3. Gaella

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De l'intérieur, la tour de Jade était encore plus démesurée que de l'extérieur. Gaella avait toujours ignoré comment son hall se maintenait avec son seul étage, sans risquer de s’écrouler sur les centaines de rangées de banc.

Déjà bébé, lorsque la jeune prêtresse Sœur Carlyne vivait encore à Ophis et qu’elle lui avait donné son Premier Verre, Gaella s’était interrogée sur ces vitraux verts où bataillaient des chevaliers, où des rondes d’individus toqués encerclaient des enfants en pleurs et où un homme immense, doté de cinquante bras mais d’aucuns traits sur le visage, tourmentait une donzelle effrayée.

Dix-huit ans plus tard, les mêmes questions hantaient son esprit, malgré ses nouvelles connaissances sur les récits. Perihite le démon et ses sbires possédaient des gens en souffrance, leur promettaient d’étranges pouvoirs en échange d’un présent, leur âme. Madame Vautour l’avait mise en garde, un jour.

« Cessez de jalouser votre sœur. La jalousie est vilaine. Perihite l’utilisera contre vous. »

Perihite, Berenessa, leurs messies envoyés sur Terre… Cela faisait bien longtemps que Gaella n’y croyait plus, comme Julian. C’était pour ne pas froisser l’Ordre que l’inhumation d’Ariane s’effectuait ici. Même Adalyn et sa piété nauséabonde avaient haussé le ton. « Blasphème », avait-elle dit. Gaella ignorait pourquoi. Ariane priait, Ariane avait pris son premier verre, Ariane méritait d’être inhumée ici.

Gaella s’installa au premier rang, avec sa famille, devant l’autel et le catafalque que surplombaient la statue de Berenessa en diamant. Elle serrait dans sa main droite une balance dorée, dans la gauche un cœur putréfié. La justice et la mort, les deux maîtres mots de l’Ordre de Berenessa.

Parée comme le chœur d’enfants et de prêtres d’une robe bleue et d’une chaîne sertie de saphirs, la Grande Prêtresse Ariabella Seyise prit place sur chaire. Elle balaya l’assemblée du regard et, d’un hochement de tête, signifia à la chorale d’entonner un chant. Une des voix vacillait.

« Mesdames, Messires, déclara Ariabella. Comme certains ici le savent déjà, j’offre cette messe à l’âme d’une femme qui comptait beaucoup pour moi. Ariane Venator était une femme fêlée, hantée par des démons intarissables et de profondes blessures. De longues années durant, je l’ai aidée à se reconstruire du mieux que je pouvais. À ma grande tristesse, j’ai échoué. Elle, non. Elle a toujours été là, pour vous, pour eux, pour nous tous. Aujourd’hui, nous perdons tous une fille, une sœur, une aimée… »

Gaella roula des yeux tandis qu’Ariabella ressassait les mêmes éloges : « la Fine Fleur des Venator », « une beauté sauvage mais sensible », « une amie des pauvres et des femmes et des homosexuels et des perdus. » Suivirent des heures et des heures d’écrits sacrés, de psaumes et de litanies.

Au bout d’un interminable moment, Ariabella ouvrit l’Instant des Pleurs. Un enfant vêtu d’une toge défila dans les rangs, une coupe en argent entre ses doigts, une coupe que les femmes devaient remplir de leurs larmes. Il la présenta d’abord aux dames assises à l’arrière, avant de le remonter d’allée en allée. Le calice arriva vite sous le museau de Sheeva, sœur de Julian au visage dur et au nez aquilin, puis passa dans les mains de sa fille, de l’âge de Gaella à peu près. Le verre survola ensuite les trois frères de cette dernière, pour s’abreuver de la larme de Maria-Luisa, puis de celle d’Adalyn avant d’enfin quérir celle de Gaella. Elle dut se concentrer activement pour qu’une gouttelette timide se glisse le long de sa joue.

Avec un sourire discret sur ses lèvres noircies d’ecchymoses, le gamin reprit la coupe et l’apporta à Sœur Seyise. Celle-ci ôta le saphir à son cou et le déposa avec le calice sur les deux coupelles de la balance portée par la statue de la Déesse. La colonne qui portait la coupe s’abaissa sans surprise.

« Voyez le calice ! scanda Ariabella par-dessus le chant des cœurs. Voyez nos regrets ! L’Instant des Pleurs a été rendu, Ariane mérite d’accéder aux Jardins de Notre Mère à Tous ! »

Les gigantesques battants de bronze grondèrent. Six croque-morts transportèrent le cercueil de bois noir jusqu’à l’autel. Adalyn serra son poing. Peut-être que le rappel de la mort d’Ariane soulevait son cœur.

Un chant. Les invités se levèrent. Les enfants de chœur entonnèrent une ballade, les prêtres et prêtresses un ballet hypnotique. Les invités se rassirent. Adalyn fut invitée à prononcer un discours. Elle ne le prononça pas. Alors, la tâche revint à Julian. Il se hissa derrière un pupitre de bois, à gauche de l’autel. Son crâne chauve luisait au moins autant que les médailles de son veston.

Ses mots furent amers, politiques aussi, sa conclusion plus problématique encore.

« Quand tu rencontreras la Déesse, n’oublie pas de lui demander pourquoi elle t’a volée à mon amour, mais laisse les pires des chiennes continuent de vociférer leurs mensonges en toute impunité, comme nous l’avons encore vu ce matin. Merci pour votre attention. »

Les flashs des appareils des Requië le suivirent jusqu’à sa place. Les marches de la chaire craquèrent, brisant le pesant silence. Ariabella se tenait à côté d’une vasque.

« Remercions notre seigneur et général Julian Venator pour ces bons mots. La procession de la Sœur Noire va désormais commencer. J’invite l’ombre même de l’existence d’Ariane. Celle pour qui elle n’était pas qu’une amie mais un modèle. Celle avec qui elle partageait, plus que les parents, les valeurs. Gaella. »

Ariabella tendit une main vers la jeune femme, qui demeura figée, avant d’ôter ses gants et d’obéir, le cœur lourd. Le poids des regards des convives l’accablait. Elle jurerait entendre des murmures, derrière.

La prêtresse descendit de la chaire et lui plaça la tige striée d'épines d’une rose noire entre les doigts, avant de la mener face à la bassine qui reposait sur l’autel. Chaque pétale qu’elle décrocherait de la tige rapprocherait Ariane des Jardins de la Déesse. Elle avait répété, elle savait quoi faire.

Les croque-morts soulevèrent le couvercle du cercueil. Gaella jeta un rapide coup d’œil à l’intérieur. Une effigie inerte et blafarde de sa sœur y reposait. Elle ne la reconnaissait pas. Pas du tout même. Ariane semblait plus en chair morte que vivante.

Intriguée, Gaella décrocha un premier pétale et le déposa dans la bassine.

« J’appelle désormais le frère de la défunte à rejoindre l’autel », ordonna Ariabella.

Gaella entendit Kaeleb se lever dans son dos, puis quelqu’un d’autre… suivi d’une vague de chuchotements. Tangibles, cette fois-ci. Elle se retourna.

Son cœur s’arrêta de battre. Sa poigne se referma sur la tige de la rose et serra, serra, serra… Elle sentit les épines s’immiscer dans les pores de sa peau. Une gouttelette de sang pourpre perla de son index et ruissela jusqu’à la surface de la bassine de pierre. Elle s’y engouffra et se noya dans une buée rouge.

« Hé, monsieur, que faites-vous ? »

Des bruits de pas. Quelqu’un gravissait l’escalier. Quelqu’un qui n’avait pas la démarche de Kaeleb. Un homme svelte et élancé contourna l’autel. Les basques de son manteau noir tombaient sur ses genoux et un pistolet remuait à sa ceinture. Un homme barbu, de haute taille, au visage barré d’une fine cicatrice. Son cou était strié de tatouages et, à ses oreilles, brillaient de fines boucles d’argent. Et ces yeux…

Verts émeraude, comme tous les Venator.

Tremblante, Gaella détacha un pétale noir de la rose et le déposa dans la bassine. Il flotta à la surface un instant et sombra dans l’eau aux filets rougeâtres.

Le rituel était foutu. Elle était morte. L’Autre était là, face à elle. Seth.

Sa respiration se saccada. Une silhouette bougea au loin. Dans l’ombre, Ariane se riait d’elle.

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