10. Gaella

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Le soir, Gaella trouva une nouvelle lettre sur sa table de chevet.

« N’emprunte pas les corridors, il y a une porte dérobée dans ta chambre. Prends-là. Tourne deux fois à gauche puis avance tout droit. Tu connaîtras le chemin à partir de ce point. »

Gaella frissonna. Des passages dans les murs ? Elle devait les condamner. Hors de question qu’un intrus les trouve.

Les mains moites, la jeune femme regarda partout autour d’elle, retourna les meubles, souleva le tapis, tira les rideaux du lit à baldaquin, ouvrit les tiroirs de la coiffeuse. Rien. Dehors, l’orage tonnait et la pluie s’acharnait. Impassible, la tour de Jade miroitait comme une ampoule, signe qu’il était minuit passé.

Découragée, Gaella jeta un dernier coup d’œil autour d’elle. Seth mentait forcément. Il n’y avait rien, aucune trappe, aucune porte, pas même une échelle cachée derrière un miroir. Soudain, elle se rappela les courants d’air, les bougies qui s’éteignaient seules, le souffle entre ses doigts… La réponse sonna comme une évidence.

À pas feutrés, Gaella s’approcha du grand tableau familial. Lentement, elle glissa ses ongles le long du cadre. Elle était trop petite pour atteindre son sommet, aussi grimpa-t-elle sur le pouf de sa coiffeuse, se hissa sur la pointe des pieds. Ses mains effleuraient à peine le bois. Gaella parvint à empoigner un renfoncement dans le mur et, à l’aide du peu de force qu’elle avait dans les bras, se souleva d’une dizaine de centimètres. Cette fois-ci, ses doigts sentirent une excroissance dans le bois et lorsqu’elle parvint à la pousser, un cliquetis sonore résonna. Gaella manqua de s’effondrer en arrière quand le tableau bascula de son côté. Elle se rattrapa de justesse au renfoncement mural et, enfin en sécurité, retomba sur ses pieds.

Là où les visages jeunes et graves de sa famille l’épiaient deux minutes plus tôt, s’ouvrait un couloir béant. Il n’y avait rien, rien que le ruissellement des gouttes et les ténèbres noirs. Gaella savait qu’il était insensé de s’aventurer là-dedans mais maintenant qu’elle avait découvert le passage, le doute s’installait. Si son frère projetait de lui faire du mal, il l’aurait déjà fait. Il était déjà venu dans sa chambre, deux fois.

Alors, gagnée d’une résolution nouvelle, Gaella alla trouver une bougie, l’alluma fébrilement et s’enfonça dans les profondeurs.

La misérable lueur de la flammèche ne lui permettait pas de voir plus loin qu’à une poignée de mètres et, bientôt, elle ne distinguait plus la lumière de ses appartements en se retournant. À deux reprises, elle dut descendre une interminable échelle en s’efforçant de ne pas lâcher sa lanterne de fortune.

Deux fois à gauche, songea-t-elle en suivant la première bifurcation. Puis tout droit, se dit-elle après la deuxième. Plus les minutes passaient, plus son cœur se serrait. Une senteur poisseuse envahissait l’atmosphère et, aux murs, se succédaient des yeux noirs menaçants et des messages peu rassurants. Aidez-moi, crut-elle lire un instant. Gaella s’efforça d’accélérer pour ne pas y penser. Elle traversa une étrange salle juchée de tableaux inquiétants, une caverne striée de stalagmites de pierre, une galerie voutée et finalement une sorte de salle d’eau nauséabonde. Les égouts, devina Gaella. Elle sauta au-dessus du fleuve d’eau stagnante, manqua de tomber à la renverse et continua son chemin. Aux murs, la pierre remplaça la crasse et, loin devant, la lueur verdâtre du soir lui apparut.

Gaella émergea du tunnel, trempée par les eaux usées. Les lambeaux de sa robe noire lui collaient à la peau. Le voile, lui, avait dû s’accrocher à un pic de pierre et n’était plus qu’un vulgaire amas de résille. Gaella s’appuya sur un palmier. Malgré la pluie battante, elle reconnut les jardins de l’Hôtel de Telvah, leur végétation luxuriante et immenses fleurs multicolores bordées de ruisseaux artificiels. En face, au sommet d’une colline, de l’autre côté d’un lac de cristal, se dressait le mausolée en pierre noire où reposait Ariane.

Gaella resta plantée-là, hésitante. Il était trop tard pour faire demi-tour. Elle s’élança donc, résolue.

« Une damoiselle ne devrait pas s’aventurer seule dans cette ville. Surtout pas à cette heure. Qui sait quels hommes mal intentionnés pourraient la trouver ? »

Gaella sursauta. Elle ne l’avait pas vu, penché contre une pierre. Seth la dévisageait avec des yeux de jade sans émotion.

Des rides creusaient son front rongé par les froncements incessants de ses épais sourcils. Ses oreilles étaient légèrement décollées, son teint mat plus sombre que ceux des autres Venator. Il ressemblait beaucoup à Adalyn et à son instar, il ne gardait de sa beauté de jadis qu’un charme sinistre. Huit ans d’exil n’épargnaient personne.

« Des hommes comme toi ? lui envoya Gaella sur un ton désinvolte.

— Une damoiselle ne devrait pas non plus provoquer des inconnus.

— Tu n’es pas un inconnu, tu es mon frère. »

Seth ricana. Sur sa poitrine, brillait la broche d’émeraude. Ce devait être une fausse car Julian la lui avait confisquée, huit ans plus tôt, après son procès.

« Ce n’est qu’à moitié vrai. » Ses lèvres s’étirèrent en un sourire mauvais. « Une vraie sœur ne regarde pas son frère avec un tel dégoût, un tel mépris, une telle crainte.

— Je ne m’attendais pas à te voir », murmura Gaella. Sa bouche était sèche. Parler lui irritait les lèvres. « Je pensais…

— Que j’allais manquer les funérailles de ma jumelle ? Que j’étais un fantôme ? Ou alors que je revenais me venger de la famille qui m’a exilé sur la base de rumeurs et de mensonges ? Tu as peur, petite sœur. Je lis en toi comme dans un livre ouvert. Inutile d’arborer ton masque de putain détachée.

— Et pourtant, je suis là. Sans garde, sans arme. J’aurais très bien pu laisser ton invitation sans réponse.

— On ne m’avait pas prévenu que tu étais aussi imprudente. Je m’attendais à ce que tu invites ton Darhgo. J’aurais voulu le rencontrer… et le mettre en garde. Je doute que Mère et Julian savent pour votre petite idylle. J’espère qu’ils ne l’apprendront pas. »

Gaella blêmit. Heureusement, l’obscurité baignée de vert empêchait Seth de le remarquer.

« C’est pour me faire chanter que tu m’as amenée ici ?

— Non, maugréa Seth. Ce n’était rien qu’un conseil désintéressé.

— Je n’ai pas besoin de tes conseils.

— Détrompe-toi. Les parents n’apprécient pas les amourettes en catimini.

— Il y en a sûrement qu’ils méprisent plus que d’autres. »

Elle en avait trop dit, mais elle ne pouvait pas montrer de signe de faiblesse. Seth s’approcha dangereusement, à tel point que la jeune femme sentait son souffle âpre sur le visage. Ses dents jaunies par le tabac se murent en un sourire sarcastique.

« Sûrement, oui, soupira-t-il. Mais je te suggère de ne pas t’aventurer sur ce chemin. »

Il se détourna. Les basques de son long manteau trainaient dans l’herbe boueuse.

« Non, petite sœur, je ne suis pas là pour te menacer. »

Seth fit les cent pas. Un pistolet pendait à sa ceinture.

« Jamais je n’aurais cru remettre un pied dans cette foutue ville. Il y a quelques semaines, pourtant, j’ai entendu un cri dans les ténèbres, la voix d’Ariane qui m’appelait à l’aide. Je suis revenu pour elle. »

Il tendit une lettre froissée à sa sœur.

« Et j’ai trouvé cela dans sa chambre. Protège-là de la pluie, hors de question qu’elle se gâte. »

Gâtée, elle l’était déjà. Gaella peina à lire les mots qui y étaient inscrits.

« Pardonne-moi, mon frère, car je dois t’abandonner. La vérité est trop lourde, je ne pouvais plus t’attendre. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— À toi de me dire. »

Gaella pouvait à peine réfléchir. Le corps bouffi de sa sœur dansa devant ses yeux. Elle voulait fuir, regagner les égouts et s’enfouir sous sa couette et pleurer. Malheureusement, Seth n’en avait pas fini avec elle.

« J’ai fait une autre découverte. »

Il s’approcha des portes du mausolée. Un cadenas les condamnait. Seth dégaina le pistolet à sa ceinture et le pointa sur le verrou. Gaella s’attendait à un coup de feu mais seul un son sourd résonna dans la nuit.

« Tu vandalises sa tombe ! s’inquiéta-t-elle sans considérer l’évidence de ses propos.

— Pas sa tombe, non », s’exclama Seth en s’engouffrant dans le mausolée avec un tonnerre de grondements.

La gorge serrée, Gaella le suivit. Le cercueil d’ébène gisait à l’intérieur sans fioriture ni décoration, sans fleurs ni mots d’hommage.

« Ne trouves-tu pas étrange qu’Ariane ait été enterrée ici, susurra Seth, dans l’enceinte de l’Hôtel de Telvah et non comme convenu dans le Cimetière de Lyndra ?

— Ils voulaient éviter les attroupements », justifia Gaella. L’air était lourd et chaud pourtant elle avait froid. « Ils voulaient éviter les fanatiques et les pilleurs de tombes…

— Une bonne chose que je sois les deux, rétorqua Seth. Et c’est une bonne chose qu’il n’ait pas encore été scellé. » Sur ses mots, il souleva le couvercle du cercueil. Gaella se couvrit la bouche avec sa main gantée. « Et c’est une bonne chose que ce ne soit pas notre sœur là-dedans. »

Le corps enflé d’Ariane gisait dans son sarcophage, maquillée et poudrée, mais maintenant que Gaella pouvait l’examiner en toute liberté, elle découvrit ce qui la préoccupait autant. La femme à l’intérieur, aussi familière était-elle, n’était pas Ariane.

« C’est impossible, s’étouffa Gaella en titubant en arrière. Je l’ai vue, pendant la cérémonie. » Elle s’étouffa sur ces paroles. Il s’agissait de la dépouille qui a été inhumé. « Je ne comprends pas, qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi cacher le vrai cadavre ?

— En effet, tu ne comprends pas, petite sœur. Il n’y a pas de corps à cacher.

— Elle était malade.

— Depuis des années. Son état n’avait pas empiré récemment. »

Le souffle de Gaella se saccada.

« Mais alors, elle…

— Est vivante jusqu’à preuve du contraire. Sinon pourquoi enterrer une autre femme à sa place ? » Seth agita la lettre de papier jaunie devant les yeux de sa sœur. « Ceci est la preuve qu’Ariane a filé. Je ne sais pas où, je ne sais pas pourquoi, mais je compte bien le découvrir. C’est là que tu interviens, petite sœur. Tu vas mener l’enquête avec moi. »

Son regard se plongea dans celui de sa sœur, qui, pour la première fois, parvint à le soutenir.

« Pourquoi intervenir ? Si Ariane est partie, c’est qu’elle avait ses raisons. Pourquoi ne pas respecter son choix ?

— Cette famille, gronda Seth, détruit ses enfants, un par un. Moi, Ariane, dois-je te donner le nom du suivant ? De la suivante ? »

Les prunelles de Gaella s’embrasèrent.

« Ne prétends pas te soucier de moi.

— Je me moque de ton sort, petite sœur. » Le sourire moqueur était de retour. « Seule m’importe Ariane. On ne disparait pas du jour au lendemain sans raison. Quelque chose s’est produit et pour notre bien à tous les deux, nous devons découvrir quoi. »

Gaella fulminait. Elle ne savait plus pourquoi, mais elle voyait rouge. Avec l’invitation de la duchesse, sa vie prenait enfin un tournant positif. Bien-sûr, il fallait que Seth, l’Enfant Prodige, intervienne avec ses conspirations et bouleverse son quotidien, ses rêves, ses espoirs.

D’un autre côté, pourtant, la curiosité la dévorait. Elle ne tenait ses nouveaux privilèges que de la mort de sa sœur, sa sœur qui avait vécu la vie qu’elle s’apprêtait à découvrir, sa sœur, qui, du jour au lendemain n’avait plus donné de signe de vie. Ce qui lui était arrivé, pouvait lui arriver aussi.

Seth s’approcha. Sous la pluie, il ressemblait à l’un de ces revenants chapeautés qui hantaient les récits de Madame Vautour.

« Je veux brûler cette ville pour en déterrer les secrets, détruire ce vieux palais et extirper ses vérités. Je veux dépecer nos parents, nos tantes, nos putain de serviteurs jusqu’à révéler leurs mensonges au grand jour. » Un rictus se dessina sur les lèvres. « Et surtout, petite sœur, je veux que tu sois mes yeux et mes oreilles. »

Gaella déglutit péniblement mais son menton demeura levé.

« Qu’as-tu à me proposer en échange ? »

Seth sourit. Quelque part, une vipère siffla dans les fourrés.

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