Je cria de plaisir

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Je dois avouer qu’être rejetée ainsi par Teshastories, que je pensais mon amie en dépit de sa grande célébrité chez les ados humains, m’a fait plus de mal que je ne l’aurais cru. On dit que les perædhil – surtout les jeunes – sont très sensibles, et qu’ils peuvent avoir le cœur brisé pour rien du tout. Je ne pense pas être atteinte de muil pour autant, mais à chaque fois que j’y pense, ça me fait si mal à la poitrine que je suis obligée de m’asseoir une seconde. Et j’ai perdu l’appétit. Je ne mangeais pas beaucoup avant, déjà – comparé à Sheol et surtout Shelwë, qui ne fait que s’empiffrer à longueur de journée – mais maintenant, je n’ai plus envie de rien.

On pourrait croire que mon frère, qui a tout de même réussi l’exploit d’avoir deux amis entièrement humains et qui se fait régulièrement inviter chez des gens random, est au-dessus de tout ça. Mais franchement, il a l’air aussi atteint que moi. Lui, d’habitude si gai et hyperactif, toujours le premier à raconter des histoires rocambolesques et à monopoliser l’attention à table, apparaît muet comme une carpe et éteint comme une luciole en fin de saison. Il a le teint terne et les oreilles basses. Premier-Père commence à trouver ça louche. Il nous observe du coin de l’oeil, constamment. Maman, fidèle à son habitude, n’a rien remarqué.

On voulait juste aider. Sauver une pauvre fille de l’esclavage chez les sombres cousins. Sauf que, visiblement, elle apprécie cette situation.

C’est alors que j’ai l’illumination. Le luith. Cette fille est victime de luith. Forte de cet éclair de compréhension, je me précipite dans la chambre de mon frère.

Caëlurín occupe la meilleure chambre de la maison. Quand les parents se sont installés à Pangu, maman n’avait pas encore donné naissance à sa dernière portée. Caël s’est donc approprié l’une des meilleures pièces que Premier-Père avait configurée, tout naturellement. Elle se trouve dans l’aile ouest, celle qui fait face à la direction de Tyrn-an-naggh, et au coucher du soleil qui, sur Pangu, est orienté du même côté que sur Ælda et Terra. Située sur une branche qui se trouve à quatre mètres et demi du sol, elle bénéficie d’une certaine intimité. Ses parois se rejoignent à quatre mètres en hauteur et elles sont pour moitié transparentes, ce qui permet à Caël d’avoir une vue imprenable sur les arbres de la forêt alentour. En ce moment, puisque c’est la saison pendant laquelle les feuilles rougissent et tourbillonnent, la vue est de toute beauté. Mais tout cela est gâché par les immondes images en 2D de machines spatiales que Caël a collé sur les vitres en verre délicat de Kharë. La pièce est étroite et petite, ce qui lui confère un côté douillet, renforcé par le tapis épais et moelleux qui recouvre un plancher pas très net, car Caël fait rarement le ménage. Son lit est posé contre la paroi du fond, triangulaire, occupée par des étagères où trônent de rares livres. Mon frère ne lit presque pas. Mais il écoute beaucoup de musique, comme les parents. Faute d’avoir un véritable khangg ældien, bien protégé entre les lianes et les branches, Caël possède une couchette peu confortable. C’est lui qui a insisté pour avoir un mobilier de cabine spatiale, comme les humains. Cependant, on lui a collé une plante en pot derrière, pour que ça ait l’air d’un vrai lit. Il est constamment défait, encombré de bricoles, de paquets de rations militaires et de pièces de mécanique – le tout enfoui dans des draps à l’aspect défraîchi et couverts de poils noirs et blancs, car Caël, dont le panache est particulièrement impressionnant, fait sa mue chaque automne. Je crois que mon frère veut se donner un air un peu baroudeur, genre naute au long cours. Tout ça à cause des histoires dont Second-Père l’abreuve depuis qu’il est hënnel. Mais il dort peu dans sa chambre. La plupart du temps, il squatte chez ses amis humains et occupe leur lit, à la grande honte de Premier-Père. Caëlurín est tout à fait sans gêne. Il rentre chez les gens sans y avoir été invité et se sert de dwols d’illusion pour se faire accepter. Il a toujours fait ça, depuis qu’il est tout petit. Le nombre de fois où les parents ont dû aller le chercher chez des inconnus !

Pour l’heure, il est dans sa chambre. Il relève la tête en me voyant et fait mine de me feuler au visage.

— Eh, tu pouvais pas frapper ?

— C’est important, Caël.

— Ça ne t’empêche pas de frapper. J’aurais pu être en train de faire des choses qu’une hënnelleth de ton âge ne doit pas voir !

Je le regarde avec une moue de dégoût. Une expression typiquement humaine, que j’ai apprise en copiant Yamfa, la meilleure amie de Caël.

— Tu m’as dit que t’avais pas encore eu tes fièvres. Et tu seras pas le premier mâle que j’aurais vu en train de se triturer la biroute ! Tu le fais dès qu’on regarde un film, je te signale. Tu ne t’en rends pas compte ?

— Non. Et les fièvres pourpres, j’aurais pu les avoir eu, entre-temps.

— Je crois pas, non. Toute la famille serait au courant. Et on t’aurais enfermé dans une pièce spéciale.

— N’importe quoi ! Est-ce qu’on a enfermé Niním, quand ça lui est arrivé ? proteste mon frère.

Mais je vois qu’il n’est pas sûr de lui. Alors j’y vais à fond.

— Niním, c’est spécial. Il est plus raisonnable que les autres perædhil. Il a un grand contrôle sur lui-même, d’ailleurs, c’est pour cela qu’on l’a envoyé étudier chez le grand Edegil Arhael. C’est un génie. Mais toi, Caël… tu es un idiot, et tu es aussi trop impulsif. Du coup, quand tu auras tes chaleurs, on t’enfermera dans une pièce pour éviter que tu ne t’enfuie en recherche de femelles et provoque une catastrophe.

Ma plaisanterie suscite une réaction disproportionnée chez mon frère. Je vois qu’il prend peur et se demande si on va réellement l’enfermer. Pour lui qui passe la majeure partie de son temps dehors, ce serait une terrible punition ! Alors, je lui avoue que je le fais marcher, ce qui ne le rassure qu’à moitié.

— Je suis venue pour parler de Teshastories, lui dis-je pour capter à nouveau son attention. Je pense qu’elle est victime de luith.

— De luith ?

— Oui. Elle doit être sous l’emprise du dorśari qui l’a capturée ou achetée. Du coup, elle s’imagine qu’elle apprécie la situation, et refuse la main qu’on lui tend pour la sortir de cette enfer.

Mon frère me regarde, le regard aigu et vert. Je constate que j’ai toute son attention.

— C’est encore plus horrible que je ne le pensais… qu’est-ce qu’on peut faire, d’après toi ?

Je soupire et m’assieds sur le lit.

— Je ne sais pas trop. Elle m’a bloqué, ce qui veut dire que je n’ai plus accès à son profil… Je ne peux même pas continuer à lire son histoire.

— On peut demander à Lathé de bidouiller quelque chose, propose Caël. Tu sais qu’il est très fort, pour craquer les codes de la Crypte. Je doute qu’un petit réseau social comme NoveRep lui résiste !

— Je ne veux pas lui en parler. C’est un dorśari, tu te rappelles ? Il trouvera ce qu’écrit Teshastories très bien, et si ses réactions face aux humiliations et aux mauvais traitements lui plaisent, il proposera de la racheter.

Je me fige. La voilà, la solution ! Demander à Lathelennil de se créer un compte sur NovaRep pour entrer en contact avec Teshastories. Il écrit, en plus !

Malheureusement, cette fois, mon frère n’a plus l’air de partager mon avis.

— Mais Oncle Lathé a juré à maman qu’il n’aurait plus jamais d’esclave, maugrée Caël, ennuyé. Ce serait moche de notre part de le tenter !

— C’est pour la bonne cause.

Caël relève les yeux vers moi. On dirait Dio, quand il quémande un os.

— Tu crois ?

— J’en suis sûre. Bien entendu, on prend un risque. Mais il faut aider cette pauvre fille. C’est notre devoir, en tant que semi-ældiens. Rappelle-toi ce que dit Premier-Père…

Si chacun dans la galaxie acceptait d’aider son voisin au lieu de tourner le dos, alors, Naeheicnë ne trouverait plus à se nourrir, et la guerre disparaitrait, récite mon frère.

Depuis tout petits, lui comme moi sommes abreuvés des « perles de sagesse » de Premier-Père, comme les appelle ironiquement notre mère. C’est le moment de les mettre en pratique.

Justement, Second-Père doit venir, ce soir. Il va passer un peu de temps avec nous, entre deux expéditions lointaines. Maman est toute fébrile. Elle essaie de le cacher, mais je vois bien qu’elle est contente de le voir. Cela fait au moins six cycles pangusiens que Lathelennil n’est pas revenu.

Premier-Père a l’air content également. Je l’entends proposer à maman de les laisser seuls ce soir en allant dormir sur son cair. Encore un détail difficile à comprendre pour les humains… Je décide de ne pas le faire apparaître dans mon journal. C’est déjà assez d’avoir perdu mon unique amie, et la seule qui lisait mes histoires.

— Non, reste dormir avec nous, susurre maman. J’aime bien vous avoir tous les deux...

— J’aime bien aussi, lui murmure Premier-Père.

Et il l’embrasse. Avec la langue. Berk !

Je les interromps en déboulant dans la cuisine, l’air de rien.

— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ? fais-je en ouvrant le frigo.

Cette machine est une antiquité récupérée sur une épave. Mes parents l’ont repeint en rouge et exposé au milieu de la pièce où l’on prend la majorité de nos repas. Ils en sont très fiers. Ils le montrent à tous leurs invités, humains comme ældiens, en leur expliquant que c’était là-dedans qu’on stockait les aliments, avant la création du syntoniseur et de la nanomolécularisation, sur Terra.

— Du faux-singe braisé au feu de wyrm et du coimas, m’apprend maman. Avec du gwidth de cuvée spéciale.

Je devine qu’elle a mis les petits plats dans les grands pour la venue de Lathé.

— J’espère qu’il ne va pas venir avec sa garde rapprochée, murmure-t-elle rapidement à Premier-Père.

Ce dernier lui répond du frigo, qu’il inspecte avec satisfaction.

— Tu sais bien que ce sera forcément le cas. Lathelennil est le prince d’une grande maison, Rika. C’est normal que les meilleurs chasseurs de son ost l’accompagnent.

— J’ai vraiment du mal avec ses cousins consanguins ! Ils se ressemblent tous.

— Ils resteront monter la garde dehors.

— On les a invités à entrer, la fois dernière… Ils vont venir ici, c’est sûr ! Lors de leur dernière visite, Cerin a fait la tête pendant des semaines. Je crois que l’un d’eux s’est mal comporté avec elle...

Premier-Père ne répond rien à cela. Que dire ? Pour moi, ça ne change rien. Les cousins de Second-Père sont trop nobles et arrogants pour faire attention à moi, une semi-humaine bicolore. Ils tolèrent maman car c’est la femelle de Second-Père, et surtout parce qu’elle a prouvé sa valeur à Ymmaril en gravissant les échelons de la hiérarchie servile, mais c’est tout. Moi, ils m’ignorent complètement. Tant mieux.

— Cerin n’est plus là, réponds Premier-Père en se retournant. Elle n’éveillera plus la convoitise de ces chasseurs.

Maman fait un geste peu discret dans ma direction. Premier-Père baisse les siens, puis il secoue la tête, très vite.

Aucun risque. Voilà ce qu’il pense. Quel ædhellon digne de ce nom s’intéresserait à une bicolore ?

Je fais comme si je n’avais rien vu. Cela vaut mieux. J’attrape une bouteille de jus de Lomë et l’emporte dans ma chambre. Avant de fermer la porte, j’entends mes parents chuinter. Ça chauffe un peu.

Je rallume mon écran et retourne à ma lecture en cours. Avant de me lancer, je jette un coup d’oeil à mes vues : je stagne à 970, chiffre qui est dû surtout à mes nombreuses corrections. Pas de nouveau commentaire. En revanche, la fille qui s’est inscrite à un concours en même temps que moi, et que je suis, est assidûment lue par la créatrice du dit concours. Est-ce normal pour une organisatrice de concours de prendre partie ainsi pour l’une des participantes ? Probablement. La vie est injuste, c’est une loi universelle. Les petits, les faibles et les laids sont écrasés par les grands, les beaux, les puissants. C’est pourquoi Second-Père ne sera jamais monarque, et qu’il ne dirigera jamais sa propre armée. C’est aussi pour cela qu’il a pour compagne une humaine, et non une ældienne. Quelle elleth voudrait de lui, un bicolore ?

Je me mets à lire mon chapitre. Il y a une scène de sexe au lycéeum avec un semi-orc. Les centres de formations pour jeunes humains sont très libres de mœurs, à Arkonna, beaucoup plus qu’ici, sur Pangu. À cause de mon apparence, je suis scolarisée à la maison, mais Caël, le seul à avoir fréquenté une école humaine, m’a expliqué que le jour où il était sorti tout nu de la douche après le sport, on l’avait exclu. Les parents ont été convoqués et ils ont dû s’excuser. Quant à Caël, on l’a forcé à suivre un stage de reformation citoyenne. Mais sur Arkonna où beaucoup de jeunes humaines sont violées par des semi-orcs dans les toilettes, cela ne pose aucun problème. Il y a beaucoup de semi-orcs, d’ailleurs, et ils sont tous scolarisés. C’est assez étrange, lorsqu’on sait que les exos sont exclus de la citoyenneté sapiens. Comment arrivent-ils à se mêler à la populace, avec leurs yeux rouges, leur peau grise et leurs grandes dents ?

Heureusement, ils semblent très acceptés, ce qui est une preuve éloquente de la réussite des valeurs d’intégration républicaine. La jeune fille violée dans ce chapitre, qui a un nom ældien d’ailleurs, Erryn, apprécie beaucoup ce moment intime avec ce semi-orc. Je relève une petite faute : Je cria de plaisir. Mais j’hésite à la signaler. On pourrait dire que je cherche de l’attention, ce qui n’est pas le cas. Et puis, elle est humaine : elle écrit sûrement mieux le Commun que moi. Je la laisse, donc, et poursuis ma lecture, sans oublier de voter, à la fin.

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