2. Gaella

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Dès son arrivée dans le hall d’entrée, Gaella sentit que quelque chose clochait.

Les secrétaires d’État et généraux allaient et venaient sur le carrelage en damier. Adossé sur une sculpture de jade taillée en forme d’ibis, le premier ministre plaquait le pavillon d’un téléphone à fil contre son oreille, ses sourcils froncés. À ses côtés, Maria-Luisa parlait dans un dictaphone. Elle avait caché les cicatrices et tatouages qui dévoraient son crâne chauve sous un étrange béret, mis de travers. Lorsque son regard croisa celui de sa nièce, Maria-Luisa lui accorda un sourire sans joie, très vite oublié, et lui pointa le premier palier des escaliers principaux.

Entouré d’une cohorte de généraux, de lieutenants et de conseillers décorés, Julian y conversait avec hargne. Sa voix rocailleuse portait à travers le haut, couvrant celles de tous les autres. Elle s’adoucit à l’approche de sa fille.

« La plus belle femme de ce putain de pays, l’accueillit-elle. Tu es ravissante. »

Il déploya ses bras, plus solides que des troncs, et pressa sa fille contre sa poitrine.

La jeune femme huma l’odeur de son père. Feu de bois et grenade, l’effluve d’un homme propre, soigneux, avec son crâne impeccablement rasé et son bouc taillé avec précision. Mais elle n’eut qu’à guigner l’onyx en guise d’œil droit, la peau burinée et le veston en écailles noir à col montant pour retrouver celui que les médias surnommaient Cobra Borgne.

« Père », susurra une Gaella aux joues empourprées. Ces soudaines démonstrations d’amour paternel la gênaient, surtout qu’elles n’avaient lieu qu’en public. « Messieurs…

— Tu es prête, hein ? s’impatienta Julian. Le cortège ne devrait plus tarder à partir. Tu vas monter dans la voiture de ta mère. Elle est juste devant les portes. Kaeleb t’y conduira. »

Il n’était pas prévu qu’elle prenne la voiture. Non, elle devait rejoindre la tour de Jade, où allait être inhumée Ariane, à cheval sur Aryon, le pur-sang de sa sœur. Elle devait admirer la foule, saluer les bourgeois d’un geste de la main distant, feindre la tristesse pour amadouer les pauvresses. Les Requië l’auraient photographiée et érigée en égérie. « Funérailles de Notre Ariane : sa jeune sœur, Gaella, jusque-là bien méconnue, se dévoile enfin. »

Rien de cela ne se produirait. Julian l’avait assigné à la nacelle étouffante. Pire encore, Adalyn s’y trouverait. Cette idée lui serrait les tripes.

Son frère, aux abois, vint la rejoindre. Il lui tendit un bras que Gaella accepta volontiers.

« Tu es très belle », risqua Kaeleb pour occuper leur marche en direction de la grande porte.

Sa sœur sourit timidement. Le costume de Kaeleb le moulait et, au grand dam de Julian, il arborait une barbe négligée. Malgré ses efforts pour vieillir ses vingt-cinq ans, il avait l’air d’un gamin dégingandé, perdu et insomniaque. Sa calvitie avait tant progressé la semaine passée qu’il devait la cacher sous un béret, lui qui clamait pourtant à qui voulait bien l’entendre qu’il n’avait pas une « tête à chapeau. »

« Ne te sens pas obligé, murmura Gaella.

— De ?

— De prétendre que tout va pour le mieux. Même Père ne fait pas semblant. Il pense que je courre un danger à me joindre au cortège à cheval.

— Il vient de perdre une fille…

— Ariane n’a pas été abattue en plein boulevard, que je sache. »

Les yeux verts de Kaeleb s’embuèrent. Lui aussi avait l’air étrange, songea Gaella. Elle trouvait aussi étonnant qu’il ait troqué la broche familiale pour une babiole assez grossière. Une sorte de statuette de bois vert vaguement courbée et bien loin du travail d’orfèvre dont profitaient les originales.

« Je sais que tu n’as pas envie d’entendre ça, mais… » Kaeleb se racla la gorge. « Tu lui ressembles beaucoup. Cela fait un moment mais, aujourd’hui, c’est particulièrement frappant. Sauf les…

— Les yeux », compléta Gaella.

Ses prunelles étaient d’un gris orage, celles d’Ariane d’un vert émeraude. Le vert familial, le vert Venator.

« C’est peut-être pour cela que Père est aussi inquiet pour toi, poursuivit Kaeleb. Tu es le souvenir parlant et marchant qu’il n’a pas su protéger notre sœur. »

Gaella lâcha son bras.

Une fois la porte atteinte, sa garde personnelle prit le relai. Parmi ces hommes armés jusqu’aux dents et parés de shakos écailleux, Darhgo, leur chef, dévorait la jeune dame de ses grands yeux noirs.

« Ne panique pas », confia-t-il avant d’ouvrir la porte.

Dès qu’il eut ouvert, elle paniqua. Une fournaise de chaleur et d’humidité la terrassa. Mais le pire était la foule. Entassés derrière la grille du Palais, les journalistes braillaient, appelaient. Leurs bras s’enchevêtraient entre les barreaux du portail rouillé, griffaient, certains se secouaient comme des singes en cage en meuglant des inepties. Leurs appareils projetaient autant de fumée que de lumière aveuglante, tandis qu’ils interrogeaient les rares convives déjà intégrés au cortège.

Désorientée, Gaella se cramponna au bras de Darhgo. Elle le suivit, les yeux fermés, buttant sur le moindre pavé irrégulier de la place. Dans le vacarme de klaxons et de clameurs, elle ne parvint à capter que des bribes de questions. « Votre première apparition depuis la mort de votre sœur ? », « De quoi souffrait-elle ? », « Pensez-vous qu’il s’agit d’un meurtre ? »

« Ne les regarde pas, ne les écoute pas », conseilla Darhgo à voix si basse que la jeune femme peina à l’entendre parmi le raffut.

Les zeppelins grondaient dans les cieux cramoisis, les photographes hélaient, les soldats contrattaquaient à coups d’ordre et de réprimandes, les chevaux hennissaient et Gaella, elle, sentait crisser ses acouphènes.

Au centre de la place, six chevaux avaient été attelés pour tirer le cercueil d’ébène, plus du triple de soldats veillaient au grain sur leurs propres montures autour. Ariane était partie pour de bon. Elle voulut pleurer. Elle voulut s’effondrer, se rouler en boule mais elle ne parvint qu’à esquisser un étrange sourire sans joie et, sans le contrôler, la jeune femme salua la foule d’un geste de la main.

Après l’avoir lâchée au pied d’une diligence noire, Darhgo alla se visser sur sa jument. Du coin de l’œil, la jeune femme vit son frère Kaeleb, sa tante Sheeva et une foule de nobles chapeautés de noir former un cortège autour du cercueil d’Ariane. Son frère se tourna vers elle, Gaella l’encouragea d’un sourire triste.

« Bonjour Mère », tenta timidement la jeune femme en s’installant sur le divan de cuir de la diligence. Enfouie des pieds à la tête sous un voile noir, Adalyn empestait l’alcool et la peinture sèche. Elle regardait fixement le sarcophage, par le hublot. « J’espère que vous allez bien, risqua de nouveau la jeune femme. Malgré les circonstances, je veux dire.

— Malgré les circonstances, répéta Adalyn sur un ton éthéré. Dis-moi… Crois-tu que la Déesse soit miséricordieuse ? »

Gaella hésita un instant.

« Si on écoute les Prêtresses, oui.

— Eh bien, je pense que cette fois, nous sommes allés trop loin. Elle a fermé les yeux sur nombre de nos crimes, sans quoi nous ne serions pas là, mais cela… Cela ne passera pas. » La dame inspira profondément. « Je croyais que tu devais escorter la dépouille de la… de ta sœur à cheval. »

Exit le ton mélancolique et caverneux, elle l’avait remplacée par sa voix habituelle, fluette et condescendante.

« Père a changé d’avis, répondit Gaella.

— Je lui avais dit que je voulais être seule. »

Gaella s’attendait à pire.

Elle sentit soudain son cœur se soulever, la diligence trembla et se lança vers l’avenue principale d’Ophis. Par le hublot, elle vit son père partir au galop sur Aryon, flanqué de Maria-Luisa et de sa garde rapprochée. Gaella aurait dû les accompagner. Elle aurait même préféré être dans l’une de ces automobiles à vapeur réputées pour exploser sans crier garder qui vrombissaient paresseusement, le long de la chaussée.

Dehors, Ariane était partout. Taggué, dessiné, imprimé, chanté même, avec son opulente chevelure auburn balayée par le vent, son éclatant sourire aux dents du bonheur, les yeux verts rieurs. Et sa robe, la fameuse robe saumon aux bas déchirés. Le même portrait s’invitait sur tous les murs.

Ils étaient des milliers, des millions peut-être, à pleurer ou à se recueillir, bras levés ou prières aux lèvres. Petites gens, patrons, bourgeois, tous acculés au pied des demeures colorées, des cafés ou depuis leurs balcons dévorés par le lierre et les drapeaux verts et cobra noir des Venator. Certains brandissaient des portraits d’Ariane et des fleurs, d’autres avaient étendu une banderole immense entre deux réverbères, tous tendaient les bras vers le cercueil de leur idole, farouchement protégé par les barricades et les soldats postés à intervalles réguliers sur le trottoir.

La plupart étaient basanés, les yeux bruns ou gris ou verts, les cheveux sombres, aussi quand la diligence dépassa une tribune drapée de bleu, Gaella s’étonna de constater que le public avait changé. Le blond cendré et les couleurs criardes, les yeux azurs ou d’une pâleur frappante, ces invités-là devaient être des envahisseurs du nord.

« Des Culs-Blancs, constata Gaella.

— Des Impériaux d’Edenfjord, corrigea Adalyn. Ne les médis pas. Pas ceux-là. La catin aux cheveux rouges, est Meredys Incarnat, duchesse de Ciudacarmina et demi-sœur de l’Empereur d’Edenfjord. Il y a aussi le vice-premier ministre, la nouvelle ambassadrice, le ministre de la diplomatie et… le vieux à la barbe blanche c’est Bevriz Artos, le président de la Compagnie Marchande. Les autres ne comptent pas. »

Gaella rehaussa un coussin dans son dos.

« Leur présence ne doit pas ravir tout le monde.

— Nos ennemis se garderont de cracher leur venin dans la presse, aujourd’hui. L’Empire d’Edenfjord n’a plus le bon dos et même eux ont un faible pour ta sœur. »

Le carrosse s’aventura sous le Pont de Lyndra, une passerelle privée qui enjambait l’Avenue Esten Telvah et reliait les deux versants d’un même manoir coloré. Des femmes en armure de plaques et le poing en l’air y brandissaient une bannière sur laquelle Gaella put lire :

« Vérité, vérité, vous l’avez tuée. »

Gaella s’enfonça dans son fauteuil, encore plus malaisée. Le cortège poursuivit sa lente avancée, un long moment sous un soleil de plomb, dont les rayons s’infiltraient par le hublot. Les minutes s’éternisaient, les mouches et moustiques bourdonnaient, l’air s’humidifiait, Gaella n’en pouvait déjà plus.

Soudain, un coup de feu. Des hurlements. Le cœur en roue libre, Gaella se cramponna aux coussins humides de sueur. À peine se pencha-t-elle en avant pour regarder par la fenêtre qu’Adalyn la repoussa. D’un doigt sur les lèvres, elle lui intima de se taire. Le charriot pila dans un concert de hennissements.

« Assassins ! », brailla une femme au-dehors. « Rendez-nous nos fils ! Si nos enfants ne peuvent connaître la paix, les vôtres ne la connaitront pas non plus ! »

Les Mères ! D’un regard, Gaella chercha l’approbation de sa génitrice qui ne laissa rien voir.

Un second coup de feu la fit bondir au plafond. Cette fois-ci, les hurlements se murent en panique. Les bruits de pas se réverbérèrent dans l’avenue.

« Soldat à terre ! », cria un général.

Gaella pâlit. Et si c’était Darhgo ? Hors de question. Ignorant les ordres de sa mère, elle se rua à la fenêtre.

Un fantassin gisait à terre, gorge perforée. Des gerbes épaisses et irrégulières jaillissaient de sa trachée. Pas de barbe, pas de cheveux bouclés, trop jeune, ce n’était pas lui. Les autres gardes avaient dégainé et pointaient leurs armes dans la même direction. Une femme armée parmi les civils, quarante ans à peu près, poing sur la poitrine.

« Vérité ! », cria-t-elle en brandissant son pistolet vers le ciel.

Avec une bestialité sans précédent, Julian beugla un ordre et il plut des balles sur la femme. Les convives se dissipèrent dans les cris.

Gaella ravala un cri.

« Que s’est-il...

— Assez. », coupa sa mère en fermant le store du hublot pour toute réponse.

La jeune femme se renfrogna. La peur avait laissé place à l’interrogation, l’interrogation aux remords, les remords à la résignation. Cette femme avait dégainé en premier. Elle avait fait son choix. Gaella n’avait rien à voir là-dedans.

La calèche se remit en marche.

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