regarder. Va donc faire le lit. Je ne veux pas que nos ébats s’ébruitent.

— Tu n’avais qu’à pas prier aussi fort, hier soir », rétorqua Edrian en obéissant.

Stefan pouffa. Comment ce jeune dévergondé pouvait-être son bras droit dans sa campagne ?

Comme escompté, la camériste ne tarda pas et comme escompté, ce soir-là, il ne s’agissait pas de Mora l’élégant styliste aux longs cils dont Stefan avait l’habitude

« Ferme la porte à clé », l’accueillit-t-il sans sourciller. La jeune femme obéit. « Les rideaux, maintenant. » La camériste obtempéra, une fois encore, et se faufila jusqu’à Stefan, se plaça derrière lui, cramponna ses mains à ses épaules. « Personne ne t’a vu entrer ? vérifia le prince.

— Personne. »

Il la crut sur parole. Non pas qu’il eût le choix…

« Très bien, marmonna-t-il. Alors Candys. Ma tante, que prépare-t-elle ? »

Il plongea ses prunelles bleu sombre dans les siennes, d’un marron orangé. Candys s’était délestée de sa perruque aux boucles cuivrées et de minuscules cheveux se hérissaient sur son crâne chauve. En tant qu’autochtone, sa peau revêtait un teint mat tandis que celle de Stefan, en sa qualité de natif d’Edenfjord, était bien plus pâle.

« Beaucoup de choses », l’informa-t-elle en farfouillant dans la commode. Elle jeta une œillade vers Edrian, assis sur le lit. « Sa Grâce Incarnat est une femme de tous les fronts. »

Son accent trahissait une native aralloise mais nul n’aurait pu parier qu’elle venait d’Ophis. Elle empoigna une lame de rasoir, la fit rouler entre ses doigts puis, au bout d’un instant, commença à raccourcir la barbe noire du prince, d’un geste imprécis.

« Au cas où tu n’aurais pas remarqué le zeppelin qui vient de survoler la ville, insista Stefan, ma tante est de retour. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai un rasoir contre votre gorge. Soyez patient.

— Une fille aussi intelligente que toi doit savoir qu’elle n’irait pas loin avec ce méfait. » Il siffla Groucha. La panthère s’approcha de son maître, penaude. Parvenue à sa hauteur, elle se blottit contre ses jambes. « Qu’une goutte de mon sang ruisselle sur ton couteau de fortune, Candys, et c’est le tien qui recouvrira ces murs. »

La camériste ne cilla pas.

« Je sais bien. »

Docilement, elle continuait de le raser. Stefan l’examina un instant, sourcil dressé. Quelle énigme que cette fille-là. Voilà trois ans maintenant qu’il avait croisé sa route et il ne savait toujours pratiquement rien d'elle.

« Je viens d’Ophis, le Cobra Borgne en avait après moi alors je suis venue ici », clamait-elle à qui voulait bien l’écouter.

Rien d’atypique au premier abord, les réfugiés d’Ophis pleuvaient sur Ciudacarmina, ballotés comme des rats dans les immenses calles des navires de commerce. Le duc les accueillait à bras ouverts et, dans son infini bonté, les vendaient aux conglomérats qui détenaient les mines et les chantiers. Candys avait emprunté un autre chemin. De fil en aiguille, elle était parvenue au Palais Écarlate et avait escaladé l'échelle sociale au point d'aujourd'hui servir la fille du duc et sœur d’Edrian, Shanaë Incarnat. Pour une somme coquette, elle servait à présent d’espionne au prince. Comment mettait-elle la main sur les ragots qu’elle lui fournissait ? Il l’ignorait mais jamais jusqu’alors elle ne lui avait menti. Sauf peut-être sur ses origines. Elle parlait trop bien pour une jeunotte de basse naissance.

« Apparemment, dit enfin Candys, la duchesse s’est rapprochée de Damos Faracyl, le propriétaire de la tour de Rubis. »

Stefan balaya l’information d’un geste de la main. Un nouveau riche avait acheté ce vieux temple arallois pour une bouchée de pain. Meredys souhaitait sans doute démonter le bâtiment pierre par pierre pour se tresser une robe de rubis, voilà tout.

« J’irai rendre visite à ce bonhomme, s’impatienta-t-il. Autre chose ?

— Oui, elle profite de l’absence de son époux pour désengorger les geôles. Elle a fait condamner à mort une trentaine de prisonniers. Le bruit court qu’elle avait besoin des cellules pour y placer le Sicaire et ses fidèles. Elle a aussi créé sa propre compagnie armée.

— Une garde rapprochée ? »

Que Meredys décapite quelques criminels ou qu’elle emprisonne un fanatique de Berenessa et son groupe de fidèles en attendant leur procès ne l’étonnait guère. Constituer un régiment entier en catimini était une autre paire de manches.

« Plutôt une milice…, rien d’officiel, je crois. Enfin, je ne suis pas vraiment sûre, je n’ai pas eu droit à beaucoup de détails. Je sais juste que votre oncle Trahgod en est le chef. »

Edrian s’éclaircit la gorge. À travers le miroir, Stefan nota qu’il fronçait les sourcils, à l’écoute.

« D’où tenez-vous cette information ? Jamais ma mère n’aurait confié ce secret à quiconque…

— Oh… eh bien, de Cario Henrys.

— Un sergent ? demanda Edrian.

— Un soldat.

— Un soldat ?

— Un soldat fait sergent. »

Stefan dressa un sourcil.

« Il fait partie de ceux enrôlés par la duchesse, expliqua Candys. Sa promotion venait avec une prime coquette : un petit vignoble à l’intérieur des terres.

— Cher payé pour un pion de seconde zone, maugréa Stefan.

— Mieux payé que ce que vous me proposez. »

Les doigts du Prince roulèrent sur les accoudoirs rembourrés de son fauteuil. Les vignobles ne manquaient pas, en périphérie. Le problème était que Meredys soit prête à dilapider des terres à de vulgaires soldats.

« Ce ne sont pas des promotions, c’est de la corruption, se contenta-t-il de dire.

— La différence est mince, soupira Candys en s’attaquant désormais à la chevelure du prince. Je coupe ? » Il secoua la tête et exigea qu’elle coiffe ses mèches blondes mi-longues en un chignon serré. La camériste reprit. « Vous pourrez lui dire en face.

— Je n’aurai pas le temps. Je devrai me contenter de la voir sur le pouce. Elle va se dépêcher de rejoindre la réception de cette socialiste de Dannie Weugrey. Tous les mange-merdes seront de la fête. Pour rien au monde elle ne manquerait une telle occasion de se pavaner. La Weugrey y a convié tous les prétendants au titre de mon père… »

Stefan congédia Candys dès qu’elle eut fini et sirota son fond de whisky. La camériste partie, Edrian s’étira bruyamment. Le Prince, lui, se mordait le doigt, fort. Il réfléchissait. Que cherchait sa tante ? Elle tenait déjà Ciudacarmina dans le creux de sa main d’argent.

Un goût de sang lui envahit soudain la bouche. Stefan guigna son doigt. Un filet rougeâtre s’en écoulait.

« À propos des prétendants, fit Edrian, j’ai commencé à éplucher leurs dossiers.

— Ah oui ? » Stefan inclina son index. La plaie commençait à le lancer. « Qu’est-ce que ça dit ? »

Edrian lui confia tout ce qu’elle savait. Ainsi, Stefan apprit-t-il que Charloo Artos était entouré d’un cortège de rumeurs en tout genre : fantasmes abjects et cannibalisme ; que Fatherland Cardinal ressemblait à un petit campagnol roux et bougon ; que Barnabas Lombrage était un illuminé, épris de ballades immondes et de traditions désuètes ; que Marco Decour se ruinait aux paris équestres sur toits — sorte de spécialité de Ciudacarmina aussi improbable que dangereuse.

« Quatre gredins incapables de se faire élire tant leurs tares sont lourdes, jugea Stefan.

— Il est vrai que jamais le Congrès ne voterait pour un gredin », contrattaqua Edrian.

Stefan ne parvint à ravaler son sourire. Rares étaient les Empereurs sains et avenants. Ceux qui clamaient l'être au début de leur mandat ne le restaient jamais à la fin.

« Tu devrais t’en méfier tout de même, renchérit son amant. Fatherland Cardinal est un maître des échecs et le comptable de sa famille qui, dit-on, disposes de centaines d'hectares. Barnabas Lombrage est un guerrier d’élite, à la tête d’une compagnie reconnue de fusiliers. Marco Decour est le neveu d’une certaine Oryane…

— Ministre de la diplomatie, compléta Stefan.

— …et actuelle ambassadrice impériale à Araphis. Quant à Charloo Artos, il bénéficie du prestige de son père…

— Le prestige d’un vieillard suranné, vociféra Stefan. Bevriz Artos n’est plus qu’un vieux marchand aigri et revanchard qui n’a pas digéré la perte de son rang de ministre !

— Un prestige tout de même. Mon oncle Edba a toujours dit que c’était Bevriz Artos qui avait permis à l’Empire de conquérir le nord d’Aralan, pas l’Empereur.

— Et que sait-il donc, ton oncle Edba, à propos de la politique impériale, hein ? Cela fait des siècles que des despotes gouvernent les provinces d’Aralan. Les neuf qui ne sont pas tombées sous le joug impérial le savent bien. Les Arallois ne comprenez rien de la vraie politique. »

Du bout des doigts, il caressa la cicatrice au-dessus de son poumon droit. La marque d’une lame, profonde, hideuse. Stefan frissonna, il avait grand mal à respirer tout à coup.

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