Hommage à mon p'tit frère

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Hommage à mon p'tit frère

Tout à commencé il y a 65 ans. Le baby-boom en était au début de son développement. Chez nous la tribu du sujet à élever voyait arriver son cinquième complément d'objet direct. Après deux filles, moi le frangin et une autre fille.


Notre mère n'a jamais caché sa préférence pour les garçons. Aussi, son dernier rejeton, pas forcément attendu, pas forcément programmé, fut-il par elle accueilli comme un don du Ciel parce que c'était un garçon. Il est vrai que tout seul je ne pouvais pas combler son désir en ce domaine. Je voyais donc plutôt d'un bon œil la perspective de partager un amour maternel tellement intense, et parfois même un peu beaucoup envahissant.


Cependant le destin, avec ses relents mortifères, a semé des malaises, des arrêts cardiaques et respiratoires sur le parcours du dernier né, dès les premiers mois de son existence. Le médecin appelé en urgence, un jeune remplaçant à peine sorti de la faculté de Médecine, s'est affolé et a affolé toute la tribu en déclarant : « Madame, votre enfant pourrait vous mourir entre les bras à n'importe quel moment ! ». Aujourd'hui je me dis qu'il devait s'agir de vulgaires spasmes du sanglot, spasmes qui n'ont jamais causé la mort de personne. Et le bougre a bien grandi, bien forci, sans être asthmatique il est devenu solide comme un roc, toujours prompt à en découdre pour protéger les opprimés. Il a su respirer la vie à pleins poumons pendant plus de 65 années.


Durant toute sa petite, moyenne et grande enfance, a couru la prescription médicale selon laquelle il ne fallait surtout pas le contrarier. Prescription suivie à la lettre par les parents. On peut aisément imaginer, quand on connaît ses pouvoirs de séduction, sa finesse et son intelligence, combien il a su profiter de l'aubaine, exploiter cette opportunité, jouir de cette faveur. Par conséquent il a fait à peu près tout ce qu'il voulait, sachant que les sanctions punitives ne suivraient pas.


Pour lui j'étais « son frangin ». Pour moi il était « mon p'tit frère ». Ah ça oui ! Je ne me suis pas gêné pour le contrarier, avec menace de représailles sévères en cas de mouchardage. je l'ai contrarié maintes fois allègrement, et même assez brutalement, en contre-partie des nombreux services qu'un grand frère peut rendre à son cadet. Et cela, évidemment en cachette des parents. C'était notre secrète entente, le support de notre relation fraternelle et affective.


Une fois adultes, nous avons régulièrement fait notre show, à nous deux, lors des repas de famille. Les voix et les rires raisonnaient dans les lieux, y compris dans les restaurants. Tous les sujets de conversation, à de rares exceptions près, étaient tournés en dérision, tous les membres de la tribu se retrouvaient sur le gril les uns après les autres. Nous n'étions jamais à court de mauvais bons mots ni de provocations outrancières. Il fallait aller chercher le sérieux jusqu'au deuxième, voire troisième degré dans le lourd fatras de nos vannes à deux balles.


Mon p'tit frère, c'est ici et maintenant, dans cette salle pleine à craquer, que je dois te dire « au revoir », et sûrement pas « adieu ». Malgré tes efforts, ta volonté et ta ténacité, tu n'auras pas réussi à te maintenir en vie jusqu'à notre repas de fratrie annuel. Tu n'étais pas venu chez moi depuis si longtemps et tu ne verras pas ma maison fraîchement rénovée. C'est là un bien mauvais gag que Dieu t'a concocté, à dix jours de l'échéance, et que nous ne trouvons pas drôle. Le repas se fera en ton absence mais tu y seras présent crois-moi. C'en est fini désormais de nos déconnages, de nos délires et pitreries en duo. Cela provoque forcément du manque et de la tristesse mais je te promets de continuer à donner la priorité au rire sur les larmes, aux bons souvenirs sur les regrets.

Tout là-haut dans le Ciel, je vois notre bon Saint Pierre se marrer comme un bossu en t'écoutant lui relater tes innombrables faits d'armes, avec cette auto-dérision, cet humour caustique mais jamais infamant, cette voix tonitruante qui roulait les « r » comme les vieux paysans morvandiaux, et cet accent incomparable du terroir. Tu es bien foutu de lui faire oublier que tu n'étais pas un saint, que tes péchés n'étaient pas seulement véniels. En tout cas nous te les pardonnons parce que tu avais le cœur sur la main, le souci permanent de rendre service aux autres, de nombreux amis dévoués et fidèles, et des vices qui n'ont jamais poussé quiconque à te haïr. Parce que sous ton ironie et ta simplicité se cachait une véritable grandeur d'âme.


Je te salue mon p'tit frère ! Je préfère te dire : « Pense à moi dans tes prières ! » plutôt que : « à très bientôt j'espère !».

Crématorium de R. le 10 mai 2017

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