7. Seth

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Le Paria n’eut qu’à tendre l’oreille pour deviner le vacarme de la criée et, lorsqu’il déboula sur le port, une odeur fétide lui parvint au nez. Une odeur de plèbe.

Amarrées près du quai, une cinquantaine de navires recrachaient une vapeur noirâtre ; sur leurs ponts, capitaines braillards et marins débordés partageaient un ballet d’ordres et de réprimandes. Des grues d’acier déchargeaient des caissons entiers d’espadons, de thons et de requins aux pieds d’un marchand chapeauté, armé de ses contrats et notaires. Le reste s’accumulait dans d’immenses tonneaux sur les docks. Au loin, un crieur distribuait la gazette aux passants et, sur tous les balcons, le portrait d’Ariane flottait au vent.

Seth traversa la foule, tête baissée. Il n’aimait pas les ports. Trop de monde, trop de bruit, trop de puanteur. Même le poisson lui donnait la nausée. Il ignora les brasseries, les ateliers, les entrepôts, les baraquements, ne salua ni les marchands, ni les ouvriers émigrés de l’Est aux yeux jaunes.

Il ne s’arrêta qu’à l’extrémité sud de la cité, avenue Ettio Barditor, aux portes d’une gare à la façade encore en construction. Bâtie à même le mur d’enceinte du centre-ville, elle se voulait imposante avec sa quarantaine de mètres de hauteur, ses statues de serpents qui enserraient son seuil et cette horloge ornée de la devise Venator :

« Nôtre est le prix de la liberté. »

La gare Anna-Sofia en était au même stade que la dernière fois qu’il l’avait vue : en travaux.

Seth escalada les marches. Lorsque deux malabars au tatouage Venator lui barrèrent la route, il n’eut qu’à tapoter la broche pour les faire s’écarter. La sienne lui avait été confisquée huit ans plus tôt mais celle de Kaeleb faisait l’affaire. Il l’avait cachée dans sa botte pendant la cérémonie, pour ne pas que Julian la lui reprenne.

À l’intérieur de la gare, dix voies se succédaient et deux locomotives y vomissaient leur vapeur. Au-dessus, un semblant de dôme à l’architecture alambiquée tranchait avec les façades épurées des bâtiments d’Ophis.

Seth se planta devant la billetterie. Un homme au visage glabre y lisait un journal derrière une vitre placardée de pages de journaux. Le Paria frappa la vitre pour attirer son attention.

« Pas de train avant ce soir vingt-deux heures, soupira l’autre sans lever les yeux de son journal.

— Je ne prends pas le train. »

Seth posa sa broche et la fit glisser dans l’ouverture. Le cheminot retourna à ses lectures sans parvenir à cacher son malaise.

« Revenez ce soir.

— Si vous pouviez m’ouvrir l’accès des souterrains, j’en serais reconnaissant. » Sa paume picota et ses commissures se redressèrent. « Alessio, n’est-ce pas ? Je crois que vous savez ce que signifie cette broche. Alors ouvrez-moi. »

Le standardiste sursauta. La vitre s’était fissurée sans que personne ne la touche. Il examina la broche, la retourna plusieurs fois entre ses doigts, puis la rendit à son propriétaire. Alessio se redressa, ouvrit la porte de la billetterie et invita Seth à entrer en silence.

« C’est un endroit interdit aux visiteurs, l’alerta le cheminot. Je ne peux pas vous garantir que les agents de l’Etat vous laisseront... »

Seth lui tapota l’épaule. L’air hébété d’Alessio s’évanouit en même temps que son corps tomba dans les bras du Paria. Ce dernier le déposa doucement à terre. Les veines du cheminot avaient noirci, comme si de l’encre s’y écoulait. Son souffle était rauque, presque implorant. Seth tâta sa veste à la recherche d’un registre, qu’il trouva dans la doublure.

« Rayginald Bargor, vingt-cinquième porte », lut-il à voix basse en se relevant.

Ray travaillait toujours ici. Seth n’aurait pas pris le risque de descendre et de se faire repérer si ce n’était pas le cas.

L’expression tordue d’Alessio lui décrocha un soupir. Seth fouilla dans le fonds de ses poches poussiéreuses et en tira trois billets de dix araphs qu’il laissa tomber sur le standardiste.

Les souterrains étaient un enfer de corridors de souffre et de canalisations. L’air y était si dense, si noir, que les portes des bureaux étaient blindées pour le contenir au-dehors. Seth les comptait en avançant.

Une, deux, trois, quatre...

Vingt-cinq.

Il abaissa le heurtoir à trois reprises. Le bruit étouffé d’une chaise qui grince, les grognements dérangés d’un soixantenaire accroc au tabac et voilà que le vantail coulissait. Des yeux noirs et fripés apparurent dans l’entrebâillement, des yeux qui se décomposèrent aussitôt.

« Par le con de la déesse, toi, ici ? » Le vieillard tritura le système d’ouverture de la porte puis tira le battant. « Reste pas là, entre », ajouta-t-il en jetant un coup d’œil dans le couloir.

Seth obéit en silence et pénétra dans le bureau chaotique de son vieil ami. Sur son secrétaire, s’empilaient d’innombrables livres de comptes et un cendrier accueillait une douzaine de cigarettes ratatinées. C’était autre chose qui attirait le regard de Seth.

Le placard est toujours là.

La porte claqua et Ray émergea aussitôt. Son visage buriné et strié de cicatrices s’illumina en un sourire édenté. Un bonnet de laine grossièrement tricoté cachait sa calvitie.

« Je dois avoir une bouteille qui traine quelque part. Tu bois ? » Seth secoua la tête. « Oh. Vas-y, assieds-toi, assieds-toi. »

Il pointa du doigt le fauteuil de bois avachi devant le secrétaire. Seth s’y installa, croisa ses jambes. Le vieux avait sorti une bouteille de rhum arrangé de ses rangements.

« J’suis content de te voir, s’exclama-t-il. Ça fait quoi, cinq ans ? » Seth mima un huit avec les doigts. « Huit ? Bah dis-donc. T’as minci.

— Et toi, l’inverse », rétorqua Seth avec un sourire en coin.

Ray but une gorgée de cognac en pouffant. Son sourire se mut rapidement en une grimace attristée.

« T’as appris la nouvelle, hein. C’est pour ça que t’es là. » Seth ne répondit pas. « J’aurais aimé venir à l’enterrement. Ce devait être quelque chose. Mes condoléances en tout cas. » Il fronça les sourcils. « C’est quoi tes boucles aux oreilles-là ? Et ta bague ? Doit coûter cher ces conneries. »

Une nouvelle gorgée. Un silence embarrassant s’installa entre les deux, jusqu’à ce que Seth se racle la gorge.

« Pose la question qui te démange, Ray.

— Est-ce que t’es innocent, c’est ça la question ? renâcla Ray. Je n’crois pas aux conneries qu’on dit sur toi. T’es pas un ange mais t’es pas un tueur d’enfants, non plus. » Il serra les dents. « Par contre, t’es pas en sécurité. Y a des gens qui voudraient te voir au bout d’une corde. »

Leurs regards se croisèrent. Les épaules de Ray s’affaissèrent.

« T’as aucune envie de partir, hein. Pourquoi t’es revenu ?

— Tu le sais depuis que tu m’as vu, à travers le vantail. Tu savais que je viendrais... » Seth s’alluma une cigarette et commença à la fumer. « Tu me connais. Tu me connais bien. Plus que Julian, peut-être même plus que ma mère... et tu sais que je ne suis pas friand de retrouvailles. » Il tapota sa cigarette sur le rebord du cendrier. « Je reviens juste des funérailles, je ne sais pas de qui encore. Je n’ai pas reconnu le corps. Et tu sais pourquoi, je me trompe ? »

Le vieillard s’apprêtait à boire mais son verre resta bloqué à l’entrée de ses lèvres pincées.

« T’as été suivi ?

— Julian a envoyé des soldats après moi mais ils ne m’ont pas vu. »

Seth écrasa sa cigarette dans le cendrier avant de se lever. De son côté, Ray posa son verre et s’approcha de l’armoire. Le petit homme plongea sa main dans ses bas et dénicha une petite clé. Il l’enfonça dans la serrure du placard, la tourna à trois reprises puis tira la porte. Dans l’armoire, point d’étagère, juste un escalier descendant dans l’obscurité.

« Prépare une allumette », demanda Ray. Seth hocha la tête et en craqua une aussitôt. « Allez. »

Seth dévala les marches aux côtés de Ray. À peine eut-il fait le premier pas, que le parfum de chair en décomposition fouetta son visage. Arrivé tout en bas, le Paria examina la pièce tandis que l’autre refermait les portes. Une ampoule clignotante échouait à rendre l’endroit plus rassurant. Parfois entiers, parfois démembrés, jamais en très bon état, des corps blanchâtres s’entassaient sur des brancards poussiéreux.

Seth contourna une table jonchée d’outils et de livres d’anatomie aux pages arrachés. Des urnes funéraires s’accumulaient sur des étagères croulantes, comme auréolées de traces de sang brunâtre. Il souleva un grimoire à la couverture peu accueillante, le feuilleta un moment et le jeta là où il l’avait trouvé, écœuré.

Le Paria s’approcha du mur jonché de poignées qui lui faisait face. Par curiosité, Seth en tira une et dévoila un corps féminin, la trentaine, baignant dans un bac de glaçons. Il se pencha sur le cadavre. Elle n’avait pas de paupière, ses yeux s’étaient asséchés. Une profonde entaille lui barrait la gorge.

Ray déboula dans la morgue.

« Après tout ce temps, tu t’occupes encore des sales besognes de Julian, marmonna Seth en agitant son allumette pour l’éteindre.

— La plupart des légistes sont dans la poche des Karsenn ou des Requië. Ou les deux. Donc Julian me garde. Je n’pose pas de questions, moi. » Il s’arrêta un moment, l’air pensif. « J’ai essayé d’arrêter mais je n’sais faire que ça. Puis, y a plus de boulot.

— Et ta famille ?

— Sauve. Tes parents tiennent parole. » Il y avait de l’inquiétude dans ce regard ridé. « Mais on s’en fout de tout ça. Pourquoi t’es là ?

— C’est toi qui a ausculté le corps d’Ariane ? »

Ray se laissa tomber sur un tabouret de fortune.

« Non. J’ai appris sa mort en même temps que tout le monde, sur la criée, quand la nouvelle a fuité. » Il se gratta rageusement la joue. « Je n’sais pas qui s’est occupé du corps d’Ariane. Je voulais m’en occuper. J’n’ai pas eu l’occasion de lui parler depuis... longtemps. C’aurait été ma façon de lui dire au revoir. Mais ton père m’a dit qu’il avait... trouvé quelqu’un de plus délicat que moi, qu’il n’voulait pas que certaines choses s’ébruitent au sujet de la mort de ta sœur.

— Il t’a dit comment il s’appelait cet homme délicat ?

— Nan et ça qui me les brise. Ça fait j’sais pas combien d’années qu’il m’envoie des cadavres de gens importants pour que je les dissolve dans de l’acide. T’as peut-être entendu parler d’un libéral-là. Sarjan Anedor. »

Seth hocha la tête. Quand il était à l’Est, il avait entendu des échos sur le fondateur d’un nouveau parti politique en vogue à Ophis. En réalité, l’homme n’aurait été qu’un charlatan qui avait récupéré l’argent de sa campagne pour fuir à Arclay, une ville contrôlée par l’Empire.

« Plus ou moins.

— Bah c’est moi qui m’en suis débarrassé. J’me suis occupé des manifestants, des marchands trop ambitieux, de tout le monde. Là, c’est moi qui m’occupe des corps des Mères. Jamais j’n’ai ébruité la moindre information. Et là tout à coup, je suis plus assez sûr pour lui et il refuse de me confier le corps d’Ariane ? C’est des conneries. J’la connais depuis qu’elle est bébé, ta sœur. Je n’serais pas allé raconter des choses sur son corps ou sur sa mort, moi. Je la respecte. Et ton père le sait ça. Y a quelque chose d’autre. Tu sais qu’il n’a même pas voulu me donner le résultat de l’autopsie de l’autre gars, là ! Le bonhomme plus délicat. »

Ray s’épongea le front avant de reprendre, plus posément.

« Tu sais, ça fait des années que tes parents sont en roue libre. D’abord ils dissolvent l’assemblée, ils la recréent, ils la re-dissolvent. Puis, ils font ouvrir une ambassade impériale. Et voilà qu’ils se retrouvent avec une ville au bord de l’effondrement. T’as les cartels à l’ouest, les révoltes marchandes au centre et ces putains de Mères un peu partout. La mort de ta sœur va rien à arranger. C’est elle qui collait les morceaux.

— Donc tu ignores qui s’est occupé du corps ?

Ray se gratta les tempes.

« Y a que ton père qui sait. »

Ray avait son propre agenda, c’était évident. Seth baissa les yeux, s’alluma une nouvelle cigarette. Cette histoire n’avait aucun sens.

Pourtant, dans tout ce bazar, une étrange sensation crispait le cœur de Seth. L’espoir. Il jeta un œil au tiroir qu’il avait ouvert plus tôt et détailla le corps féminin inerte qui gisait à l’intérieur. Était-ce vraiment si simple de récupérer le corps d’une Mère vaguement ressemblante et de le mettre dans un cercueil en lui donnant un autre nom ? Qui pourrait s’en rendre compte ?

Seth avait sa petite idée mais il décida de se montrer évasif avec Ray.

« Je n’avais pas vu Ariane depuis… des années et je ne l’ai pas reconnue. Tu sais ce que ça fait, Ray, de grandir avec une fille pendant vingt longues années et de ne plus la reconnaître ? D’ignorer ce qui lui est arrivé ?

— Si je le savais, je te le dirais, tu le sais ça, gamin. Je vous ai vus grandir tous les deux. La vérité finira par éclater au grand jour, t’en fais pas. »

Seth écrasa sa cigarette sous son pied.

« Peux-tu m’ouvrir l’accès aux souterrains ? »

L’autre fronça les sourcils.

« Si tes parents découvrent...

— Mon père ignore que je les connais. Quant à ma mère, elle ne dira rien, comme toujours. »

Les lèvres de Ray se pincèrent. Au bout d’un moment, il renifla bruyamment et s’approcha de la porte noire au bout de la salle. Il délaça sa botte et la secoua jusqu’à ce qu’un trousseau de clés de bronze tombe sur la pierre avec un tintement sourd.

« Si tu te fais prendre, j’dirais que t’as menacé de violer ma fille. »

Seth fut incapable de feindre un sourire.

Ray ouvrit la porte menant aux égouts de la cité. Seth se précipita dans son sillage. Les deux hommes se pressèrent sur le rebord sombre d’une rivière nauséabonde. Elle coulissait dans les catacombes baignées dans une lueur verdâtre. De temps à autres, les deux hommes la franchissaient en empruntant un pont de fortune.

« Sont les Libéraux qu’ont aménagés c’t’endroit y a trente ans. Ils dormaient dans des piaules comme celle-là. » Il pointa du doigt un renfoncement dans le mur où gisait un lit de paille. « Pis de nuit ils calculaient la position des lieux de pouvoir pour mener leurs opérations commandos. Comme ça qu’ils ont renversé l’prince. Là-bas c’est l’ambassade impériale. » Il désigna un couloir barré d’une grille à l’est. « À l’opposé c’est le siège des Espadons d’la Maryse. J’crois que tu sais par où c’est, le palais, hein ? »

Seth hocha la tête dans la pénombre. Ray renâcla et accéléra. Ils marchèrent, un temps, en silence avant de parvenir devant un mur recouvert d’inscriptions en lettres noires.

Je n’oublierai jamais, lut Seth. Mort aux Rois. Parfois, il s’agissait simplement d’un nom. Luka, entrevit-il : un fils, un amant, un frère ?

« Et ça, c’est leurs dernières traces, cracha Ray. Quand ton père est arrivé au pouvoir et quand il leur a mis à l’envers, les Communistes sont descendus ici. » Il frotta une trace couleur rouille sur la pierre. « Mais le Cobra Borgne les a retrouvés. »

Ils reprirent leur route. Seth n’avait besoin de rien dire, Ray se contentait de monologuer.

« Suis les yeux noirs sur les murs ! chantonna soudainement la voix d’une jeune Ariane. Les yeux noirs mènent à la maison ! »

Les jumeaux jouaient dans ces souterrains, petits. Ils avaient découvert l’entrée, par inadvertance, en suivant leur père pour s’amuser. Fascinés par l’endroit, ils y batifolèrent à de nombreuses reprises. Adalyn avait fini par découvrir leurs petites escapades et les avait réprimandés. Une fois. Ensuite, elle avait abandonnée.

Finalement, une grille. Les clés rouillées de Ray tintèrent quand il s’activa à l’ouvrir. Il se précipita pour faire de même avec la porte blindée qui se dressait derrière. La besogne accomplie, il se retourna vers Seth.

« Les choses ont changé depuis ton départ. »

Sur ce, il disparut dans la pénombre. Seth le regarda partir, pensif.

Il s’avança dans les couloirs de l’Hôtel de Telvah, à pas feutrés. Cœur serré, Seth toisait les toiles, et les bustes et les portraits. Des puissants, parfois imaginaires, mais toujours intimidants, le dévisageaient. Enfant déjà, il se sentait rejeté par ces inconnus familiers. Sa mère lui faisait réciter le nom de ces visages de marbre ou de peinture.

« Et lui, qui-est-ce ? », demandait-elle en pointant l’homme à la moustache tordue.

Seth hésitait, cramponné à la jambe maternelle, ignorant s’il s’agissait du prince Gorgos Estyr, l’homme qui était mort catapulté par son fils, ou de son frère, surnommé Bite Noire en l’honneur de la vérole qui lui ôta la vie. Alors, Adalyn s’arrêtait, un sourire crispé sur les lèvres et un éclat glaçant dans ses iris d’acier.

« C’est Gabrien Estyr, le dernier de la dynastie. L’homme que ton père et ses amis ont renversé pour prendre le pouvoir. »

Pour toute réponse, Seth suçait son pouce en prétendant acquiescer. L’histoire ne l’avait jamais fasciné. Ce qu’il aimait plus que tout en revanche, c’était les récits de sa mère. Elle mêlait toujours à ses leçons l’aigreur de son expérience.

« Il est mort jeune, maugréait-elle en déambulant dans les couloirs avec son fils accroché autour du cou. Elle est morte en couche. Elle... étranglée par son époux après qu’elle lui a donné sept filles et aucun héritier mâle. »

— Pourquoi, Mère ? Qui pourrait faire cela, Mère ? »

Adalyn lui répétait toujours la même chose.

« Le monde est injuste, mon bébé. Les forts écrasent les faibles, les méritants échouent. La société est une demeure dotée d’une multitude d’étages, mais pas d’escaliers. Et ceux qui essayent de changer ces règles immuables d’injustice, de malhonnêteté, de cruauté finissent toujours par mourir atrocement. »

Sur ses mots, elle s’arrêtait toujours au même endroit, sous un immense tableau qui trônait au-dessus de l’embrasure d’une porte. On y voyait une famille heureuse : le père en uniforme traditionnel, la mère en robe de dentelles. Autour du couple, neuf enfants : sept filles et deux garçons.

« Ma famille était de ces gens-là, expliquait Adalyn. Dans son infinie bonté, la Déesse a cru bon de les récompenser. »

Alors, elle écrasait les cendres de sa cigarette contre sa paume droite.

« Mais pourquoi es-tu encore là, maman ? », avait demandé Seth.

Adalyn avait souri, honnêtement cette fois-ci.

« Parce que je ne suis pas ma famille. Je comprends qu’il ne faut pas combattre ces injustices. Ce serait futile. Il faut simplement leur rire au nez. Le monde ne vaut rien, mon bébé, mais toi, tu vaux plus que l’univers. »

Vingt-deux ans plus tard, Seth le retrouvait, ce tableau. L’aile ouest commençait à ses pieds. L’aile d’Ariane, la surnommait-on depuis que Julian l’avait revendue à sa fille, le jour de son mariage avec Connor Narqyer. Alors, Seth y pénétra. Il ne mit pas longtemps à débusquer l’entrée de la chambre de sa sœur. Ariane avait eu un accident, huit ans auparavant, qui faisait qu’elle ne pouvait pratiquement plus escalader de marches. Seth chercha une porte au rez-de-chaussée.

Les premières qu’il croisa étant mornes, lisses, le Paria traversa le cloitre. Des grillons crissaient et, laissées à l’abandon, des fougères dévoraient les piliers. Une fontaine de pierre vide trônait au centre. Une mygale grisâtre avait élu domicile dans le renfoncement d’un ornement. De l’autre côté du cloitre, se dressait une porte d’acajou massif, au heurtoir en gueule de serpent. Seth caressa la poignée d’argent écaillé, l’abaissa doucement.

La chambre était vide. Pas le moindre Connor Narqyer à l’horizon. Seuls le lit à baldaquin et le berceau, vide car Ariane était stérile, avaient survécu à la fouille des Venator. Il y avait aussi le vieux miroir fissuré, au-dessus de la couche. Le paria s’en approcha, examina les fines cassures qui le parcouraient. Il glissa ses doigts autour, en quête d’un éventuel indice. Il n’y trouva que de la poussière jusqu’à ce que son index repérât quelque chose. Un médaillon d’argent. Seth l’ouvrit.

Une note pliée se trouvait à l’intérieur.

« Pardonne-moi, mon frère, car je dois t’abandonner. La vérité est trop lourde, je ne pouvais plus t’attendre. »

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