9. Gaella

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Gaella attendait, ses cheveux tressés balayés par le vent.

Ophis était belle à cette heure de la journée. Les lueurs orangées flattaient les vagues ronronnant contre la brise matinale. Le quartier des Murmures s’étalait au sud de la muraille, bien loin de l’agitation du port et de la place de la tour. Ici, les navires n’étaient que des simples voiliers, les immeubles des maisons mitoyennes à colombage bâties à même la crique. Des terrasses aménagées jonchaient leurs toits, verts comme les volets laissés fermés pour chasser la chaleur de la fin de l’été.

Cigarette entre les doigts Gaella, attendait la duchesse et ses gens depuis la sixième heure du matin, à la terrasse du Marin des mers. Pour l’occasion, elle s’était parée d’une longue robe de lin, blanche et asymétrique, et d’un bracelet serti de pierreries en forme de serpent. Son teint olivâtre se dévoilait entre ses anneaux.

La jeune femme se trouvait radieuse, aujourd’hui, même si pour l’instant, seuls les soldats en couverture prétendant siroter leurs rhums à l’Artisane en profitaient.

Son père ne lui avait donné que peu d’indications.

« Tes intuitions te guideront », avait-il confié la veille.

Dans d’autres circonstances, ces mots l’auraient inquiétée. Elle n’aurait pas su quoi faire, quoi dire. Elle aurait cogité toute la nuit, les yeux grands ouverts et les lèvres pleines de formulations douteuses qu’elle aurait cœur à répéter. Mais d’autres préoccupations hantaient ses nuits à présent.

Le cœur lourd, Gaella aventura ses doigts dans son décolleté et tira la lettre de Seth. Elle n’avait pas eu le temps d’enquêter pour trouver le temps de réfléchir à sa proposition. Seth avait pénétré dans son intimité, l’avait épiée et avait déposé cette lettre pendant qu’elle dormait. C’était cette idée qui l’obsédait, se savoir à la merci de son frère et de ses pulsions incestueuses. En se levant, elle avait trouvé la chaise de la coiffeuse tournée, vers elle. S’était-il assis, là ? Et si oui, qu’avait-il fait ? L’avait-il juste regardée ou avait-il sorti sa queue ?

Malgré l’air marin, Gaella sentit la nausée la gagner. Elle lampa son verre d’eau pour oublier l’image atroce fantasmée par son esprit encore cotonneux.

Soudain, les mouettes s’envolèrent en gueulant. Une voiture s’arrêta face eu restaurant ; un immense bolide, lisse et moderne, d’un métal rouge vif miroitant au soleil. Quand la portière coulissa, une jambe de soie rouge s’appuya sur le marchepied et Meredys Incarnat, enveloppée de son aura écarlate, accourut avec les bras grands ouverts.

« Quel temps magnifique pour découvrir votre fabuleuse capitale ! se réjouit-elle en baisant les joues de Gaella avec entrain. Mon petit, je vous présente mon fils Sebastan Incarnat. »

Vêtu d’une chemise à jabot immaculée, un bellâtre aux cheveux frisés parut aux côtés de sa mère. Le brun de sa peau contrastait avec la pâleur neigeuse de celle de Meredys, mais mère et fils partageaient les mêmes yeux d’un bleu laiteux. Gaella sentit un frisson la parcourir quand il lui caressa discrètement la main avant d’y déposer un baiser.

« Je suis ravi de faire votre connaissance, Gaella. »

Sa voix était suave et son accent impérial discret.

« Plaisir partagé, Sebastan. »

Il lui sourit, d’un sourire magnifique. Gaella sentit un picotement sur la poitrine. La nausée s’en était allée.

Quelqu’un d’autre descendit du marchepied. Le dédain caché derrière ses lunettes noires, Oryane Decour déploya une ombrelle d’un geste délicat, et ce bien qu’elle portait déjà un canotier.

« Puis-je vous proposer quelque-chose à boire ? »

Meredys et Sebastan s’essayèrent au traditionnel rhum à l’Artisane. Oryane, elle, commanda un jus d’ananas.

« J’aurais cru que vous fumiez des cigares, ici. » Meredys désigna la cigarette vissée entre les lèvres de Gaella de ses doigts métalliques. « Après tout, sur les photographies officielles c’est ce que fumait votre père.

— Les cigarettes sont plus pratiques. Mais si vous voulez vous essayer aux cigares araphiens, je peux vous en apporter un.

— Ma foi pourquoi pas.

— Si c’est si gentiment proposé », se réjouit Sebastan.

Il s’était penché en avant et la reluquait sans la moindre discrétion, ses lèvres tordues en un sourire aguicheur. Les joues de Gaella rosirent ; elle n’avait pas l’habitude de ce genre de regard. Elle se sentait nue. Flattée mais dénudée contre son gré. Quand Darhgo l’observait, ses yeux étaient doux, comme s’ils demandaient sa permission. Sebastan, lui, la défrichait sans retenu. Il l’enfourcherait s’il le pouvait. Du moins, il le laissait entendre. La présence des gardes en couverture ne la rassurait qu’à moitié. Seule celle de Meredys la réconfortait sans arrières pensées. La dame lui accordait des sourires radieux, s’intéressait à elle, la questionnait sur ses habitudes.

« Et ici ? Vous y allez souvent ? » « Oh, et cette montagne là-bas ? Vous l’avez gravie, je suis sûre. » « Vous avez dû remonter cette jetée avec bien des amants, je me trompe ? »

Elle écoutait les réponses avec attention ; Gaella le lisait dans ses yeux. Son honnêteté était palpable et, pourtant, elle conservait ses allures régaliennes, ses gestes calmes, sa voix envoutante. Gaella ne se contentait pas d’apprécier sa présence, elle voulait être elle. Adalyn lui sembla encore plus vide et laide, face à Meredys Incarnat, l’accessible duchesse de Ciudacarmina.

Bientôt, la fumée des cigares envahit la terrasse. Oryane battait l’air d’un éventail de dentelle pour s’en protéger. Meredys, elle, cherchait l’approbation de Gaella, une risette enfantine sur le visage. Gaella n’eut pas le cœur d’avouer aux Incarnat qu’ils crapotaient sans retenu.

Leurs verres terminés, Gaella conduisit ses invités sur la jetée. Du côté de la crique, des flâneurs se prélassaient à l’ombre des palmiers. Sebastan éclata de rire quand un lémurien vint chaparder un de leur fédora. Meredys, elle, s’étonna de voir que des serpents de compagnie enserraient le cou de certains individus.

« Des mondains, expliqua Gaella. En général ce sont ceux qui tiennent les casinos et les hôtels. »

Les bordels, surtout mais, cela, elle l’omit.

« Et ces volets verts, commenta de nouveau la duchesse. Magnifique.

— Ce sont des traces de l’histoire, raconta Gaella. Pendant la guerre, les royalistes peignaient grossièrement le volet des ennemis de la monarchie. Quand mon père est arrivé au pouvoir, il a exempté d’impôt les résistants - ceux qui avaient survécu du moins. Ainsi, beaucoup ont décidé de peindre leurs volets en vert pour s’écrire un passé de résistant à la va-vite. Ça n’a pas marché. Leur peinture était trop lisse, alors que les royalistes, eux, bâclaient la leur. Et puis, mon père ne s’est pas appuyé sur l’apparence des volets des maisons pour mettre en place sa loi. Il tenait un registre. Malgré tout, beaucoup de naïfs avaient cru la rumeur.

— Je ferais bien peindre ceux de Ciudacarmina », se contenta de dire Meredys. L’interlude historique ne l’avait manifestement pas bouleversé. Gaella ravala sa moue. « En rouge. Un rouge cardinal.

— Tout est déjà rouge à Ciudacarmina, plaisanta Sebastan. Même son nom.

— C’est ce qui donne son cachet à ma ville. »

Arrivée au petit port de plaisance, Gaella les fit embarquer à bord de l’Arc Argenté, sa caraque d’apparat personnelle. Elle activa l’équipage et jeta l’ancre au milieu de l’embouchure du fleuve Daris, juchée de part et d’autre de tecks et d’okoumés, parmi lesquels se perdaient des cabanes de pêcheur.

« C’est ici que les baleines trident viennent se reproduire en été, cria Gaella pour couvrir la cohue régnant à bord. Il est interdit de les chasser à cette période de l’année. » Elle tut la présence des baleiniers et la présence de braconniers, venus faire du repérage à bord de leurs voiliers. « Regardez, là-bas ! »

Elle pointa du doigt une masse noire qui émergea des embruns, une nageoire caudale à trois dents.

« Impressionnant », commenta Meredys en se retournant vers son fils, hébété.

Oryane, elle, ne semblait pas impressionnée.

« C’est là aussi que Quantyr Kaedredin a fait couler la flotte d’Araphis, lors de la bataille de la Maryse, non ?

— La flotte du prince Estyr, corrigea Gaella. Mais oui, c’est bien là.

— Certaines personnes ont dû faire fortune sur le pillage des épaves, j’imagine. »

Gaella se crispa. Elle avait relevé l’accusation.

« C’est un commerce comme un autre, intervint Meredys. Moi, je comprends tout à fait, en tout cas. Amasser un douillet pactole en travaillant face à une vue pareille. Que demander de mieux ? »

Gaella sourit. Au soleil, les boucles rouges de Meredys brillaient d’un éclat doré et ses yeux prenaient la couleur de la mer.

De retour sur la terre ferme, Gaella les invita à escalader les mille marches creusées dans la muraille. Héritée des fortifications millénaires, celle-ci encerclait le centre-ville d’Ophis. Les tours dévorés par le lierre qui la bordaient offraient la plus belle vue sur la tour de Jade.

Au beau milieu de la montée, l’ambassadrice s’arrêta, prise de hauts le cœur.

« Je suis trop vieille pour ces conneries, pesta-t-elle en s’agrippant à la rampe rouillée.

— Nous sommes bientôt arrivés », la rassura Gaella. Ils étaient à mi-chemin, en réalité. « Plus qu’un petit effort. Je vous promets que la vue en vaut la chandelle.

— Sans moi. J’ai déjà vu Ophis depuis les airs, Mademoiselle. Je vais vous attendre ici.

— Sebastan, intervint Meredys, raccompagne Madame Decour en bas, tu veux bien, mon garçon ? »

Son fils acquiesça, les épaules affaissées. Gaella et la duchesse finirent l’ascension en tandem.

« Ce n’est pas chose aisée de gravir ces marches en robe, vous ne trouvez pas ? »

Meredys y arrivait très bien. Elle ne suait pas, ne sentait pas, ne buttait jamais sur les pans de sa tenue.

Quand elles arrivèrent au sommet de la tour, le crépuscule s’était déjà installé, au grand dam de Gaella. Elle serait bien restée encore un temps, en compagnie de la duchesse.

« C’est magnifique. »

Scindé en son centre par la tour de Jade, le soleil donnait une teinte rosée à la ville d’Ophis. La baie roucoulait sous le chant des grillons et des oiseaux du soir. Une brise salée chassait la chaleur moite. Les yeux fermés, Gaella respira l’air pur. Elle aurait souhaité que le bras mécanique de son balcon la rejoigne ; elle aurait voulu sauter sur les parapets, se laisser tomber vers les meurtrières et voler, surplomber cette mer orange, ses baleines et ses épaves.

Au lieu de cela, elle se tourna vers Meredys.

« Alors, comment trouvez-vous Ophis ?

— Mieux que dans mes souvenirs. » La duchesse jeta ses longues boucles écarlates en arrière. « La dernière fois que je suis venu, c’était il y a vingt ans. Vous n’étiez pas née, je crois. La ville était un champ de ruines et de maisons de caillasse.

— Ça l’a été pendant longtemps. Mon père a mis plus de vingt ans à tout moderniser. » De la pointe de son menton, elle indiqua, au loin, les grues et les échafaudages, du côté du quartier nord. « Et il n’a pas encore fini…

— Dites-moi, s’enquit Meredys, vous avez beaucoup voyagé, Gaella ?

— Je suis allée plusieurs fois à Ravineï, à Ostrigald, à…

— Je veux dire voyager. De l’autre côté de la frontière d’Araphis. »

Gaella agita la tête.

« Pas que je me souvienne, non. »

Meredys sourit.

« Eh bien, ce sera une première, alors. » Sur ses mots, la duchesse extirpa du décolleté de sa robe en dentelle rouge une missive scellée. « Gardez cela bien précieusement.

— Qu’est-ce ? interrogeant Gaella en lorgnant le papier jauni.

— Ouvrez donc. »

Gaella s’exécuta. Elle décacheta l’enveloppe, la retourna et commença à lire.

Invitation personnelle à Mademoiselle Gaella Venator pour le bal que la Baronne Dannie Weugrey aura l’honneur de donner à la Duchesse Meredys Incarnat, née Pereterra, dans le domaine du Cube Doré, le 18 septembre 1914, à huit heures du soir.

La jeune femme sentit ses commissures se redresser. La première d’une longue liste. Enfin, on lui accordait l’attention qu’elle méritait.

« Je le tiens en l’honneur de mon neveu le prince Stefan, détailla Meredys. Son père, mon demi-frère et accessoirement Empereur d’Edenfjord va bientôt abdiquer, aussi espère-t-il rallier du soutien. Tout le beau monde du continent y sera. Le Tesyle, la Regalia, même l’Est du roi Teodyr. Et surtout, il y aura vous, n’est-ce pas ? La belle héritière du clan Venator.

— Je… Je ne sais que dire, Votre Grâce.

— Commencez donc par me révéler si vous comptez venir. »

Gaella n’hésita pas l’ombre d’une seconde.

« Bien entendu, c’est un immense honneur que vous me faites !

— C’est la moindre des choses, se réjouit Meredys. C’est nous qui sommes honorés. Les domaines de Dannie Weugrey sont splendides, vous verrez. Ce sera le bal du siècle. Le dernier du mandat de l’Empereur. Vingt mille convives sont attendus, l’occasion de tirer un trait sur les guerres, les batailles et de bâtir un nouvel ordre de paix. Vous, Gaella, vous êtes le futur de l’Araphis, votre pays. Il est naturel que vous le représentiez. J’ai grande hâte de vous y voir dans vos plus beaux atours. »

La duchesse caressa la joue de Gaella. Les doigts d’acier, froids comme de la glace, lui frôlèrent la peau.

« Et surtout, apportez votre plus beau sourire. »

L’espace d’un instant, les lèvres de la jeune femme se crispèrent. Qu’allait en penser Julian ?

« Vous pouvez compter sur moi, Votre Grâce. Je me réjouis d’avance. »

La duchesse lui offrit un superbe sourire.

Avant de remonter dans leur voiture, Meredys et Sebastan lui baisèrent la joue, tour à tour. Oryane fut la dernière à tirer sa révérence. Point de baiser de son côté, ni même de signe. Elle se contenta de fondre sur Gaella, tandis que ses deux compagnons disparaissaient derrière la portière de leur diligence. Ses lunettes teintées, son nez vouté et son immense chapeau lui donnaient l’air méfiant d’un rapace en quête d’une charogne.

« Puis-je compter sur vous pour remettre un message à votre père, Mademoiselle ? »

Gaella hocha la tête en prenant soin de dissimuler ses doutes.

« Très bien, reprit Oryane, alors voici. La duchesse est une femme polie, une femme douce, une femme qui ne veut pas froisser. Moi pas. »

Elle se raidit et leva son menton.

« Il se murmure au Congrès Impérial d’Edenfjord que l’Araphis est la poubelle de l’Empereur. On raconte qu’il vous envoie tous les magistrats devenus trop encombrants ou ambitieux. La plupart reviennent après un mois, la queue entre les jambes. Certains se suicident à leur retour. Canterra, lui, a même réussi à mourir de la dengue noire. »

Oryane retira ses lunettes de soleil, dévoilant un regard bleu acier. Deux billes étrécies scrutèrent une Gaella empourprée.

« Moi, en revanche, poursuivit l’ambassadrice, je suis venue de mon plein gré. Je suis ici pour faire respecter des traités trop longtemps bafoués par l’incompétence de mes prédécesseurs. Je suis ici pour représenter ma nation, mon Empire, ma patrie. Je ne suis pas votre ennemie, je suis votre carte de survie. Car depuis huit ans maintenant et même s’il vous envoie des invitations à des bals, l’Empire d’Edenfjord est profondément insatisfait de votre manière de faire. Aujourd’hui, il vous envoie sa ministre de la diplomatie, votre dernière chance. J’ose espérer que nous parviendrons à trouver un accord. »

Oryane glissa de nouveau ses lunettes sur son nez aquilin.

« Présentez-lui de nouveau mes condoléances pour sa fille. En espérant ne pas avoir à lui en transmettre pour sa nation, d’ici les prochaines semaines. »

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