Chapitre VI

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 Le calme qui régnait sur le campement conforta Issari dans son entreprise. Les deux soldats gardaient toujours l'entrée du cercle et il lui faudrait se faufiler entre les roulottes pour les éviter. Il vérifia une dernière fois que tous les marchands aient bien regagné leur roulotte respective et que personne ne se trouvait dans les échoppes. Il se faufila sans un bruit entre deux roulottes et manqua de tomber. Il se rattrapa de justesse en lachant un juron. Le cœur battant la chamade, il s'accroupit quelques instants et jeta un dernier coup d'œil à l'intérieur du camp. La boutique qu'il visait n'était qu'a quelques mètres de lui. Le battement sourd provenant de l'intérieur de sa poitrine résonnait dans la tête du garçon. Il tenta de se calmer et fit le vide intérieur afin d'entendre de nouveau le bourdonnement continu de la conscience de Raziel, enroulée dans un coin de son esprit.

 Il sortit de sa cachette et s'élança vers la boutique de potions et fioles en tous genre. Il pénétra dans la tente et jeta un rapide coup d'œil autour de lui, le cœur battant à tout rompre. Il était seul. Parfait ! Il chercha des yeux la petite bouteille au bouchon doré et au liquide bleu mais ne la trouva nulle part. Il fouilla toutes les étagères et déplaça toutes les fioles, en vain. Il se rappela alors que Makha lui avait présenté le flacon qu'elle avait sorti du comptoire. Zut ! Il allait devoir ressortir de la tente, et serait donc facilement découvert si un des gardes était attentif. C'était un risque à prendre. Il n'avait pas fait tout ce chemin pour rien et il était si près du but !

 Il ressortit de la tente à quatre pattes, à demi-dissimulé par le comptoire. Oui ! Elle était juste là ! Derrière quelques autres flasques en tout genre ! La fiole au bouchon doré ! Il passa adroitement son bras par dessus les autres et attrapa la petite bouteille par le bouchon. Il la souleva lentement afin de ne pas faire tomber les autres. Issari entendit des bruits de pas et s'immobilisa. Quelqu'un s'approchait. Son sang se glaça. Ses mains se mirent à trembler. Les bruits de pas se rapprochaient de plus en plus. Deux gardes passèrent devant l'échoppe en discutant. Le garçon attendit un peu, tenant toujours la fiole. Les mains tremblantes. Le cœur sur le point d'exploser. Les gardes s'éloignèrent lentement. Bien, ils ne l'avaient pas remarqué. Des goutes de sueur empoissaient ses temps et son visage. Il continua de subtiliser lentement la fiole mais il avait perdu de son agilité à cause du stress. Une rafale de vent frais le fit frissoner. La bouteille au liquide bleu cogna dans un petit flacon qui tomba et se brisa au sol. Une fine fumée blanchâtre s'échappa du liquide se répandant sur le sol.

  • T'as entendu Penthel ?
  • Oui, allons voir !

 Les deux gardes se dirigèrent vers l'échoppe de potions et il ne leur fallut que quelques secondes pour se trouver devant le comptoire.

  • Va voir à l'intérieur, dit Penthel de sa voix chantante.

 Un des deux gardes passa derrière le comptoire.

  • J'ai trouvé une fiole cassée par terre entre le comptoire et la tente, à mon avis le vent l'aura faite tomber, c'est tellement le bordel ici...
  • Attends, vérifie la tente aussi, on ne sait jamais.

 L'homme entra à l'intérieur, puis le silence se fit pendant quelques secondes. Penthel resté à l'extérieur plaça machinalement ses mains sur les pommeaux de ses dagues dans son dos, prêt à dégainer au moindre danger. Son esprit devint calme et affûté.

  • Eh là, on ne bouge plus ! s'écria le garde depuis l'intérieur.

 Penthel pénétra dans la tente, une dague dans chaque main, prêt à en découdre. Il balaya l'endroit du regard mais ne trouva rien d'anormal. Il se tourna vers son compagnon qui riait bruyamment.

  • Je t'ai fait marché, il n'y a personne, fausse alerte ! T'aurais dû voir ta tête !
  • Je ne trouve pas ça drôle, rétorqua Penthel, allez sortons d'ici.
  • Et pour la fiole de la moche ?
  • Bah ! De toutes façons cette vieille rabougrie n'avait qu'à ranger ses affaires, ce n'est pas la première fois que je le lui dis !

 Ils reprirent leur ronde et aucun autre incident ne se produit.

 Issari courait à en perdre haleine. Il avait failli se faire prendre et avait échappé de peu aux deux gardes. Dès que la fiole s'était brisée sur le sol, son instict de survie lui avait crié de prendre la fuite. Il avait vite rangé le précieux remède dans sa poche et il s'était glissé à quatre pattes entre deux tentes, sans un bruit. Les deux gardes étaient trop proche de lui pour lui permettre de fuir à grandes enjambées. Lorsqu'ils avaient décidé que finalement le vent était le responsable du bruit, sa poitrine se desserra et il put de nouveau respirer convenablement. Il attendit que les gardes reprennent leur ronde et se faufila de nouveau entre deux roulottes.

 Le village se rapprochait de plus en plus à mesure que le garçon perdait son souffle. Il fit le vide dans ses pensées et repéra la conscience bourdonnante de Raziel qu'il s'empressa de dérouler.

  • Je l'ai !!
  • Tu as réussi ? Alors tu vois, tu n'es pas mort !
  • Oui mais s'en est fallu de peu, je n'ai pas le temps de venir te voir, je vais directement donner le remède à mon père !
  • D'accord, reviens vite me voir Deux-pattes.
  • Promis !

 Il s'engouffra dans le village à une allure fulgurante. Il passa devant la taverne et ignora Tiha qui lui adressait de grands signes, lui hurlant de la rejoindre. Il crut même distinguer la mine renfrognée de l'alcoolique lorsqu'il l'avait ignorée. La sortie sud apparut bientôt et le garçon accéléra de plus belle, ignorant les supplications de son corps qui lui ordonnait de ralentir.

 Il poussa violemment la porte de la maisonnette, ce qui fit sursauter sa mère. Épuisé, il dut lutter pour ne pas perdre connaissance et posa ses mains sur les genoux afin de reprendre son souffle. Des formes indistinctes dansaient devant ses yeux et un voile noir obscurcit une partie de sa vision.

  • Issari ?! Qu'est-ce qu'il te prend de pousser la porte de la sorte ?

 Le garçon, ne pouvant pas trouver suffisamment de souffle pour s'expliquer, sortit la fiole de sa poche et la lui montra pour toute réponse.

  • Qu'est-ce donc que cette chose ?
  • Où... Où est père ? J'ai le remède !

Des larmes couvrirent les yeux de la femme, et son visage se ferma.

  • Issari, ton père... Le remède ne pourra plus rien pour lui...
  • Comment ça ? Que s'est-il passé ?
  • Il est monté se reposer lorsque tu es parti après ton repas et n'a pas pu se relever, il était trop faible... Et...
  • Et quoi ?! s'emporta-t-il.
  • Il est trop tard, même s'il le prend dans son état actuel, il ne pourra pas guérir, il est bien trop faible, il a atteint le dernier stade de la maladie, tout va s'accélérer.

 Le visage de la femme s'assombrit et uun flot continu de larmes déferla sur ses joues.

  • Il sera mort demain, reprit-elle. Laisse-le se reposer s'il te plaît.

 Cette phrase, bien que fataliste, le rassura. Il avait d'abord cru que son père n'avait pas survécu à cette journée. Tout n'était pas perdu, il lui restait une chance de le sauver. Il monta les marches quatre à quatre et poussa la porte de la chambre, ignorant les paroles de sa mère. Une odeur de mort régnait déjà dans la pièce exiguë. Le regard du garçon se posa sur le lit, près de la fenêtre. Une silhouette méconnaissable se trouvait dessus, recroquevillée. Une silhouette d'une maigreur indescriptible. Une silhouette effrayante, squelettique. Son visage était tellement usé par la maladie que ses lèvres ne se touchaient plus, laissant sa bouche ouverte sur quelques dents noires, éparses. Ses yeux mi-clos étaient injectés de sang. De grosses cernes noires recouvraient ses paumettes saillantes. Un horrible râle se faisait entendre. Chaque respiration demandait un effort colossal menaçant de tuer l'homme d'épuisement.

 Issari tomba à genoux au bord du lit, atterré par la vision de son père dans un tel état. Cet homme autrefois si jovial, bien portant, d'une présence rassurante et bienveillante était sur le point de les abandonner, lui et sa mère. Un homme d'une sagesse sans égal, qui trouvait toujours les mots en toutes circonstances. Les larmes coulèrent abondamment sur les joues du garçon en proie au désespoir.

  • Père... J'ai... J'ai le remède père...

 Les mains tremblantes, il ouvrit le bouchon de la petite fiole.

  • I... Issa...
  • Oui père c'est moi, il faut... Il faut que tu avales ça, un... Un dernier effort s'il te plaît !

 Le garçon versa une petite quantité de la fiole dans le trou dessiné par les lèvres de l'homme et força celui-ci à avaler.

  • Oui, voilà, un peu... Un peu plus, allez !

 Il força progressivement l'homme à avaler la totalité du flacon. La respiration du malade devint de plus en plus lente, et de plus en plus difficile. Dans un immense effort, il tourna la tête vers son fils.

  • Pr... Prend... Soin de... Ta mère... Mon... Garçon...

 Une larme coula sur sa joue décharnée et vint mourir sur l'oreiller, puis il perdit connaissance. Issari s'effondra, et un torrent salé déferla sur des joues. Il aurait été incapable d'évaluer combien de temps il resta ici, à pleurer près de son père. Il sentit une main se poser doucement sur son épaule.

  • Allez viens, laissons le se reposer.

 Il ne s'était pas rendu compte que sa mère l'avait rejoint et ne savait pas depuis quand elle se trouvait là. Ils quittèrent la chambre sans un mot et descendirent dans la pièce principale. Ni l'un ni l'autre ne débutèrent une conversation, ne sachant comment s'y prendre. Le dragonnier déroula alors la présence bourdonnante de Raziel pour avoir un peu de réconfort.

  • Où est-tu ? Ça a fonctionné ?
  • Je pense qu'il est trop tard, il est aux frontières de la mort...

 Cette pensée arracha une larme au garçon, qui l'essuya d'un revers de manche.

  • Tu lui as donné ?
  • Oui mais il n'avait même plus la force de parler, ni d'avaler...
  • Alors tu as fait tout ce que tu pouvais, tu ne peux rien faire de plus.
  • Je pense que je vais venir te rejoindre, j'ai besoin de réconfort...
  • Non tu devrais rester avec lui, s'il ne survit pas tu t'en voudras de ne pas être resté près de lui. On se voit demain, de toutes façons je reste avec toi, fais attention à toi Deux-pattes.

 Issari se réveilla en sursaut. Il lui fallut plusieurs secondes pour se remémorer les récents événements et se rappeler pourquoi il était assit sur une chaise en face de sa mère et non dans son lit. Les rayons du premier soleil déchiraient progressivement le voile ténébreux de la nuit et répandaient leur douce lumière bleutée à travers la fenêtre. Un bruit sourd retentit à l'étage. Le garçon se précipita dans les escaliers et ouvrit la porte de la chambre parentale à la volée. Son père était sur le sol, un genou à terre, luttant pour se relever.

  • Père ! Tu dois garder tes forces, il faut te reposer !
  • Je... J'ai faim... Je voulais... Descendre manger...
  • Reste là, je vais t'apporter de quoi reprendre des forces !

 Il descendit les marches à toute vitesse et se précipita dans un placard, prit quelques morceaux de viande séchée, une miche de pain dur, un bol d'eau, réveilla sa mère et remonta avec elle aussi vite que ca cargaison le lui permettait. Il aida son père à s'asseoir sur le bord du lit et l'aida à manger. Une fois rassasié, il se rallongea.

  • Laca, dit-il à sa femme, je... Je suis désolé de vous faire subir ça, j'ai promis à... Ton père de veiller sur toi, et... voilà que c'est vous qui prenez soin de moi...

 Des larmes emplirent les yeux de sa femme.

  • Ne dis pas n'importe quoi Geor, nous veillons l'un sur l'autre, comme nous l'avons toujours fait et comme nous continuerons de le faire ! Repose-toi maintenant et reprends des forces.

 Ils redescendirent, laissant le malade s'endormir. Les heures passèrent et Raziel refusa toujours de laisser Issari le rejoindre, au cas où son père aurait de nouveau besoin de lui. Le garçon n'alla pas non plus à son travail. Cette fois-ci, il n'entendit pas de bruit venant de l'étage, mais vit son père descendre les escaliers et les rejoindre directement. Il était toujours aussi maigre, mais son visage avait reprit des couleurs et ses cernes avaient réduit de moitié. Ses yeux paraissaient également plus reposés et le sang avait laissé place au blanc naturel.

  • Tu devrais te reposer dans le lit, le gourmanda sa femme.
  • Non, bouger un peu me fait du bien, je sens mes forces revenir et mon corps réclame un peu d'exercice !
  • Père je suis tellement content !
  • Geor, tu devrais tout de même te reposer, comment être sûr que tu ne vas pas t'effondrer ?
  • Je suppose que notre fils a vu juste au sujet du remède, il semblerait qu'il fonctionne... Mais ne crions pas victoire trop vite, il se peut que ce ne soit que temporaire...
  • J'espère sincèrement que ça fonctionnera jusqu'au bout !
  • Et combien as tu déboursé pour moi ?
  • Ça n'a aucune importance père ! L'important c'est l'effet qui en résulte.

 Pendant les deux jours à venir, Issari vit l'état de son père grandement s'améliorer. Il avait repris des couleurs, il se nourissait normalement et avait même repris du poids. Il décida de retourner à la forge pour rattraper son retard et s'excuser de son absence auprès de son maître. Il embrassa ses parents et se mit en route pour le village. Il fit le vide intérieur et déroula la conscience familière de Raziel. La maison du jeune homme se trouvait relativement proche du dragon, leur permettant de ne jamais rompre leur lien mental, ce qui les ravissait tous les deux.

  • Je vais retourner travailler au village, mais avant je veux venir te voir, où es-tu ?
  • Je suis en train de chasser près de la forêt, je survole un troupeau de quatre-pattes-grandes-cornes, je te rejoins dans la clairière après.
  • Un quatre-pattes-grandes-cornes ? Qu'est-ce que c'est ?

 Le dragon transmit une image de l'animal au garçon, qui ria de bon cœur jusqu'aux larmes. Il n'avait pas rit depuis au moins une semaine ce qui lui permit d'évacuer la pression accumulée ces derniers jours.

  • Un quatre-pattes-grandes-cornes ! Ah ah ! C'est un cerf !
  • Si tu continues à te moquer, je ne viens pas te voir après mon repas.
  • D'accord, j'arrête, mais de toute façon tu viendras me voir quand même, je te rappelle que je connais tes pensées.
  • Oui tu as raison, avoua-t-il. Mais j'aime bien t'embêter moi aussi !

 Issari attendait le dragon depuis presque une heure lorsque celui-ci le rejoignit enfin dans la clairière. Ils s'étreignirent longuement et restèrent ainsi quelques minutes, mélangeant leur esprit l'un dans l'autre.

  • Tu veux voler ?

 Un soupçon de malice fit vibrer la vois de Raziel.

  • Oh oui bonne idée ! Cette fois je vais essayer de ne pas m'épuiser.

 Il s'assit à la base du cou du dragon et s'accrocha à deux piques en face de lui.

  • Prêt ?
  • Prêt !

 L'animal déploya ses ailes laissant le vent s'y engouffrer et poussa sur ses pattes pour s'élever dans les airs. Issari faillit perdre l'équilibre et resserra ses jambes pour se rattraper. L'air caressa son visage et la fraîcheur de l'hiver à venir fit frissoner le dragonnier. Il était plus détendu que lors de son premier vol, mais se crispa tout de même assez pour s'épuiser rapidement.

  • Je veux te montrer quelque chose. Tu me fais confiance ?
  • Oui, vas-y !

 Raziel se déplaça sur un courant d'air chaud et commença une brutale ascension, aidé par le courant ascendant. Le garçon s'accrocha aussi fort qu'il le put pour ne pas se faire désarçonner. Il n'osa pas regarder en bas et se concentra pour rester en place. Ils ralentirent et se stabilisèrent à très haute altitude. L'air glacial emplissait les poumons du dragonnier et le glaçait à chaque respiration.

  • Voici le monde tel qu'il est vraiment.

 Le spectacle saisissant laissa Issari sans voix. Ils se trouvaient bien au dessus des nuages et tout paraissait si petit vu d'en haut. Le monde était bien plus vaste qu'il n'avait pu l'imaginer. Il pencha légèrement la tête pour mieux voir en contrebas et distingua le village. Un tout petit carré de pierres entrecoupé de très minces lignes qui devaient représenter les rues. Il aperçut deux petits points en périphérie du village qu'il supposa être sa maison et celle du fermier. Il distingua même le campement des marchands. La forêt n'était plus qu'une petite tache verte.

  • C'est vraiment impressionnant, tout est si grand...
  • Oui et encore tu n'as rien vu, nous n'avons pas encore atteint le sommet de la montagne.
  • J'aimerais bien voir ce que ça donne...
  • On y va ?
  • Oui ! Mais fais attention j'ai failli tomber plusieurs fois.
  • Je vais régler ça, comme la première fois.

 Issari sentit l'esprit de Raziel investir chaque partie de son corps, aussi infime soit-elle, et les muscles de ses bras et de ses jambes se contractèrent, immobilisant ainsi le dragonnier.

 Ils reprirent une ascension effreinée en direction du sommet. L'air se raréfiant, le garçon commença à manquer d'air. L'asphyxie provoqua une douce euphorie qui le gagnait progressivement. Le froid glaçait ses poumons et l'air manqua de plus en plus. Le sommet n'était plus très loin à présent, il devait tenir... La vision du garçon devint de plus en plus floue.

  • A... Arrête... Toi... L'air...

 L'excitation du dragon était tellement grande qu'il ne prêta pas attention à son passager. Il continua son ascension, pressé de faire toucher le ciel à son ami. Le garçon se sentit flotter, il tenta d'alerter Raziel, mais ne trouva pas la force suffisante. Un voile noir recouvrit les yeux du dragonnier qui se sentit aspiré par un tourbillon de coton.

 Lorsqu'il rouvrit les yeux, il se trouvait allongé sur le sol. Il eut besoin de quelques secondes pour se rappeler ce qu'il s'était passé. Le froid avait envahit ses membres dont il avait retrouvé le contrôle. Il paniqua et tenta de respirer. À sa grande surprise, il y parvint sans aucun soucis.

  • Que s'est-il passé ?
  • Tu as perdu connaissance, et je ne m'en suis pas aperçu. Je suis désolé, je ne voulais pas que ça arrive.
  • J'ai essayé de te prévenir mais je n'ai pas réussi... Je ne veux plus remonter aussi haut, c'est dangereux là haut, je ne pouvais plus respirer.
  • Je suis désolé Deux-pattes. J'arrive très bien à respirer et je pensais que ce serait pareil pour toi.

 Issari se dressa lentement sur ses jambes flageolantes. Il nota que son pantalon était une fois de plus déchiré à l'intérieur des jambes et du sang perlait. Très certainement le frotement des écailles.

  • Je vais te donner un peu d'énergie.

 Le dragonnier sentit un flot d'énergie parcourir son corps et ses forces revinrent.

  • Il faut que je retourne au village, je reviendrai te voir ce soir !
  • Ne m'en veux pas s'il te plaît.
  • Non, je dois vraiment aller là bas, il faut que j'aille voir Elianel.
  • D'accord, à ce soir alors.

 Raziel prit son envol et se dirigea vers la montagne. Issari sentit leur lien mental s'affaiblir à mesure qu'ils s'éloignaient l'un de l'autre, et bientôt, la présence rassurance du dragon disparut. Le garçon se sentit vide. Une partie de lui venait de disparaître en même temps que la conscience de son ami. Il eut l'impression d'être complètement nu, désarmé, à la merci de n'importe qui. Cependant, il avait besoin de se retrouver un peu seul après l'incident, il en voulait au dragon de ne pas avoir prêté attention à sa détresse. Il reprit la route du village d'un pas mal assuré et il lui fallut deux fois plus de temps pour atteindre la forge à cause des blessures de ses jambes.

  • Bonjour maître.
  • Issari, tout va bien ? Tu n'es pas venu depuis plusieurs jours, est-ce que ça a un rapport avec ton père ?
  • Oui, il va mieux, je ne veux pas me réjouir trop vite mais je pense qu'il est guéri. Alors je suis revenu travailler et rattraper mon retard.
  • Bien ! Et que te voulaient les marchands ?
  • Les marchands ? Quels marchands ?

 Un affolement se fit sentir dans la voix du garçon.

  • Eh bien trois marchands sont venus me voir car ils pensaient te trouver à la forge. Ils m'ont demandé où ils pouvaient te trouver et je leur ai indiqué la maison de tes parents. Tu n'as rien fait de mal mon garçon ?

 Un mauvais pressentiment envahit Issari, qui partit sans plus attendre en direction de son domicile. Il courut aussi vite que ses jambes encore tremblantes et sanguinolentes le lui permettaient. Ses dernières se dérobèrent à plusieurs reprises sous l'emprise de la peur. Il fit le vide intérieur et chercha machinalement la conscience bourdonnante de Raziel, en vain. Le chemin lui parut interminable. Lorsqu'il arriva devant la maison, tout avait l'air normal. Aucun bruit ne se faisait entendre. Il poussa la porte, puis plus rien.

 Il essaya de bouger mais des entraves lui empêchaient tout mouvement. Il rouvrit les yeux. Il se trouvait chez ses parents. Son père était assit face à lui, pieds et poings attaché à une chaise, tout comme lui. Les ongles de ses mains avaient été arrachés. Tous sauf un. Son pantalon buvait goulûment le sang qui coulait de ses doigts et de ses bras écorchés vifs. Son visage était méconnaissable. Un de ses yeux était gonflé et violacé, du sang coulait abondamment de son nez et de sa bouche. De nouveaux trous avaient remplacés quelques unes des dents, déjà peu nombreuses. Des larmes coulaient en un flot ininterrompu le long de ses joues et un regard impuissant et désolé se posa sur son fils.

  • J'ai un p'tit problème Issari l'forgeron.

 Le garçon releva la tête et reconnu la petite silhouette qui se tenait près de lui.

  • Vois-tu, poursuivit Makha il y a quelques jours, t'es v'nu m'insulter dans ma boutique. C'est-y qu'tu te rappelles maint'nant ? Et voilà, l'jour suivant, j'ai r'trouvé une potion éclatée sur le sol... C'est-y l'vent que m'a dit Penthel. Mais c'matin, alors que j'rangeais mes affaires pour repartir, j'ai pas pu r'trouver ma fiole pour la rhibo. Et là c'est-y qu'j'ai compris. Un p'tit brigand m'a délesté d'une marchandise. Et chez nous, on aime pas les brigands.
  • Quel... Quel rapport avec mon père ? demanda-il la voix tremblante.
  • Le rapport ? C'est-y que j'vois bien qu'ton père est atteint d'cette saloperie, alors j'suppose qu'il l'a déjà avalé et est-y guérit. C'est-y pas vrai ?
  • Oui... Je suis désolé...
  • Bien, c'est gentil à toi d'avouer si rapidement. Dans ce cas, c'est-y qu'il nous sert plus à rien.

 Les yeux affolés du garçon balayèrent la pièce à la recherche d'une quelconque arme ou de quelque chose dont il pourrait se servir pour s'extirper de cette dangereuse situation. Son regard se posa sur une masse informe dans un coin de la pièce. Un corps recroquevillé gisait dans une mare de sang. Les traits de son visage étaient figés dans une expression de terreur, de désespoir. On lui avait tranché la gorge. Sa mère ne bougeait plus. L'impuissance l'envahit et des larmes coulèrent abondamment le long de ses joues.

  • J'vais y faire un cadeau, j'vais l'y envoyer rejoindre sa femme qui s'est bien débattue, il souffrira pas.
  • Non !! hurla-t-il. Pitié ! Pardonnez-moi !
  • J'n'ai aucune pitié pour les brigands dans ton genre minus !
  • Arrête ! intervint une mélodieuse voix. Tu n'as pas à le tuer maintenant que tu sais que tu ne peux pas récupérer ton bien, cela n'y changera rien, prends ce pour quoi nous sommes venus et allons nous-en, je fermerai les yeux sur le fait que vous m'ayez assomé et attaché.

L'elfe était assit sur le sol, mains liées dans le dos. Du sang s'écoulait d'une de ses tempes.

  • Penthel ! s'écria le garçon. Aidez-moi je vous en prie !
  • Reste-t-y en dehors de ça z'oreilles pointues ! maugréa un nain en retrait. Sinon j'me f'rais un plaisir de t'couper le membre virile et d'y donner à manger aux chèvres.
  • Il ne sert plus à rien de torturer ces humains, reprit-il, laissons les partir, et reprenons la route ! Je m'en...

 Une petite lame transperça sa poitrine et l'interrompit avant qu'il ne finisse sa phrase.

  • Il t'avait dit d'la fermer Penthel, dit Makha, j'ai jamais pu t'sentir z'oreilles pointues...

 Elle retira sa dague et le corps de l'elfe tomba lourdement sur le sol, inanimé. La panique envahit Issari qui lança un regard désolé à son père. La naine se plaça derrière l'homme défiguré. Elle saisit ses cheveux et tira la tête en arrière pour dégager le cou de sa victime.

  • Non ! Arrêtez ! Pitié ! Laissez-le ! Je suis désolé ! Prenez l'argent et partez ! C'est bien ça que vous voulez, non ?

 Il chercha de nouveau à contacter Raziel mais ne sachant pas comment étendre son esprit, il n'y parvint pas. C'était toujours le dragon qui entrait dans sa conscience, et lui n'avait jamais réussi, ni même essayé. Il maudit son impuissance et s'agita sur sa chaise, espérant trouver un moyen de se sortir de cette dangereuse situation.

  • Ce qu'on veut ? C'est réparé l'affront que tu m'as infligé.

 Makha posa doucement sa dague sur la gorge de l'homme et trancha lentement dans la chair sous les yeux exhorbités du garçon.

  • Non !!

 Un flot de liquide rouge coula le long du cou de l'homme avant d'être absorbé par ses vêtements. Des larmes de désespoir coulèrent abondamment sur les joues du garçon. Il regarda le visage de son père et vit petit à petit la vie quitter ses yeux à mesure que le sang s'échappait de la mortelle blessure. Un voile se déchira dans son esprit. La naine lâcha un petit ricanement à glacer le sang.

  • Bien ! C'est-y qu'on va s'amuser avec toi maint'nant ! dit le deuxième nain.
  • Moi d'abord ! coupa Makha. C'est-y à moi qu'il a volé la marchandise.
  • Ne l'abîme pas trop, j'aimerai m'amuser moi aussi !
  • J'vais essayer, dit-elle en riant.

 Issari se débatit de toutes ses forces sur sa chaise, à la fois désespéré et enragé. Il savait qu'il allait certainement mourir, mais il voulait au moins venger la mort de ses parents. Il tira aussi fort qu'il le put sur ses liens qui ne cédèrent pas malgré tous ses efforts. Il tenta de retrouver la même sensation qu'il avait ressenti lorsqu'il avait soulevé la poutre le jour de l'incendie à la forge pour sauver son maître Elianel, en vain. Dans un ultime effort, il essaya de faire le vide intérieur pour contacter Raziel, mais sa rage l'empêchait de se concentrer. Une violente douleur se fit ressentir sur la gauche de son visage et le projeta au bord de l'inconscience.

  • Tiens-y en place, dit Makha, sinon Thralmê t'en décoche une autre !

 La naine attrapa une petite pince et s'en servit pour saisir un des ongles du garçon, flottant entre inconscience et réalité. Elle serra sa prise et tira très lentement vers elle pour extraire l'ongle. Une souffrance indicible, intolérable tira le dragonnier de sa lethargie. Il lui sembla que d'invisibles becs d'oiseaux lui arrachaient le doigt. Il hurla à s'en déchirer les tympans. Il était devenu une plaie incarnée, un insondable puits de douleur. Les battements de son cœur le transperçaient comme autant de coups de poignard. Après un temps qu'il lui eut été impossible d'évaluer, sa souffrance se transforma en colère, en rage, une rage farouche et profonde et une folie s'empara de lui. Il leva les yeux sur la petite femme et lui lança un regard noir.

  • Je... Je...
  • Tu quoi ? Tu vas-t-y encore t'excuser ? Sale merdeux !
  • Je vais vous tuer. dit-il calmement. Tous les deux, vous allez mourir aujourd'hui.
  • Ah ah ah ! T'entends-t-y ça Thralmê ? C'est-y qu'il croit pouvoir nous tuer !
  • Oui, mais c'est-y la douleur qui l'fait délirer.

 Ils rirent à en glacer le sang. Un rire malsain. De toute évidence, ils retiraient une certaine satisfaction à torturer leur victime. Cette fois, Issari allait se libérer et se venger. Cette fois, il pourrait rendre les coups. Cette fois, il réussirait. Il prit une grande inspiration et concentra toute ses forces dans ses bras et tira du plus fort qu'il put sur les liens qui résistèrent cette fois encore. Il réalisa qu'il ne servait à rien de luter. Que malgré toute sa volonté, il était trop faible. Qu'il allait mourir ici avec ses parents. Il cessa de s'agiter sur sa chaise, résolu à accepter sa pitoyable impuissance. La femme saisit un deuxième ongle et l'arracha tout comme le premier. Un flot de liquide visqueux et chaud coula de la blessure et il hurla de plus belle. Rien ne pouvait être pire que cette douleur. Du moins, il le croyait.

 Il avait perdu son quatrième ongle lorsque ce fut au tour de Thralmê, le deuxième petit personnage, de le torturer. Il sortit une courte lame qu'il apposa sur l'avant-bras du dragonnier, juste avant la jonction du coude. D'un mouvement très lent, il commença à enfoncer la lame et à la ramener vers lui, écorchant vif le bras du garçon. La douleur était insoutenable. Il lui sembla que son bras allait être arraché. Des larmes coulèrent de nouveau le long des joues. Des larmes de rage, d'impuissance. Tout était perdu.

  • Je pensais que tu étais au village, que fais-tu chez toi Deux-pattes ?

 Raziel !! Il venait de renouer le lien avec le garçon ! Issari rassembla le peu de forces qu'il lui restait afin de communiquer avec le dragon. Il lui transmit l'image de ses parents morts, sa sensation de souffrance, les deux nains ainsi que deux mots.

  • Tue-les.

 Le dragonnier fut envahi d'une rage indescriptible qui n'était pas la sienne. Il sentit le lien qui l'unissait à son ami s'intensifier à une vitesse prodigieuse, signe que celui-ci se rapprochait très rapidement. Il ressentait tout ce que son dragon ressentait. Colère. Détresse. Rage. Sauver Deux-pattes. Fureur. Tuer petits deux-pattes. Folie. Il sourit à ses bourreaux.

  • Eh bien, c'est-y qu'il est d'venu fou c'ui là ? V'là qu'il sourit...
  • Vous allez mourir.

 Sur ces mots, un monstrueux rugissement fit trembler les murs de la maisonnette et les deux nains se regardèrent, inquiétés. La petite femme ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais fut interrompue par l'effondrement du plafond. Un gros bloc de pierre tomba sur Thralmê qui succomba sur le champ, écrasé par le poids. Makha eut le réflexe de se protéger avec les bras mais aucun débris ne passa à proximité d'elle. Lorsqu'elle baissa les bras, ses yeux s'écarquillèrent à la vue de la créature qui venait de tomber du plafond. Raziel ouvrit son immense gueule et saisit la naine entre ses dents, laissant ses jambes s'agiter à l'air libre. Il serra sa mâchoire qui se referma sans un craquement et les petites jambes retombèrent lourdement sur le sol.

  • Deux-pattes !

 Issari regarda le ciel à travers l'ouverture dans le toit créée par le dragon. La douce lumière le réchauffait et il avait l'impression de flotter sur un nuage de coton. Il perçut les serres de Raziel se refermer sur lui et il eut l'impression de s'élever dans les airs. Son esprit abandonna peu à peu son corps meurtri, endolori, et il sombra dans la douce et paisible inconscience qui l'appelait.

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