Je m'assis près d'un arbre et pleura

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—Qu'est-ce que tu fais ?

C'est encore mon idiot de frère. Le panache conquérant, il entre dans ma chambre comme s'il était chez lui.

— Je suis occupée, Caël. Ma porte était fermée, tu ne l'as pas remarqué ?

Mon grand frère (de portée différente) hausse les sourcils, affichant cet air innocent qu'il sait prompt à conquérir son monde. Beaucoup d'idiots y ont succombé, y compris des profs, à l'école humaine. Mais moi, je ne mange pas de ce pain là.

— Tu fais quoi ? répète-t-il.

Lourdingue comme jamais, il s'approche de la petite table qui me sert de bureau et s'assoit dessus. Il n'y a pas beaucoup de tables, chez nous, surtout de cette taille là. Mon frère se penche sur ma tablette holo, jette un œil sur le lutrin que j'ai reçu pour mon anniversaire et la plume à graver qui l'accompagne.

— J'écris un livre, lui apprends-je d'un ton docte.

Son air ahuri manque de me faire pouffer.

— Un livre ? Mais pourquoi faire ?

— Pour passer le temps. M'amuser, et trouver des lecteurs.

Devenir célèbre, peut-être. Être remarquée, et publiée dans une grande maison d'édition républicaine, qui diffusera mes histoires dans toute la Voie.

Caëlurín se penche sur mon gros grimoire en peau de daurilim.

Journal d'une jeune écolière sur une colonie agricole... Franchement, qui va lire ça ?

— Il y a plein de gens qui aimeraient savoir comment on vit, sur une colonie éloignée comme Pangu. Pense à tout ces gens qui vivent sur Arkonna, par exemple, et n'ont jamais vu un arbre.

Mon frère affiche un air dubitatif.

— Qui ? Personne, à mon avis. T'as combien de lectures ?

— 970, lui annoncé-je, non sans fierté.

— Et combien de commentaires ?

— Euh... attends.

À dire vrai, et malgré le nombre de « vues », il n'y a que trois personnes qui lisent mon journal. L'une le fait par réciprocité, parce que je suis passée annoter son histoire de lycéenne bizutée. L'autre lecteur est venu dans l'espoir que j'aille lire son histoire, puis il a arrêté en se rendant compte que je n'y allais pas. Enfin, le dernier apparaît et disparaît de manière aléatoire et sporadique. Aucun ne m'a jamais laissé de commentaire dithyrambique. En général, ce sont plutôt des remarques passe-partout, pour me montrer qu'ils ont réussi à lire sans s'endormir. C'est déjà bien.

— En fait, personne ne te lit, conclut diplomatiquement mon frère.

Une fois de plus, Caël a bien résumé la situation. Il est intelligent, mon frère. Il a des côté bébêtes, bien sûr, mais il est malin. Rusé comme un dorśari.

— Et sinon, continue-t-il, qu'est-ce que tu racontes, là-dedans ?

Je soupire et ouvre mon dernier chapitre, que j'étais justement en train de retranscrire en bon et honnête commun républicain.

Aujourd'hui, trois carcadanns se sont échappés. Notre voisin est venu prévenir papa et maman aux aurores, avant même le lever du soleil...

Caël m'interrompt.

— Tu parles de Manami Hisashi ? Ou de Salif Dibate ?

Je roule des yeux.

— Hisashi. Pourquoi ?

— Pour savoir. J'ignorais que des carcadanns s'étaient échappés, ce matin.

— Cette entrée date d'il y a deux jours.

— Ah...Ok.

Je continue.

Deux juments ont brisé la clôture séparant leur pré des terres des Manami, et s'y sont échappées. L'étalon dominant le troupeau s'est aussitôt précipité pour les ramener : ce sont ses hennissements qui ont alerté notre voisin.

— Papa n'a rien entendu ? C'est bizarre.

— Il était dans l'Elbereth, occupé à faire je ne sais quoi. Il devait écouter de la musique humaine, tiens.

— Ah, ok, répète Caël, un air idiot sur son visage bronzé.

Il se gratte la pointe de l'oreille et ramène une mèche de cheveux blancs derrière.

— Tu ferais mieux de raconter des trucs plus intéressants, me conseille-t-il. Tiens, les expéditions d'Oncle Lathé dans la Bordure Extérieure ! Ça, c'est passionnant.

Je me tourne pour lui faire face, les sourcils froncés.

— Tu me vois diffuser partout sur le Réseau que notre Second-Père est un pirate qui met la galaxie à feu et à sang, tue et esclavagise des gens lors de ses raids meurtriers ?

— Il ne le fait plus depuis longtemps, ça, m'apprend Caël.

Je vois à la lueur inquiète dansant dans ses iris vertes qu'il est lui-même peu convaincu.

— Ce qu'il fait reste malhonnête. Et il est non-sapiens. Je pourrais être dénoncée, et on ira tous en colonie pénitentiaire. Ou pire.

Caël laisse échapper un soupir sonore.

— Et du coup, tu t'auto-censures et ne racontes que des trucs insignifiants... Tu m'étonnes, que tu ne trouves pas de lecteurs ! Je suis sûr que beaucoup de jeunes filles humaines aimeraient pouvoir s'identifier à une semi-ældienne qui doit vivre cachée. Y a plein de gens qui souffrent de cette dictature qui nous sert de gouvernement, y compris des humains... Ah tiens, pourquoi ne pas publier pour des ældiennes de ton âge, comme celles qui vivent sur le Ráith Mebd ?

— Les ældiennes des vaisseaux-mondes n'ont pas accès à la Crypte, je te rappelle. Et leur vie est trop éloignée de la mienne. Quelles sont les aspirations d'une jeune ædhelleth de mon âge, à ton avis ?

— Bah j'en sais rien, moi, réplique Caël, plus balourd que jamais. C'est pas moi, la femelle !

— Elles ne pensent qu'à trouver un mâle prêt à s'accoupler, ou aux prochaines chaleurs de celui qu'elles ont déjà repéré. Qui a le plus beau panache, et quand arrivera enfin le moment de le lui couper ! »

Ce seul rappel de sa condition de mâle encore panaché fait rougir les oreilles de mon imbécile de frère. Il ne fallait que ça pour le faire battre en retraite !

Du moins le croyais-je. Car, après quelques circonvolutions douteuses dans ma chambre, il se pose sur le lit. Mon lit.

— J'espère que tu ne les as pas, tes fièvres, insisté-je dans l'espoir de le faire fuir définitivement. Je veux pas de tes phéromones de mâle en rut sur mon lit !

Caël rougit encore, mais il me lance un sourire innocent.

— Je les aient pas encore eues. C'est pas pour tout de suite, d'après ce que dit Oncle Lathé ! Il paraît que chez les perædhil, le développement est plus long.

— Second-Père est physiologiste, peut-être ?

— Bah, il a tout de même quelques bonnes centaines de millénaires au compteur... Il doit connaître, non ?

— Il ne connaît que ce qui a trait aux tueries, à la magie noire, aux drogues et aux orgies. Arrête d'écouter son avis comme si c'était la parole de l'Omniscient. Tu vas t'en mordre les doigts.

Cette fois, Caël fronce les sourcils. Il n'aime pas qu'on critique son héros.

— C'est ton père...

Second-Père. Et cela n'infirme en rien ce que je viens de dire.

Pour faire diversion, et signifier à Caël qu'il est temps de quitter ma chambre, je me mets à lire ostensiblement une histoire sur Novelia Republica, le réseau social de conteurs le plus populaire sur le Réseau actuellement. J'ai eu la chance d'échanger quelque fois avec son auteure. Malgré ses milliards de vues, Teshastories reste très abordable. Elle m'a donné pleins de conseils pour m'améliorer et me faire connaître. Dans son dernier message privé, elle m'exhorte à la patience :

Tu verras, tu finiras par trouver des lecteurs, toi aussi (suivi d'une petite étoile). Bon, ce que tu écris est un peu « niche » (après tout, la non-fiction agricole est un style comme un autre), mais je suis sûre qu'il y a aussi du public pour ça...En attendant, tu peux aller lire le dernier chapitre de mon journal pour trouver des idées !

Je la remercie en allant lire un chapitre de plus sur ses histoires à billions de vues. Naviguant entre les « la suite ! » impérieux de fans éplorés qu'elle n'ait pas mené à son terme son prometteur récit de vampires lycanthropes (une créature du folklore humain antique), je clique sur sa nouvelle histoire. Caël est juste derrière moi, attentif comme un chasseur à l'affût.

Moi, Nalie, 12 ans, capturée et violée par les orcanides..., lit-il à haute voix, ses pupilles oblongues réduites à un mince filament noir.

Tout de suite, Caël se redresse, outré. Je peux sentir sa colère me brûler les veines. Il est fou furieux.

— Dans quel système se trouve cette Nalie ? rugit-il. Il faut venir à son secours ! Mais que font tous ces gens, à lire ses appels à l'aide sans rien faire ?

Je jette un œil à mon pauvre frère. La fourrure de sa queue est toute hérissée, et ses oreilles plaquées au crâne. On dirait qu'il vient de toucher la clôture invisible qui isole le domaine (ce qui lui est souvent arrivé, il faut l'avouer).

— Ce n'est pas la réalité, Caël, le préviens-je. C'est une fiction. Une histoire.

— Mais alors, s'écrit-il, indigné. Elle ment !

Le mensonge. Impossible, pour un ældien qui prend tout au premier degré comme mon frère. Et encore, ce n'est qu'un perædhel. S'il montrait ce récit à Premier-Père...

— Elle écrit cela pour s'amuser et divertir les autres, lui dis-je. C'est tout. Ce n'est ni un mensonge, ni la réalité.

— Mais elle a écrit Moi, Nalie...

— Pour que le lecteur puisse plus facilement s'identifier et rentrer dans l'histoire, voilà tout.

— Mais c'est une horrible histoire ! s'excite Caël. Être capturée et violée par des orcanides, c'est ce qui peut arriver de pire à une femelle ! Tu n'as jamais entendu l'expérience de notre demi-sœur Erenwë, et la façon dont elle a endwollé tout un équipage orcanide sans pouvoir dormir pendant un cycle entier, afin d'épargner ce sort ignoble à sa jumelle ?

Je connais cette histoire, qui fait partie de la mythologie familiale. J'en connais même une que Caël ignore : celle où maman a failli se faire violer par le chef orc Krorgo... C'est d'ailleurs pour cette raison que je ne sélectionne pas ce récit, trop proche, à mes yeux, d'une sombre réalité. Je passe au suivant.

Il ne reste plus que le récit de vampires lycanthropes. J'ignore ce que ces deux mots veulent réellement dire, mais je suis toute prête à l'apprendre. Derrière moi, Caël s'est rassis, tout fulminant. Il a du mal à redescendre.

Je m'assis près d'un arbre et pleura.

C'est ainsi que commence ce récit. Cette phrase m'en évoque une autre, issue d'un roman antique lu il y a longtemps, que j'avais pioché dans la bibliothèque de Premier-Père. Elle s'assit près de la rivière Piedra et pleura, ou quelque chose de ce genre. Sauf que là, c'est « je m'assis ». Je ne suis pas trop sûre de la concordance des temps. Mais peu importe. Ce paragraphe, ce chapitre, ont reçu des milliards de commentaires élogieux. Fidèle à l'adage républicain stipulant qu'il faut toujours suivre l'avis du plus grand nombre, je continue, confiante.

— Tiens, fais-je à mon frère. Ce récit raconte la captivité d'une esclave humaine chez les sombres cousins.

Les mots clés servant à classer l'histoire parlent de « vampire lycanthropes », mais pour moi, le message est clair : cette fille parle des ældiens dorśari sous couvert de termes valises, pour éviter la censure. Après tout, d'après le dico de la Crypte, « vrucolac » et « werwulf » sont d'anciens termes pour désigner le Peuple. Intéressé, Caël se met à lire avec moi. Les humiliations qu'on fait subir à cette pauvre fille sont révoltantes, et j'ai souvent honte d'en lire le menu détail avec mon frère, mais, finalement, elle s'en sort plutôt bien. Rien à voir avec ce qu'à enduré notre mère, encore, lorsqu'elle était captive à la Cité Noire d'Ymmaril...

— Je pense que ce récit a été censuré par la Crypte, conclut Caël avec expertise.

— Tu penses donc que ce n'est pas une fiction ?

Mon frère aîné se tourne vers moi, une lueur intelligente dans ses yeux vert alcool.

— Je serais prêt à le jurer sous notre arbre-lige, m'assure-t-il. Cette fille est bien trop renseignée sur notre espèce. Si elle n'était pas actuellement captive chez eux, comment pourrait-elle en savoir autant sur les dorśari ? Jusqu'à leur façon de se nourrir, et leur cycle reproductif ? Regarde, elle parle bien des fièvres pourpres, non, en parlant de chaleurs ? Et ils ont une queue !

— Elle n'en parle pas vraiment. Et les humains ont beaucoup d'imagination, tu sais. Et de la ressource. Elle aurait pu faire une recherche dans les archives de la Crypte, pour son histoire.

— Maman m'a dit que tout ce qui avait trait aux ældiens a été classé confidentiel par le SVGARD et que, à moins d'être un hacker chevronné comme Oncle Lathé, il est impossible d'y accéder.

— Peut-être que cette Teshastories connaît un hacker chevronné, justement. Peut-être même qu'elle en est un.

Caël secoue sa longue crinière blanche, avant de la passer en arrière d'un geste excédé.

— Je pense pas. Tu devrais lui écrire. Demande-lui comment elle a su, pour les ældiens unseelie. C'est comme ça que les humains les appellent.

Il n'a peut-être pas tort. Peut être que Teshastories envoie un message caché, et qu'elle a besoin d'aide, effectivement...J'ai suffisamment échangé avec elle pour me sentir autorisée à lui parler franchement. Sur la suggestion de mon grand frère Caël, je lui écris donc :

« Comment as-tu su, pour l'existence des unseelie ? J'ai bien compris que c'est d'eux, dont tu parles dans ton histoire sur les vampires lycanthropes. Je suis semi-ældienne moi-même. Je connais bien les problèmes posés par les sombres cousins... Les « vampires lycanthropes », comme tu les appelles. N'est-ce pas l'équivalent sombre des « chats singes sylvestres », ainsi que vous autres humains nommez notre espèce ? Envoie-moi une étoile si tu as besoin d'aide, et ta localisation dans un autre message. Mon frère (perædhel et de confiance) a un astronef, qu'il dit prêt à décoller. On peut venir te chercher. Tiens moi au courant. »

Caël et moi attendîmes la réponse durant des heures, dans un état d'excitation fébrile qui nous empêcha de prendre toute nourriture ou boisson. Très inquiet (il paraît que les hennil s'excitent vite), Premier-Père nous surveilla pendant tout le repas, avant de nous prendre à part pour nous poser des questions que nous eûmes bien du mal à esquiver. Enfin, une fois tout le monde reparti à ses activités, Caël se faufila dans ma chambre.

— Alors ? Elle t'as répondu ?

Catastrophée, je me tournai vers mon frère.

— Elle m'a bloquée.

— Bloquée ? Comment ça, bloquée ?

— Elle m'a envoyé un message me traitant de folle... puis elle m'a bloquée. Je n'ai plus accès à son profil, ni à ses histoire. À plus rien, en fait. Elle m'a dit : va quémander de l'attention ailleurs, pauvre folle.

Rhach ! pesta mon frère, crocs apparents, son beau visage déformé par la déception.

Une fois de plus, les humains nous avaient craché au visage.

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