4. Gaella

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Détenu et pourtant, il souriait.

Julian l’avait fait arrêter sans la moindre hésitation. La prêtresse s’était révoltée, un temps, en entendant les fusils se dégainer.

« Ici ? C’est un lieu sacré. Ouste les armes ! Ouste la violence ! »

Puis le dictateur s’était levé, il avait gravi les marches de l’autel et avait dit, sur un ton calme, d’une autorité glaciale.

« C’est le Démon qu’on arrête. Nous rendons service à La Mère. Alors laissez-nous faire. »

Et elle avait laissé faire. C’était Adalyn qui avait plaidé alors, mais pas pour le respect des coutumes et des lieux ; pour la vie de son fils. Kaeleb, Sheeva, Maria-Luisa, Julian… tous tentèrent de la raisonner mais rien n’y faisait, elle ne voulait pas écouter et continuait de déblatérer des supplications en tapant du pied. Personne ne semblait en mesure de la faire taire. Personne, sauf Seth, qui la calma d’un clin d’œil rassurant, pour Adalyn seulement. Le reste de l’assemblée avait frémit.

Il n’avait opposé aucune résistance. Il s’était laissé désarmé, laissé menotter. De lourdes chaînes de cuivre bardées de fer rouillé l’entravaient désormais. Assis sur le banc derrière lui, Maria-Luisa pressait son pistolet de poing contre son cou, tandis que deux hommes de Julian s’étaient saisis de ses bras et qu’un dernier l’avait bâillonné.

La cérémonie s’acheva dans un calme austère, avec une Gaella haletante, une Adalyn en sanglots et un Seth, assis de l’autre côté de l’allée, poings liés mais yeux rieurs.

Les derniers rites furent expédiés, comme si Ariabella cherchait à écourter le malaise ambiant. Enfin, un orchestre s’installa et joua quelques-uns des morceaux préférés d’Ariane. La folie du violoncelle, l’Abandonnée et finalement des pièces qu’elle avait composées elle-même. Dont une, Gaella la reconnut, qu’elle avait écrit pour son frère jumeau. Il devait bien se gausser. Ces idiots jouaient une ode à son honneur, sans personne pour les arrêter. Gaella risqua un coup d’œil vers lui, désireuse de lire l’expression de son visage. Ses yeux rieurs avaient terni. Un regard insondable s’était installé ; un regard qu’il tourna soudainement vers sa sœur. Gaella se recroquevilla sur son siège. Une goutte de sueur dégringola de sa tempe.

« Nous allons désormais ouvrir les portes pour l’Ultime Prière », annonça Ariabella d’une voix d’outre-tombe.

L’office privé du matin prit fin. Désormais, toute personne le souhaitant pouvait venir pleurer Ariane, moyennant un geste envers l’Ordre de la Déesse, évidemment. Les croque-morts avaient refermé le cercueil d’ébène mais un tel détail n’empêchait pas les plus dévots de se prosterner en pleurs aux pieds du catafalque. Le flot d’invités fut si dense que les prêtres armés chargés de contrôler le flux à l’entrée furent bientôt rejoints par des soldats Venator, parés de tuniques et de shakos de cuir semblables à ceux de Darhgo.

Alors que Sheeva parlementait avec Ariabella devant la chaire, Gaella remarqua que Seth et les soldats qui l’entravaient avaient disparu. Julian aussi. La jeune femme se pencha sur Darhgo, assis à côté d’elle.

« Viens, suis-moi. »

Le soldat ne l’entendit pas. Elle dut se lever pour qu’il daigne le suivre. Lorsque d’autres membres de sa garde l’imitèrent, Gaella les congédia d’un geste. Elle voulait éviter les convives. Elle voulait être seule et, surtout, elle ne voulait pas entendre pleurer ces flagorneurs. Ils ne la connaissaient pas, ils n’avaient pas le droit. « Mes condoléances, mademoiselle. Je comprends votre douleur. » La Déesse les bénisse, tant mieux pour eux. Qu’ils gardent leur hypocrisie.

Soudain, son regard croisa celui d’Adalyn. La Dame de Glace la toisa silencieusement, aussi placide qu’un spectre. Devinait-elle ce qui se profilait sous ses yeux ? Voulait-elle fuir, elle aussi ? Impossible à dire car elle détourna la tête.

Perdu au fin fond d’un couloir dérobé, l’isoloir où elle conduisit Darhgo était clos, resserré au point de ne pouvoir contenir plus de deux adultes. Seul de menus filets de lumière verdâtre s’échappaient des rainures de la porte.

Gaella était déjà venue se confesser ici, seule et nue sinon un voile de linge bleu sur le visage, comme la tradition l’exigeait. Elle avait parlé, parlé, parlé, des heures durant, il lui avait semblé. Sans jamais voir à qui elle s’adressait. Puis, de l’autre côté du rideau, une voix féminine lui avait exigé d’attendre ici, sans boire ni manger, une éternité durant. Elle était repartie avec le sentiment d’avoir été violée.

Quand elle avait raconté cette mésaventure à Darhgo, il avait pesté.

« Cette foutue religion. »

Son capitaine priait d’autres dieux, il n’était pas né ici. Il venait de l’ancienne Terrakkha, à l’Ouest, une province de l’Araphis déchirée par la guerre et les insurrections. Darhgo ne parlait jamais de son passé mais Gaella savait qu’il devrait. Ses grands yeux noirs qu’elle aimait tant recelaient une profonde tristesse.

Assis face à elle, il ne semblait pas à l’aise. En nage, Darhgo avait ôté son shako et agitait le col montant de sa tunique. Ses longs cheveux bouclés tombaient en cascade sur ses épaules et sa barbe, brillante de sueur, s’emmêlait.

Il est si beau, songea Gaella. Et mûr aussi, du haut de ses vingt-six ans. Le lorgner suffisait à l’apaiser. Il veillait sur elle dans son sommeil, dès son réveil et jusqu’à son coucher. Il était sien. Surtout, ses parents ne pouvaient pas l’éloigner, ils ignoraient tout de leurs petits manèges, de leur durée, de leurs détails. C’était cette idée qui l’excitait le plus.

Et pourtant, ici, dans cet isoloir, bien qu’il soit la seule compagnie et qu’elle n’aurait pu rêver mieux, elle sentit sa gorge se nouer. Ses lèvres tremblaient et sans qu’elle ne sache pourquoi, elle lâcha :

« J’étais sûre qu’il reviendrait. »

Darhgo s’agenouilla devant elle, lui prit la main.

« Hé, ne parle pas trop fort.

— J’étais sûre qu’il reviendrait, répéta-t-elle en l’ignorant.

— Ils l’ont arrêté, il ne peut pas te faire de mal. Tout va bien. »

Darhgo ne comprenait pas. Comment le pourrait-il, il était entré à son service deux mois après l’exil de Seth. Julian avait jugé que les vies de ses filles étaient en danger et leur avait assignées, à toutes les deux, une garde personnelle. Ariane avait écopé du caverneux Marielo Herdesh, vieil ami du Cobra Borgne. Gaella, elle, s’était estimée chanceuse.

« Cet homme, là-bas, c’était ton frère n’est-ce pas ?

— Seth, oui », confirma Gaella. Elle voulait exprimer ce qu’elle avait sur le cœur, mais préférait attendre que Darhgo pose les bonnes questions.

« Et…, vous avez eu un différend ?

— C’était la coqueluche de ma mère, ce qui en dit déjà long sur lui. Il était secret, il avait peu de rapport avec les autres, peu d’amis, à part Ariane. Les deux étaient jumeaux mais très différents. Ariane était très joviale, très bavarde, lui... Disons qu’il ne me parlait pas beaucoup. » Elle se mordit la lèvre. « C’était il y a plus de huit ans, depuis les choses ont dégénéré. Son départ a fracturé ma famille.

— Et toi ? questionna Darhgo.

— Moi, j’étais heureuse qu’il parte. » Elle baissa les yeux. « C’est à cause de moi s’il a été banni. Quelques jours après mon témoignage, mon père l’a mis dehors sans aucune forme de procès.

— Qu’avait-il fait ? »

Gaella remua nerveusement sur le banc. Son cou la démangeait, sa robe lui collait à la peau.

« Je… Je ne me souviens plus. »

Elle mentait et devina que Darhgo ne l’avait pas cru. Il se contenta de soulever le voile de Gaella et de l’embrasser sur les lèvres.

« Je ne le laisserai pas te faire du mal. »

Elle lui rendit ses baiser, lui caressa la joue. Sa main se glissa sous son veston, lui palpa les pectoraux, les abdominaux. Un doigt s’aventura sous ses bas couverts de sueur. Darhgo laissa échapper un soupir.

« Arrête. Quelqu’un va… »

Elle ne l’écouta pas. Autour des mouches vrombissaient, se déposaient sur leur dos, sur leur front, sur leurs poignets. Ils en avaient cure. Gaella déboutonna son pantalon noir, le guida sous sa robe et, blottie contre son épaule, elle se pressa contre lui, yeux fermés, bouche entrouverte.

À l’odeur de renfermé, s’en ajouta une autre que Gaella huma avec un désir d’interdit.

« Ta mère nous a vus, murmura-t-il son oreille.

— Je sais, souffla-t-elle en retour. Qu’elle pense ce qu’elle veut. »

Gaella sentait la poitrine de Darhgo contre la sienne, son souffle irrégulier contre le sien. Le blasphème était odieux, elle le savait. La Prêtresse écumerait si elle se découvrait, elle le savait aussi. Julian la gronderait, la frapperait, peut-être. C’est cela qui lui faisait le plus de plaisir ; avoir toute leur attention, tous leurs regards, peu importe leur nature, rivés sur elle.

De retour à la cérémonie, Gaella revivait. Elle accueillait les condoléances avec un sourire mièvre et confortait les passants avec les formules d’Ariane en inclinant la tête :

« Gardez la tête haute, mon seigneur, votre couronne n’en sera que mise en valeur. »

Le jour tombé, l’heure vint d’enterrer Ariane dans les jardins de l’Hôtel de Telvah.

« Nous ne voulons pas prendre le risque qu’elle soit déterrée ou que sa tombe soit piétinée à longueur de journée », expliqua Sheeva au maigre régiment autorisé à assister à la mise en terre.

« Ariane voulait être enterrée au cimetière de Lyndra, avec sa famille, là où elle avait déjà une pierre tombale à son nom. Il nous fend le cœur de ne pas honorer cette volonté mais nous sommes convaincus qu’elle comprendra. Mon frère, Julian, pense qu’avec tous les fanatiques qui fantasment sur elle, Ariane mérite des précautions supplémentaires. »

Apparemment, elle ne méritait pas pour autant la présence de son père, ni de sa tante. Julian était toujours absent. Maria-Luisa aussi.

Un mausolée en pierre noire avait été construit derrière un lac à l’eau transparente, entre des érythrines rouges et de gros hibiscus rosés. La Grande Prêtresse Ariabella sacralisa l’endroit à l’aide de psaumes que l’assemblée répéta en cœur. Elle répandit une trainée de poudre de saphir sur le seuil, après quoi les fossoyeurs scellèrent les portes du mausolée à l’aide d’un épais cadenas.

Gaella laissa échapper un profond soupir de soulagement. La foule se dispersa autour d’elle, non sans que certains lui jettent un dernier « Mes condoléances » de politesse en la dépassant. Gaella les ignorait.

Un jeune soldat, sans son shako, avait traversé les jardins au pas de courses Livide, transpirant, il se précipita vers Sheeva. Le cœur de Gaella manqua un battement. Elle ne comprit pas tout mais elle en entendit assez. Trois mots en particulier.

« Seth a disparu. »

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