1. Gaella

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« Le ciel saigne pour votre sœur, ma douce. Tout Araphis saigne pour elle. »

Gaella Venator n’écoutait sa gouvernante, la vieille Madame Vautour que d’une oreille. Dehors, une aube cramoisie s’était levée, une aube horrible qui annonçait une journée plus épouvantable encore.

« Une si belle femme, si calme, si aimante, poursuivit la vieillarde en nouant les cheveux bruns de sa dame en un chignon tressé. Au moins a-t-elle rejoint les jardins de notre Mère à tous. »

Ariane était morte. C’était une certitude. Le reste, en revanche…

On leur avait apporté la nouvelle cinq jours plus tôt. Une camériste en sueur, rien qu’une gamine maigrelette, avait traversé l’Hôtel de Telvah, gravi quatre à quatre les deux cents marches qui conduisaient aux appartements de Gaella et martelé la porte.

« Madame, v-votre sœur elle est… » Sur ce, elle s’était effondrée. La tante de Gaella, Maria-Luisa, avait dû finir sa phrase à sa place.

« Morte, on l’a retrouvée ce matin. »

Gaella n’avait pas cillé.

« Comment ?

— Le légiste te dira. »

Le légiste n’était jamais passé. Seules les rumeurs lui étaient parvenues.

« Elle était malade ! Un mal incurable. C’est ce que son père, le Grand Général Venator a dit. Pauvre chérie. Vingt-huit ans, ce n’est pas un âge pour mourir.

— Moi je pense qu’elle s’est suicidée.

— Car elle était malade, oui.

— Non… À cause de sa famille !

— Oui, mais… Par Perihite, seraient-ils derrière tout ça ? Du poison, du vin, un verre et hop !

— Mais qui pourrait ?

— Son père, sa mère, son frère, sa sœur. Tous à la fois.

— Et l’Autre…

— N’en parle pas, il va nous causer des malheurs.

— Ou un accident ? C’est ça, peut-être. On ne saura jamais. »

Gaella, elle, n’avait cessé d’y penser. La mort de sa sœur la laissait de marbre. Une indifférence qu’elle avait reconnue comme cruelle et qui, désormais, s’était mue en culpabilité. Une sensation dévorante, acide, amère qui la rongeait nuit et jour.

Aujourd’hui, Ariane allait être enterrée. Personne ne pouvait l’ignorer.

Depuis ce matin, les cloches tintaient dans un ballet sans fin et assourdissant que les fenêtres closes échouaient à garder au-dehors. S’y ajoutaient le vrombissement lointain des zeppelins, les sirènes des bateaux et les premiers ordres étouffés, braillés par les haut-parleurs aux premiers journalistes à l’affût. En ce jour si spécial, des milliers d’invités déferlaient sur la cité d’Ophis. Des citoyens de l’Empire venus du Nord, des riches dignitaires en provenance des provinces indépendances de l’Ouest, et même de mystérieux émissaires aux yeux d’or de l’étrange Royaume Tricéphale de Qu’Oth, ancré à l’Est.

À peine les télévisions désuètes, les télégrammes hachées et l’odieuse gazette des Requië avaient-ils annoncé la nouvelle que les gens s’étaient rués dans les rues en pleurant. Ils avaient recouvert la place principale de bouquets de fleurs, surtout des noires. La ville d’Ophis était endeuillée.

Aujourd’hui, on inhumait une sainte parmi les saintes que presque tout le monde révérait.

« De qui est-ce l’idée tout ce noir ? » demanda-t-elle d’une voix caverneuse.

La jeune femme fixait son reflet dans la coiffeuse, une moue sur les lèvres. Elle se trouvait l’air d’une putain minant du charbon.

« La mienne, toussa Madame Vautour. Le peuple a besoin de voir votre douleur. Puisque vous semblez si prompte à la cacher. »

La vieille folle empestait la mûre et la sueur, l’ancienne sueur, celle que secrétaient les carcasses ramollies par le soleil.

« C’est ce qu’on attend d’une jeune dame qui connait ses devoirs, murmura Gaella.

— Avec votre petite mine renfrognée, vous vous donnez l’air d’une peste, ma douce.

— D’une peste qui connait ses devoirs, alors. Cela me va aussi. »

Madame Vautour soupira et assena un coup sec avec le peigne pour signifier qu’elle en avait fini avec les cheveux de sa dame. Gaella se leva, se retourna vers la cheminée.

Le grand tableau familial était placardé au-dessus. Ils la jugeaient, comme ils auraient jugé une parfaite inconnue : avec dédain. Pourtant, elle les connaissait tous ; son père, le Grand Général borgne et dirigeant incontesté du pays indépendant Araphis, encore chevelu à l’époque ; sa mère si belle alors ; Gaella et Kaeleb guère plus vieux que des bambins ; Ariane, ses cheveux auburn et son sourire aux dents du bonheur ; Seth… le jumeau de cette dernière. Julian avait gommé ses traits avec des cendres pour sceller son exil, huit ans plus tôt. Gaella avait tenté de faire de même avec celui d’Ariane, un jour. Son père l’avait assignée aux cuisines pendant un mois, en représailles.

La jeune femme s’approcha du tableau, frôla de l’index la joue de sa sœur, brunie par le feu. Malgré l’étouffante chaleur, Gaella sentit comme un courant d’air, un souffle de fraîcheur dans ses doigts. Un souffle de vie, songea-t-elle avec une moue dédaigneuse. Ses phalanges se raidirent, ses ongles noirs de vernis se crispèrent sur le visage rajeuni de sa sœur. Ils tremblèrent tandis que Gaella les immisçait dans la toile.

« Tous ces gens au-dehors, ils attendent une certaine attitude de votre part », maugréa soudain Madame Vautour. Gaella ôta sa main. « Ne les décevez pas. Vos parents ont des soucis bien plus importants que vos enfantillages. Votre mère ne dort plus. On ne la voit plus, elle disparait pour se ressourcer et tenter d’oublier. Votre père et vos tantes doivent gérer l’Ordre de la Déesse, la sécurité du cortège et les quelques millions d’invités qui, pour la plupart, se haïssent mutuellement. Quant à moi j’en ai plus qu’assez de votre mesquinerie. Personne n’aura le temps de vous materner. Personne n’en aura l’envie. Peu importe vos vieilles rancunes, vous avez une dette de respect envers votre sœur, surtout maintenant qu’elle est aux côtés de Notre Mère à tous. Me suis-je bien fait comprendre ? »

Gaella regardait droit, comme si éviter le regard de la vieille gouvernante suffisait pour ne pas ne pas entendre ses sermons.

« Vous ne pouvez imaginer combien vous me peinez, reprit cette dernière. Je prie chaque jour pour que la Déesse vous pardonne votre jalousie.

— Vous allez devoir prier plus souvent. »

Les deux femmes ne s’adressèrent plus la parole. Madame Vautour se contenta d’aider sa dame à enfiler la robe de soie noire et le chapeau à voilette assorti. En guise de finition, la vieillarde agrafa à la poitrine de Gaella la broche Venator, un croc recourbé en émeraude prouvant son appartenance au clan dirigeant. Sa besogne accomplie, elle mima une révérence et abandonna sa protégée.

Gaella soupira, ses yeux embués de larmes. Elle se traîna jusqu’au balcon où la fraîcheur déjà moite de l’aube caressa son visage trop maquillé. Là, elle frôla du bout des doigts la surface déjà bouillante d’un bras métallique, fondu dans la pierre, et enjamba la rambarde, se hissa à son sommet, déploya les bras et, de toute sa hauteur, les surplomba, tous.

La cité d’Ophis s’éveillait en contrebas, sous un ciel carmin percé çà et là de volutes noirâtres de fumée usinière. Parmi les bâtiments trop hauts et pointus, les cheminées démesurées, les nombreux clochers et les palmiers assez braves pour se frayer un chemin entre le cuivre et le béton, l’immense tour de Jade fendait les cieux telle une pointe de pertuisane verte, dantesque, luisante. Des dirigeables bourdonnaient autour d’elle en quête d’endroit où se poser et, déjà, des passagers remontaient l’allée principale en direction de l’Hôtel de Telvah.

Ils étaient venus pour elle, pour Ariane. Ils l’aimaient mais ne l’avaient jamais vue pour la plupart. Gaella sentit son cœur se tordre dans sa poitrine. Une larme dévala le long de sa joue, laissant dans son sillage une trainée de cuivre dans la poudre nacrée. Elle se hissa sur la pointe des pieds, se pencha en avant lentement, lentement…

Et bascula.

Elle se sentit voler, un instant. Court mais suffisant. Son cœur se détendit, ses yeux s’écarquillèrent. Un sourire illumina sa face. Le bras de fer s’était éveillé, il la retenait, la soulevait dans les airs. Elle devina les cris de stupeur et les exclamations, sous ses pieds, cinquante mètres plus bas. Elle les dominait, ces gens de pacotille. Enfin. Son tour à elle.

Lorsque le bras la redéposa en douceur sur le balcon, Gaella haletait. Tout cela valait peut-être le coup, après tout.

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