8. Gaella

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« Tout va bien ? »

Gaella se hâta d’essuyer ses lèvres avec la manche de sa robe. Avant que Darhgo n’accoure à sa rencontre, elle pensait, à tort, avoir réussi à fuir la veillée funèbre en s’abritant derrière un hibiscus.

« Oui, ça va », se contenta-t-elle de répondre.

Le lieutenant avait délaissé la tunique de soldat et le shako au profit d’un pourpoint noir filé d’émeraude et d’un catogan négligé. Gaella lut de l’inquiétude dans ses grands yeux noirs quand elle se retourna vers lui, un goût âpre dans la bouche.

Il dut remarquer la vomissure qui tapissait les fleurs car il se saisit aussitôt des poignets de la jeune femme.

« Gaella… Tu es sûre que…

— Je vais bien, s’impatienta-t-elle. J’avais… besoin d’être seule et… »

Un nouveau hoquet et elle se retourna pour vomir. Darhgo s’empressa de l’aider à se redresser. Honteuse, Gaella enfouit sa tête dans l’aisselle de son amant et le serra dans ses bras. Il empestait la sueur, la terre et le tabac. La chaleur de son amant la rassurait, mais quand elle le surprit, jetant des coups d’yeux hésitants autour de lui, elle recula aussitôt, frustrée. Toujours des précautions. Il n’avait pas confiance, jamais. Elle était trop jeune peut-être.

« Je dois avoir mangé un mets avarié, haleta Gaella. Le poisson avait une couleur étrange.

— Tu n’as pas touché au poisson, tu n’as touché à rien. » Le lieutenant lui caressa timidement la joue. « Tu ne peux pas tout garder pour toi.

— C’est mon père qui t’envoie ? Il aurait pu constater lui-même que sa fille chérie dégueule ses tripes à côté de ses invités de marque.

— Je n’ai pas besoin de lui pour m’inquiéter pour toi. »

Gaella s’éloigna en claudiquant. Ses boyaux se tordaient, son estomac émettait d’étranges sons, ses jambes s’emmêlaient comme des tentacules.

Depuis que Seth avait fait irruption dans la tour de Jade, Gaella se sentait observée, comme s’il se terrait derrière chaque pilier de marbre, chaque buisson fleuri, chaque parcelle d’ombre. Elle revoyait son sourire narquois, ses yeux rieurs. Mais cela, Darhgo ne pouvait pas l’entendre, ni le comprendre. Il la prendrait pour une folle. Alors, la jeune femme afficha un sourire de façade.

« Vous me raccompagniez, soldat ? Les invités m’attendent. »

Ils l’attendaient, en effet, sous le chant des criquets et des violoncelles. La veillée funèbre avait pour cadre le cloitre principal de l’Hôtel de Telvah. Au-dessus, le crépuscule se couvrait de nuages sombres sans inquiéter les convives. Buffets et fontaines, luminaires colorés et amarantes ; sans compter les innombrables gardes qui patrouillaient à l’étage, lourds fusils en main ; Julian avait visé juste.

Conformément à la tradition funéraire de l’Ordre de Berenessa, des prêtres dispersaient une poudre bleue aux quatre coins de la cour et six femmes aux corpulences différentes dansaient nues sur des piédestaux ornés de saphir. Les bourrelets de l’une d’elle s’agitaient au rythme de ses mouvements hypnotiques. En la dépassant, Gaella distingua deux blondinets se gausser.

« Pourquoi rient-ils ? demanda Gaella à l’oreille de Darhgo.

— D’un point de vue extérieur, vos traditions sont étranges. Surtout pour des Impériaux sans dieux. »

Tandis qu’elle s’avançait parmi la foule, la jeune femme essuya les condoléances des convives qui bourdonnaient autour d’elle comme autant de moustiques.

Le premier ministre Ydris Kornor entama une longue tirade, son fils se contenta d’un clin d’œil. L’intendant aux affaires étrangères lui offrit une flûte repoussant les mauvais augures, la dénommée Sidma Vorhès, une séance à son cabinet de psychologie. Gale, Andres et Connor, ses cousins, l’invitèrent à passer une après-midi à Ravineï, dans la demeure de leur mère Sheeva, avant que cette dernière n’arrive pour complimenter la beauté de sa nièce. Les Requië aux ongles noirs et aux oreilles en pointe tentèrent de l’interroger peu subtilement au sujet de Seth et de l’attaque du cortège mais furent interrompus par les vieux mafieux Karsenn. La pauvre dame se mit à tousser et son époux dut la conduire à l’écart.

Gaella peinait à se concentrer face à tous ces gens. De temps à autres, le cadavre enflé de sa sœur lui revenait en mémoire et la nausée ressurgissait aussitôt. Alors, elle n’écoutait plus, fixait le vide dans l’espoir de ne pas vomir. En vain, le flot des invités ne ralentissait pas et Gaella sentait l’odeur de la mort l’enivrer.

« J’ai besoin d’être seule, murmura-t-elle à l’oreille de Darhgo.

— Encore ? Tu ne devrais pas t’isoler, ton père…

— Reste ici, coupa la jeune femme. C’est un ordre. »

Sur ces mots, elle le planta-là. En se détournant, elle se sentit aussitôt coupable. Il ne méritait pas cela. Darhgo était l’un des seuls hommes à peu près sains d’esprit dans cette ville.

Gaella pressa le pas en direction d’un palmier court au feuillage dense. Elle l’avait presque atteint quand elle tomba nez à nez avec Ariabella Seyise.

« Sœur Seyise, je ne pensais pas vous trouver ici. » La jeune femme remarqua son père, au bras de la prêtresse. « Vous non plus, Père.

— Je vois que vous vous êtes remise de vos émotions, Ma Sœur, remarqua Ariabella Seyise. Tant mieux. Je disais justement à votre père que l’interruption de la procession de la Sœur Noire ne nuira pas à l’âme d’Ariane.

— Me voilà ravie, minauda Gaella sur un ton voilé.

— Et je vous l’assure également, coupa Ariabella, l’Ordre veille et ses ennemis ne demeureront pas impunis. »

Gaella crut d’abord qu’elle parlait de Seth et sourit. Pourtant, le regard de la Prêtresse s’attarda un peu trop longtemps sur elle.

« Ces foutus religieux, grogna Julian comme pour sortir sa fille de sa torpeur. Je croyais que la Seyise allait être différente, en sa qualité de Grande Prêtresse et la voilà qui fouine partout. Quand tu m’enterreras, ne fais pas appel à ces charlatans. Creuse un trou et fous-moi de dedans, sans plus en reparler. » Le Cobra Borgne déposa un baiser sur le front de sa fille. « Tout va bien, trésor ? Où est ta garde ?

— Partie, bafouilla-t-elle. Une affaire urgente, j’ai cru comprendre.

— J’espère que cette affaire n’implique pas de la bière et des putes. Je ne les paie pas à niquer et à se saouler. Bon, oublions ces gorilles. J’aimerais te présenter quelqu’un. Suis-moi. »

Gaella accusa le coup en hochant la tête.

Son père avait chaud. Du moins, il suait à grosses gouttes. Le col de sa tunique recouverte de médailles polies était humide, son front plus encore. Gaella se demanda s’il s’agissait de la chaleur de l’été, d’Ariabella Seyise et de sa curiosité malvenue ou de Seth.

Julian n’avait pas donné de signe de vie depuis la cérémonie, à tel point que Gaella avait cru l’espace d’un instant que son paria de frère l’avait tué et qu’on aurait seulement retrouvé son cadavre des années plus tard, dans les oubliettes de la tour de Jade. Finalement, il était revenu, l’air lessivé mais en un seul morceau. Gaella n’avait été qu’à moitié rassurée : si son père avait peur, elle avait raison d’être terrifiée.

Julian la conduisit vers une tablée cerclée d’orangers, à l’écart du cloitre. Les plats d’olives noires et les gobelets encore installés laissaient entendre qu’une délégation tout entière avait partagé un apéritif ici. De celle-ci, elle ne restait plus que deux femmes. Gaella n’en reconnut qu’une mais cela n’empêcha pas son estomac de se soulever.

« Je vous présente ma fille, Gaella », fredonna Julian en lui désignant une chaise.

Gaella s’y installa en prenant grand soin de dissimuler son excitation derrière un sourire altier.

« Eh bien, Julian ! s’exclama soudain celle en bout de table. Vous nous l’aviez bien cachée votre petite dernière. »

La femme se leva et courut s’asseoir à côté de Gaella. Ses longs cheveux rouges et les tissus vaporeux de la robe assortie suivaient chacun de ses mouvements avec grâce. L’autre, plus mûre, resta à sa place. Derrière ses lunettes en demi-lune, ses petits yeux azurs passaient la scène au crible. Un bandeau bleu retenait en arrière ses boucles aux reflets roux.

« Gaella, je te présente Oryane Decour, scanda Julian en montrant la femme aux lunettes. Elle remplace Federico Canterra au poste d’ambassadeur impérial en Araphis. Quant à cette charmante madame, il s’agit de…

— Meredys Incarnat, compléta Gaella. Duchesse de Ciudacarmina et sœur de l’Empereur.

Demi-sœur, corrigea l’intéressée. Je vois que vous me connaissez déjà.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, Votre Grâce.

— En bien, j’espère ! »

La duchesse se retourna vers Julian. Gaella nota les deux malabars pâles et blonds armés jusqu’aux dents qui veillaient derrière les orangers.

« Mais à vrai dire, moi aussi j’ai beaucoup entendu parler de vous, reprit la dame en rouge. Les rumeurs de votre beauté étaient avérées et… ma pauvre, vous avez sans doute entendu les mêmes brimades toute votre vie mais je suis frappée par la ressemblance avec votre sœur. C’est un compliment, bien-sûr.

— Le meilleur que vous pouviez me faire », minauda Gaella.

Malgré sa quarantaine d’années apparente, Meredys avait un visage fin, aux traits anguleux comme sculptés dans le marbre. Penchée contre la table, elle parlait en écartant les bras, souriait et tripotait son verre de rhum dans un tonnerre de cliquetis stridents. Sa main droite n’avait plus un doigt de chair, remplacés par des serres acérées en argent.

« Avant votre arrivée, reprit Meredys, je présentais justement à votre père mes plus sincères condoléances, en mon nom, en celui de mon demi­-frère et en celui de l’Empire. Ariane était une femme merveilleuse. Une femme rare. Même à Ciudacarmina, les journaux pleurent sa disparition…

— Oublions les médias, voulez-vous bien, Meredys. » Les lèvres pincées d’Oryane Decour remuaient à peine quand elle prenait la parole. « Ariane Venator était la sœur de cette mademoiselle, ici présente. Peu doit lui importer le malheur des autres. Vous avez mes condoléances. »

Gaella les accepta d’un timide geste de la tête.

« Merci, Madame… Mesdames. »

Elle aurait préféré que Meredys finisse sa phrase. Tout l’obsédait chez cette dame, sa voix froide, ses manières détachées, presque nonchalantes. Elle respirait le pouvoir. Oryane, elle, était une statue inexpressive dont la moue désappointée semblait figée pour l’éternité.

« Portons un toast à votre sœur ! s’exclama Meredys, peu rancunière. Puisse-t-elle trouver la paix, là où elle est ! »

La duchesse leva son verre et Gaella l’imita. Oryane aussi. Julian, lui, faisait les cent pas autour de la table, comme un fauve en cage.

« Vous étiez proche d’Ariane ? s’intéressa Meredys.

— J’aurais aimé l’être davantage, avoua Gaella.

— Je comprends. Votre aînée était populaire. Peut-être trop pour son propre bien. Je n’ai eu que rarement l’occasion de lui parler mais à chaque fois elle me faisait l’effet d’une princesse de conte de fée… La célébrité allait la froisser tôt ou tard.

— Sauf que ce n’est pas la célébrité qui l’a tuée, coupa Julian. Elle était malade.

— Vous savez, avec toutes les rumeurs qui circulent, s’excusa Meredys. Il est très dur de s’y retrouver. »

Julian se raidit. L’écoulement de la fontaine et le sifflement des moustiques semblèrent redoubler d’intensité.

« L’examen du légiste est formel », ajouta finalement le Cobra Borgne en s’asseyant.

Gaella préféra ne rien dire. Oryane griffonnait quelque-chose sur un carnet, caché sous la table. Meredys, elle, baissa les yeux.

« Tant mieux, alors. L’ignorance vous aurait rongé autrement. » Elle se tourna vers Gaella. « J’ai perdu une sœur aussi, vous savez, mariée de force au roi Teodyr de Qu’Oth. Je ne l’ai pas vue depuis plus de vingt ans. En un sens, moi aussi j’ai dû faire mon deuil. »

Elle frappa dans ses mains.

« Enfin, il ne faut pas que vous vous arrêtiez de vivre, Gaella. Profitez, respirez, dansez, chantez ! Vous êtes jeune, vous êtes magnifique, vous avez de belles années devant vous. La vie est trop courte pour ressasser les vieux fantômes. Dites-moi, j’ai décidé de rester quelques jours encore. Que diriez-vous de me faire visiter votre belle ville, demain ? »

Gaella écarquilla les yeux. Julian se tourna vers elle, l’œil vert inquisiteur, mais Gaella n’avait pas besoin de son approbation, ni qu’il lui force la main.

« Ce serait avec plaisir, Votre Grâce.

— Parfait ! J’ai hâte de vous retrouver. Disons à l’aube ? Je verrais bien un lever de soleil sur la mer !

— À l’aube ? Parfait. »

La duchesse lui offrit un superbe sourire. De l’autre côté de la table, Julian jaugeait sa fille. Elle lut dans son regard quelque chose qu’elle n’avait que rarement lu auparavant : de la fierté.

Tandis que Darhgo la raccompagnait dans ses appartements, Gaella se sentait drainée. Les obsèques, la veillée, le banquet, les discours, toutes ces occupations l’avaient éreintée et elle n’espérait plus qu’une chose : se réfugier dans son alcôve.

« Elle n’était pas si terrible cette journée, finalement », rassura Darhgo avec un sourire quand ils furent arrivés devant la porte de ses appartements.

Gaella lui répondit d’un baiser sur la joue. Elle l’aurait volontiers étreint, défroqué et entraîné dans sa chambre. Ce soir-là, elle n’en avait pas la force et ne s’autorisa qu’à caresser ses cheveux noirs et bouclés.

« Je suis fatiguée, tu me retrouves demain ?

— Ton père nous a demandé de renforcer la garde, révéla Darhgo l’air grave. Trois soldats dans le couloir, un devant ta porte. Je vais m’y coller, je crois.

— Ce n’est pas un peu excessif ? »

Darhgo haussa les épaules.

« Le cortège a été attaqué et il y a un criminel en ville. » Sur ce, il déposa un baiser sur les lèvres de son amante. « Essaie de trouver le sommeil. »

Les ténèbres régnaient dans les appartements de Gaella. Après avoir claqué la porte derrière elle, la jeune femme tituba jusqu’à la fenêtre et écarta les rideaux. Ophis somnolait sous la pluie battante. Minuit passée, la tour de Jade ronflait en diffusant ses lueurs vertes et criardes.

Sans se détourner de la vue, Gaella fouilla dans les tiroirs de sa coiffeuse pour en dénicher un flacon et quelques cotons. Elle gomma les marques anthracite sous ses yeux, sur ses lèvres, au-dessus de ses pommettes puis entrouvrit la fenêtre et se glissa sur le balcon. L’air était chaud, la pluie bouillante. Un éclair zébra le ciel et plongea sur la tour de Jade dans un fracas tonitruant. Yeux fermés, Gaella laissa la pluie se déverser sur elle, noyer la poudre, le khôl et le noir de ses lèvres.

La jeune femme éclata de rire. Pour la première fois depuis dix-huit longues années, elle se sentait libre et désirée. Demain serait le premier jour de son Histoire, celui qui signerait son avènement. Sourire aux lèvres, elle se glissa dans son lit, prête à séduire la duchesse dès l’aube.

Quand elle rouvrit les yeux, son cœur battait la chamade. Une goutte de sueur avait dévalé son nez. Sa chambre baignait dans une lueur verdâtre. Dehors, la lune était haute mais c’était la tour de Jade qui brillait le plus fort. De plus en plus fort, chaque nuit, au point d’en devenir aussi aveuglante qu’une étoile.

Tremblante, haletante, Gaella se redressa. Elle avait froid, comme en plein courant d’air. Pourtant, les fenêtres étaient closes. Mais les meubles, eux, avaient bougé. La jeune femme en était convaincue. Quelqu’un était venu. Le cœur en roue libre, elle se leva sur son lit.

« Il y a quelqu’un ? Montrez-vous ! »

Personne ne répondit. Gaella s’avança. Elle s’apprêtait à sauter de son lit quand la plante de son pied frôla quelque-chose. Son pouls redoubla d’intensité. Gaella se laissa tomber en tailleur. Sa main se referma sur la feuille qu’avaient découvert ses orteils. Le papier était jaunâtre, chiffonné. Elle leva la lettre à hauteur d’yeux, la retourna.

« Je t’attends sur la tombe d’Ariane, demain soir, à une heure du matin. J’ai un cadeau et une proposition. Viens armée. »

Gaella frissonna et jeta la lettre au sol. La tour de Jade s’éteignit. Sa chambre fut noyée dans l’obscurité.

Quatre heures du matin. Gaella fixait ses murs étrangers.

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